assauts, et enfin les constructions nouvelles, n’ont laissé, de l’époque romaine, aucun édifice, aucun emplacement qu’on puisse reconnaître. Quelques débris informes et quelques monnaies sont donc les seuls indices de cette domination.
Brousse se compose : du château tort, qui est encore entouré des murailles dans lesquelles l’ancienne ville était resserrée; on le voit s’élevant sur un rocher, dans le côté droit de notre dessin.
Au-dessous du château fort s’étend la ville proprement dite, et enfin le faubourg qu’on nomme Murad-Mahalessn
On compte â Brousse environ 80,000 habitants, dont 60,000 Turcs ou musulmans, 7 ou 8000 Arméniens, qui habitent le côté est de la ville, sur les derniers coteaux de l’Olympe ; les Grecs, population flottante de Λ à 5000 âmes, se trou
vent au-dessous du quartier arménien, dans la partie basse de Brousse qui touche la plaine, tandis que les juifs, au nombre de 2 ou 3000, sont refoulés vers la pointe occidentale. Cette situation topographique des populations soumi
ses, des rayas ou sujets, correspond parfaitement à leur position sociale dans l’empire. En effet, les Arméniens par leur intelligence et leur adresse, sont les plus considérés, et souvent ils arrivent à de très-hauts emplois dans l’administration. Les Grecs font pour la plupart le métier de domes
tiques, tandis que les juifs, avilis et méprisés, ne s’occupent que du plus bas commerce.
Cette ville, par son importance, est le chef lieu d’un pachalik de premier ordre et d’un métropolitain grec et arménien. A part les mosquées, les tombeaux et les bains, qui sont des édifices d’un haut intérêt, on ne trouve à Brousse aucune beauté architecturale à la manière des villes d’Italie, par exemple ; mais sa beauté naturelle peut remplacer toutes les autres. Les maisons sont de véritables chalets, peints en rose, en vert, en jaune ou en bleu ; la plupart sont entourées d’arbres immenses, couvertes de vignes et de plantes grimpantes, tantôt suspendues sur des ravins magnifiques où roulent des torrents, tantôt groupés sur des gradins de rochers, derrière lesquels s’étend l’immense rideau bleu de l’Olympe, ou la riche vallée du Niloufar.
Et quelle population magnifique, quels pittoresques cos tûmes! C’est toujours cette grande race asiatique, si fière,
si noble et si luxueuse. La branche principale d’industrie est la soie, dont on suit toutes les phases depuis la culture des mûriers et l’éducation des vers , jusqu’à la fabrication des tissus la plus complète; aussi est-ce une source de ri
chesse pour ce pays aussi renommé par son genre de soieries que Damas l’est pour le sien.
Brousse, au dire des historiens, possédait jadis trois cent soixante-cinq mosquées ; aujourd’hui le nombre en est ré
duit, mais on compte encore cent soixante-quatorze djarni (mosquées à minaret) et vingt-quatre metjid (chapelles sans minaret), quatorze tcharchi ou bezestin (marchés d’étoffe et d’antiquailles), et dix-huit khans ou kiarvan serai. Les bains sont innombrables, et à bien dire, grâce aux sources chaudes et froides de l’Olympe transportées par des canaux dans tous les quartiers, chaque maison peut avoir sa fontaine et son bain.
Parmi toutes ces mosquées, neuf méritent d’être décrites comme des modèles de l’art turc et persan. La grande mosquée Olou-Djami, celle qui présente, non pas le plus beau caractère, mais le plus original peut-être, s’élève au centre de la ville et sur son point culminant. C’est un vaste édifice quadrangulaire, dont le plan ne ressemble à aucun de ceux des mosquées de Brousse, et diffère essentiellement de celui de Sainte-Sophie. On peut le regarder comme spécial au système d architecture des premiers temples de l’islamisme. Sa surface est un carré de 100 mètres de côté en
viron, divisée en vingt-cinq compartiments égaux marqués par seize piliers qui soutiennent vingt-quatre coupoles en pendentifs. Celle du centre n’est recouverte que par un dôme en treillis de fer qui laisse voir le ciel, qui laisse pé
nétrer le soleil et la fraîcheur ou la pluie , laquelle tombe alors dans un magnifique bassin de marbre blanc placé des
sous. Ce bassin, d’où s’élance un jet d’eau, au lieu d’être creusé dans le pavement, s’élève au-dessus en vasque octogonale, et contient des poissons que les musulmans respec
tent et regardent comme sacrés. Bien n’est plus oriental et plus pittoresque à la fois, et ce murmure de l’eau sous les voûtes profondes, cette nature animée à côté de l’architec
Nous citerons ensuite, comme une des plus intéressantes pour l’archéologue, la mosquée d’Ildirim Baïezid, puis celle d’Emir-Sultan, située au sommet d’une colline, au milieu d’un bois de cyprès et de grenadiers qui domine toute la vallée ; enfin, à côté de cette dernière, la plus belle et la plus riche de toutes, la mosquée de Mohammed 1er, fils d’Ildirim. Elle porte aussi le nom de Yeschil-Djami, Yesehil-Imaret, la mosquée ou fondation verte. Au point de vue de l’art purement oriental, on doit la préférer aux mos
quées de Constantinople. Devant la façade, ombragée par un platane gigantesque qui vient encore ajouter sa variété d’ombre, de forme et de couleurs aux grandes lignes de la porte d’entrée, jaillit une fontaine renommée dans le pays pour la pureté et la douceur de son eau. La grande porte, qui a huit mètres et demi de haut, est un chef if œuvre d’é
légance; élevée jusqu’au faîte de la façade sur laquelle elle se détache en avant-corps par un cadre de marbre louge, elle mérite toute l’attention des artistes, et j’en ai soigneu
sement pris, le dessin comme d’un remarquable spécimen
de l’art oriental. Une inscription arabe sculptée en relief dans le marbre, et courant sur deux lignes dont la surface est bombée, forme un pourtour de 20 mètres de développe
ment; ses larges arabesques et les pendenlifs qui ornent et le sommet de cette porte et son renfoncement en forme de niche, sont d’une ampleur et d’un goût exquis. La cons
truction de cette seule entrée exigea trois années de travail et une dépense de quarante mille ducats. Les chambranles des frises et des fenêtres, aussi en marbre rouge, sont éga
lement couverts d’inscriptions avec des fonds d’arabesques fleuris d’une grande pureté. Pour pénétrer dans la mosquée, il faut passer sous une porte basse et épaisse, mysté
rieuse comme toutes les entrées des temples mahométans. D’épais rideaux, ou de lourdes portières, ainsi qu’un demijour plein de charme, doivent toujours cacher le sanctuaire aux regards des infidèles. Au-dessus de cette seconde en
trée une inscription en or, sur fond d’azur, indique la date et le nom des fondateurs. L’intérieur est comme celui de Binézid-Djami, couvert par deux coupoles à la suite l’une de l’autre, système de construction entièrement turc. Ce qui frappe tout d’abord dans ce monument, ce qui lui donne un caractère spécial et intéresse particulièrement l’artiste et. l’archéologue, ce sont les faïences tantôt en relief, tantôt en mosaïque, qui couvrent les parois des tribunes et du sanc
tuaire, et dont les moulures rivalisent de détails avec les plus fines sculptures en marbre. La loge du sultan, placée au-dessus de la porte et s’ouvrant sur la nef par une fenêtre
de forme persane, est entièrement revêtue de cet émail où la couleur bleu foncé domine ; elle est digne de la gran
deur de celui qui vient y prier. En bas, et de chaque côté de l’entrée, deux réduits (koubba) de forme semblable sont aussi émaillés de bleu-turquoise et bleu-lapis, où s’entre
lacent de ravissants arabesques blancs, noirs, rouges et or.
Les murs, garnis de faïence dans le pourtour, sont plaqués de marbre dans les parties hautes, et des sculptures d’une grande pureté décorent les pendentifs des arcs, les cor
dons et les chapiteaux. Le nukrab, niche sainte, de forme k peu près semblable à celle de la porte extérieure, est aussi encadrée de marbre rouge sculpté, tandis que les moulures prismatiques de sa demi-coupole sont faïencées avec une habileté surprenante.
A quelques pas de cette mosquée se trouve le tombeau du sultan. C’est là certainement le plus riche des monu
ments de ce genre. De forme octogonale, comme la plupart des turbeh de Constantinople, il est entièrement revêtu, depuis la base jusqu’au sommet, la coupole comprise, d’une robe d’émail de ce bleu rert dont rien n’égale la splendide couleur. C’est un véritable palais de turquoises, qui brille sous le soleil d un éclat bien plus vif que s’il était doré.
Hâtons-nous maintenant d’arriver aux bazars, dont l’activité nous prouve que la vie commerciale n’a pas disparu complètement de ces contrées, malgré la rude concurrence des Anglais.
En Asie, c’est autant pour éviter le soleil que pour le plaisir de voir cette foule variée, ces marchandises de tonie sorte, qu il est bon de s’engager sous les sombres allées des bazars.
Celui des épices, des fruits, de la viande et des quincailleries est très considérable; il remplit tout un quartier.
Mais, le plus intéressant de tous est le grand bazar en pierres, voûté comme celui de Constantinople. Il porte le nom de Chadirvanji bafai (bazar de la Fontaine). En effet, au centre de l’artère principale, s’ouvre une vasle ro
tonde dans laquelle on pénètre par des arcs de forme arabe qui lui donnent un cachet oriental très-earactérisé.
En sortant de Chadirvanlî-bazar, on arrive à Dâloitkbazar, le marché aux poissons, qui n’est autre chose qu’une rue bordée de boutiques et entièrement recouverte par un berceau de vignes séculaires. Quelques rayons de soleil par
viennent apercer, de place en place, ce feuillage épais; tombant comme une pluie lumineuse dans l’ombre de cette avenue, ils produisent des effets merveilleux. Si vous ajou
tez à ce paysage les costumes magnifiques des zeïbeh, sorte de garde rurale à la taille d Hercule, à la figure superbe, et qui se distingue par des turbans giganlesques et des manches qui pendent jusqu’à terre, alors le tableau sera complet et digne du pinceau de Decamps.
Au bout de cette allée, on (ourne à droite, et bientôt on sort de la ville par une route ombreuse, véritable /raine de verdure où les vignes, les clématites et les chèvrefeuilles s’enlacent aux grands arbres qui les surmontent, et forment ainsi deux arceaux de feuillage superposés; celte roule con
duit aux sources thermales de l’Olympe. Les bains qu’elles alimentent sont au nombre de dix-huit ou vingt; les autres bains, grands et petits, publics et privés, dont la chaleur est naturelle ou artificielle, ne sauraient se compter; il y en a, dit-on, plus de trois mille. L’abondance des sources et la prédilection des Orientaux pour les bains, dont l’usage est un devoir prescrit par la loi musulmane, expliquent cette prodigalité.
Le prix de ces bains est d’une étonnante modicité : trois ou quatre paras, c’est-à dire moins d’un sou pour les pau
vres, et trente ou quarante paras pour les riches et les étrangers.
On comprend aisément que Brousse, capitale d’une dynastie nouvelle et puissante, devenue rapidement une des plus splendides cités de l’Orient, dut voir affluer de toutes les parties de l’Asie et de l’Afrique les mollahs, les kodjas et les derviches célèbres par leurs poésies, leur science ou leur piété. Cette ville charmante, avec ses retraites, om
breuses, devait plaire aux ermites et aux moines. Aussi croyons-nous que ce lieu a été parfaitement choisi pour l’émir Abd-el-Kader, et qu’il préférera l’étude, le calme de cette belle contrée, et le bien-être d’une position assurée,
aux hasards ambitieux, aux périls nouveaux, ainsi qu’à la responsabilité terrible du fléau qu’il déchaînerait sur son pays, s’il voulait y paraître encore pour 1 appeler aux armes.
Adalbert de Beaumont.
Paris.
(Suite. — Voir les numéros 502 et 504.)
X. — LE ROTISSEUR.
O jeune fille à la voix perlée, — tu ne sais pas phraser
comme au Conservatoire ; — lu ne sais pas chanter, ainsi que dirait un critique musical... Et pourtant ce timbre jeune, ces désinences tremblées à la façon des chants naïfs de nos aïeules, me remplissent d’un certain charme ! Tu as composé des paroles qui ne riment pas et une mélodie qui n’est pas carrée ; — et c’est dans ce petit cercle seule
ment que tu es comprise, et rudement applaudie. On va conseiller à ta mère de t’en foyer chez un maître de chant,—et dès lors te voilà perdue... perdue pour nous! —Tu chantes au bord des abîmes, comme les cygnes de l’Edda. Puissé-je conserverie souvenir de la voix si pure et si ignorante, et ne t’entendre plus, soit dans un théâtre lyrique, soit dans un concert, — ou seulement dans un café chantant !
Adieu, adieu, et pour jamais adieu !... Tu ressembles au séraphin doré du Dante, qui répand un dernier éclair de poésie sur les cercles ténébreux — dont la spirale immense se rétrécit toujours, pour aboutir à ce puits sombre où Lucifer est enchaîné jusqu’au jour du dernier jugement.
Et maintenant passez autour de nous, couples souriants ou plaintifs... « spectres où saigne encore la place de l’a
mour! » Les tourbillons que vous formez s’effacent peu à peu dans la brume... La l in, la Fiancesca passent peutêtre a nos côtés... L’adultère, le crime et la faiblesse se coudoient, sans se reconnaître, à travers ces ombres trompeuses.
Derrière l’ancien cloître Saint-Honoré, dont les derniers débris subsistent encore, cachés par les façades des maisons modernes, est la boutique d’un rôtisseur ouvert jusqu’à deux heures du matin. Avant d’entrer dans l’établissement, mon ami murmura celle chanson colorée :
« A la Grand’Pinte, quand le vent — fait grincer l’enseigne en fer-blanc, — alors qu’il gèle, ·— dans la cuisine, on voit briller,— toujours un tronc d’arbre au foyer; — flamme éternelle, ·—
« Où rôtissent en chapelets, — oisons, canards, dindons, poulets,·—au tournehroche! — Et puis le soleil jaune d’or — sur les casseroles encor, — darde et s’accroche ! »
Les tables du rôtisseur sont peu nombreuses : elles étaient toutes occupées.
Allons ailleurs, — uis-je. — Mais auparavant, répondit mon ami, consommons un petit bouillon de poulet. Cela ne peut suffire à nous ôter l’appétit, et chez Véry cela coû
terait 1 fr. ; ici, c’est 10 c. Tu conçois qu’un rôtisseur qui débile par jour cinq cents poulets, en doit conserver les abattis, les cœurs el les foies, qu’il lui suffit d’entasser dans une marmite pour faire d’excellents consommés.
Les deux bols nous furent servis sur le comptoir, el le bouillon élait parfait. —· Ensuite on suce quelques écre
visses de Strasbourg grosses comme de petits homards. Les moules, la friture et les volailles découpées jusque dans les prix les plus modestes, composent le souper ordinaire des habitués.
Aucune table ne se dégarnissait. Une femme d’un aspect majestueux, type habillé des néréides de Rubens ou des bacchantes de Jordaëns, donnait, près de nous, des conseils à un jeune homme.
Ce dernier, élégamment vêtu, mince de taille, et dont la pâleur était relevée par de longs cheveux noirs et de petites moustaches soigneusement tordues et cirées aux pointes, écoutait avec déférence les avis de l’imposante matrone. On ne pouvait guère lui reprocher qu’une chemise préten
tieuse à jabot de dentelle et à manchettes plissées, une cravate bleue et un gilet d’un rouge ardent croisé de lignes vertes. Sa chaîne de montre pouvait être en chrysocale, son épingle en strass du Rhin, mais l’effet en était assez riche aux lumières.
— Vois-tu, muffeten, disait la dame, tu n’es pas fait pour ce métier-là de vivre la nuil. Tu t’obstines, tu ne pourras pas ! Le bouillon de poulet te soutient-, c’est vrai, mais la liqueur t’abîme. Tu as des palpitations, et les pom
mettes rouges le matin. Tu as l’air fort, parce que tu es nerveux.... Tu ferais mieux de dormir à celle heure-ci.
•— De quoi ? — observa le jeune homme avec cet accent des voyoux parisiens qui semble un râle, et que crée l’u
sage précoce de l’eau-de vie et de la pipe : est-ce qu’il ne faut pas que je fasse mon éiat ? C’est les chagrins qui me font boire : pourquoi est-ce que Gusline m’a trahi !
•— Elle t’a trahi sans te trahir... C’est une baladeuse, voilà tout.
.— Je te parle comme à ma mère: si elle revient, c’est fini, je me range. Je prends un fonds de bimbeloterie. Je l’épouse.
— Puisqu’ elle m’a dit que je n’avais pas d’établissement !
— Ah ! jeune homme! cette femme-là, ça sera ta mort. —· Elle ne sait pas encore la roulée qu’elle va recevoir !...
-— Tais-toi donc! dit la femme-Rubens en souriant, ce n’est pas loi qui es capable de corriger une femme !
Je n’en voulus pas entendre davantage. -— Jean-Jacques avait bien raison de s’en prendre aux mœurs des villes d’un principe de corruption qui s’étend plus tard jusqu’aux campagnes. -—A travers tout cela cependant, n’est-il pas triste d’entendre retentir l’accent de l’amour, la voix pénétrée d’émotion; la voix mourante du vice, à travers la phraséologie de la crapule !
Si je n’étais sûr d’accomplir une des missions douloureuses de l’écrivain, je m’arrêterais ici; mais mon ami me dit comme Virgile à Dante : — Or sic forte ecl aruito;— ornai si scende per si faite scatè... (1).
A quoi je répondis sur un air de Mozart : Ând ahi ! anr/iam ! and mmo bene !...
— Tu te trompes ! reprit-il, ce n’est pas là l’enfer : c’est tout au plus le purgatoire. Allons plus loin.
(1) Sois fort et hardi : on ne descend ici que par de tels escaliers.
Brousse se compose : du château tort, qui est encore entouré des murailles dans lesquelles l’ancienne ville était resserrée; on le voit s’élevant sur un rocher, dans le côté droit de notre dessin.
Au-dessous du château fort s’étend la ville proprement dite, et enfin le faubourg qu’on nomme Murad-Mahalessn
On compte â Brousse environ 80,000 habitants, dont 60,000 Turcs ou musulmans, 7 ou 8000 Arméniens, qui habitent le côté est de la ville, sur les derniers coteaux de l’Olympe ; les Grecs, population flottante de Λ à 5000 âmes, se trou
vent au-dessous du quartier arménien, dans la partie basse de Brousse qui touche la plaine, tandis que les juifs, au nombre de 2 ou 3000, sont refoulés vers la pointe occidentale. Cette situation topographique des populations soumi
ses, des rayas ou sujets, correspond parfaitement à leur position sociale dans l’empire. En effet, les Arméniens par leur intelligence et leur adresse, sont les plus considérés, et souvent ils arrivent à de très-hauts emplois dans l’administration. Les Grecs font pour la plupart le métier de domes
tiques, tandis que les juifs, avilis et méprisés, ne s’occupent que du plus bas commerce.
Cette ville, par son importance, est le chef lieu d’un pachalik de premier ordre et d’un métropolitain grec et arménien. A part les mosquées, les tombeaux et les bains, qui sont des édifices d’un haut intérêt, on ne trouve à Brousse aucune beauté architecturale à la manière des villes d’Italie, par exemple ; mais sa beauté naturelle peut remplacer toutes les autres. Les maisons sont de véritables chalets, peints en rose, en vert, en jaune ou en bleu ; la plupart sont entourées d’arbres immenses, couvertes de vignes et de plantes grimpantes, tantôt suspendues sur des ravins magnifiques où roulent des torrents, tantôt groupés sur des gradins de rochers, derrière lesquels s’étend l’immense rideau bleu de l’Olympe, ou la riche vallée du Niloufar.
Et quelle population magnifique, quels pittoresques cos tûmes! C’est toujours cette grande race asiatique, si fière,
si noble et si luxueuse. La branche principale d’industrie est la soie, dont on suit toutes les phases depuis la culture des mûriers et l’éducation des vers , jusqu’à la fabrication des tissus la plus complète; aussi est-ce une source de ri
chesse pour ce pays aussi renommé par son genre de soieries que Damas l’est pour le sien.
Brousse, au dire des historiens, possédait jadis trois cent soixante-cinq mosquées ; aujourd’hui le nombre en est ré
duit, mais on compte encore cent soixante-quatorze djarni (mosquées à minaret) et vingt-quatre metjid (chapelles sans minaret), quatorze tcharchi ou bezestin (marchés d’étoffe et d’antiquailles), et dix-huit khans ou kiarvan serai. Les bains sont innombrables, et à bien dire, grâce aux sources chaudes et froides de l’Olympe transportées par des canaux dans tous les quartiers, chaque maison peut avoir sa fontaine et son bain.
Parmi toutes ces mosquées, neuf méritent d’être décrites comme des modèles de l’art turc et persan. La grande mosquée Olou-Djami, celle qui présente, non pas le plus beau caractère, mais le plus original peut-être, s’élève au centre de la ville et sur son point culminant. C’est un vaste édifice quadrangulaire, dont le plan ne ressemble à aucun de ceux des mosquées de Brousse, et diffère essentiellement de celui de Sainte-Sophie. On peut le regarder comme spécial au système d architecture des premiers temples de l’islamisme. Sa surface est un carré de 100 mètres de côté en
viron, divisée en vingt-cinq compartiments égaux marqués par seize piliers qui soutiennent vingt-quatre coupoles en pendentifs. Celle du centre n’est recouverte que par un dôme en treillis de fer qui laisse voir le ciel, qui laisse pé
nétrer le soleil et la fraîcheur ou la pluie , laquelle tombe alors dans un magnifique bassin de marbre blanc placé des
sous. Ce bassin, d’où s’élance un jet d’eau, au lieu d’être creusé dans le pavement, s’élève au-dessus en vasque octogonale, et contient des poissons que les musulmans respec
tent et regardent comme sacrés. Bien n’est plus oriental et plus pittoresque à la fois, et ce murmure de l’eau sous les voûtes profondes, cette nature animée à côté de l’architec
ture impassible, est d’un effet plein de contraste, de charme et de puissance. t
Nous citerons ensuite, comme une des plus intéressantes pour l’archéologue, la mosquée d’Ildirim Baïezid, puis celle d’Emir-Sultan, située au sommet d’une colline, au milieu d’un bois de cyprès et de grenadiers qui domine toute la vallée ; enfin, à côté de cette dernière, la plus belle et la plus riche de toutes, la mosquée de Mohammed 1er, fils d’Ildirim. Elle porte aussi le nom de Yeschil-Djami, Yesehil-Imaret, la mosquée ou fondation verte. Au point de vue de l’art purement oriental, on doit la préférer aux mos
quées de Constantinople. Devant la façade, ombragée par un platane gigantesque qui vient encore ajouter sa variété d’ombre, de forme et de couleurs aux grandes lignes de la porte d’entrée, jaillit une fontaine renommée dans le pays pour la pureté et la douceur de son eau. La grande porte, qui a huit mètres et demi de haut, est un chef if œuvre d’é
légance; élevée jusqu’au faîte de la façade sur laquelle elle se détache en avant-corps par un cadre de marbre louge, elle mérite toute l’attention des artistes, et j’en ai soigneu
sement pris, le dessin comme d’un remarquable spécimen
de l’art oriental. Une inscription arabe sculptée en relief dans le marbre, et courant sur deux lignes dont la surface est bombée, forme un pourtour de 20 mètres de développe
ment; ses larges arabesques et les pendenlifs qui ornent et le sommet de cette porte et son renfoncement en forme de niche, sont d’une ampleur et d’un goût exquis. La cons
truction de cette seule entrée exigea trois années de travail et une dépense de quarante mille ducats. Les chambranles des frises et des fenêtres, aussi en marbre rouge, sont éga
lement couverts d’inscriptions avec des fonds d’arabesques fleuris d’une grande pureté. Pour pénétrer dans la mosquée, il faut passer sous une porte basse et épaisse, mysté
rieuse comme toutes les entrées des temples mahométans. D’épais rideaux, ou de lourdes portières, ainsi qu’un demijour plein de charme, doivent toujours cacher le sanctuaire aux regards des infidèles. Au-dessus de cette seconde en
trée une inscription en or, sur fond d’azur, indique la date et le nom des fondateurs. L’intérieur est comme celui de Binézid-Djami, couvert par deux coupoles à la suite l’une de l’autre, système de construction entièrement turc. Ce qui frappe tout d’abord dans ce monument, ce qui lui donne un caractère spécial et intéresse particulièrement l’artiste et. l’archéologue, ce sont les faïences tantôt en relief, tantôt en mosaïque, qui couvrent les parois des tribunes et du sanc
tuaire, et dont les moulures rivalisent de détails avec les plus fines sculptures en marbre. La loge du sultan, placée au-dessus de la porte et s’ouvrant sur la nef par une fenêtre
de forme persane, est entièrement revêtue de cet émail où la couleur bleu foncé domine ; elle est digne de la gran
deur de celui qui vient y prier. En bas, et de chaque côté de l’entrée, deux réduits (koubba) de forme semblable sont aussi émaillés de bleu-turquoise et bleu-lapis, où s’entre
lacent de ravissants arabesques blancs, noirs, rouges et or.
Les murs, garnis de faïence dans le pourtour, sont plaqués de marbre dans les parties hautes, et des sculptures d’une grande pureté décorent les pendentifs des arcs, les cor
dons et les chapiteaux. Le nukrab, niche sainte, de forme k peu près semblable à celle de la porte extérieure, est aussi encadrée de marbre rouge sculpté, tandis que les moulures prismatiques de sa demi-coupole sont faïencées avec une habileté surprenante.
A quelques pas de cette mosquée se trouve le tombeau du sultan. C’est là certainement le plus riche des monu
ments de ce genre. De forme octogonale, comme la plupart des turbeh de Constantinople, il est entièrement revêtu, depuis la base jusqu’au sommet, la coupole comprise, d’une robe d’émail de ce bleu rert dont rien n’égale la splendide couleur. C’est un véritable palais de turquoises, qui brille sous le soleil d un éclat bien plus vif que s’il était doré.
Hâtons-nous maintenant d’arriver aux bazars, dont l’activité nous prouve que la vie commerciale n’a pas disparu complètement de ces contrées, malgré la rude concurrence des Anglais.
En Asie, c’est autant pour éviter le soleil que pour le plaisir de voir cette foule variée, ces marchandises de tonie sorte, qu il est bon de s’engager sous les sombres allées des bazars.
Celui des épices, des fruits, de la viande et des quincailleries est très considérable; il remplit tout un quartier.
Mais, le plus intéressant de tous est le grand bazar en pierres, voûté comme celui de Constantinople. Il porte le nom de Chadirvanji bafai (bazar de la Fontaine). En effet, au centre de l’artère principale, s’ouvre une vasle ro
tonde dans laquelle on pénètre par des arcs de forme arabe qui lui donnent un cachet oriental très-earactérisé.
En sortant de Chadirvanlî-bazar, on arrive à Dâloitkbazar, le marché aux poissons, qui n’est autre chose qu’une rue bordée de boutiques et entièrement recouverte par un berceau de vignes séculaires. Quelques rayons de soleil par
viennent apercer, de place en place, ce feuillage épais; tombant comme une pluie lumineuse dans l’ombre de cette avenue, ils produisent des effets merveilleux. Si vous ajou
tez à ce paysage les costumes magnifiques des zeïbeh, sorte de garde rurale à la taille d Hercule, à la figure superbe, et qui se distingue par des turbans giganlesques et des manches qui pendent jusqu’à terre, alors le tableau sera complet et digne du pinceau de Decamps.
Au bout de cette allée, on (ourne à droite, et bientôt on sort de la ville par une route ombreuse, véritable /raine de verdure où les vignes, les clématites et les chèvrefeuilles s’enlacent aux grands arbres qui les surmontent, et forment ainsi deux arceaux de feuillage superposés; celte roule con
duit aux sources thermales de l’Olympe. Les bains qu’elles alimentent sont au nombre de dix-huit ou vingt; les autres bains, grands et petits, publics et privés, dont la chaleur est naturelle ou artificielle, ne sauraient se compter; il y en a, dit-on, plus de trois mille. L’abondance des sources et la prédilection des Orientaux pour les bains, dont l’usage est un devoir prescrit par la loi musulmane, expliquent cette prodigalité.
Le prix de ces bains est d’une étonnante modicité : trois ou quatre paras, c’est-à dire moins d’un sou pour les pau
vres, et trente ou quarante paras pour les riches et les étrangers.
On comprend aisément que Brousse, capitale d’une dynastie nouvelle et puissante, devenue rapidement une des plus splendides cités de l’Orient, dut voir affluer de toutes les parties de l’Asie et de l’Afrique les mollahs, les kodjas et les derviches célèbres par leurs poésies, leur science ou leur piété. Cette ville charmante, avec ses retraites, om
breuses, devait plaire aux ermites et aux moines. Aussi croyons-nous que ce lieu a été parfaitement choisi pour l’émir Abd-el-Kader, et qu’il préférera l’étude, le calme de cette belle contrée, et le bien-être d’une position assurée,
aux hasards ambitieux, aux périls nouveaux, ainsi qu’à la responsabilité terrible du fléau qu’il déchaînerait sur son pays, s’il voulait y paraître encore pour 1 appeler aux armes.
Adalbert de Beaumont.
LES nuits d’octobre.
PARIS, — PANTIN — ET MEAUX.
Paris.
(Suite. — Voir les numéros 502 et 504.)
X. — LE ROTISSEUR.
O jeune fille à la voix perlée, — tu ne sais pas phraser
comme au Conservatoire ; — lu ne sais pas chanter, ainsi que dirait un critique musical... Et pourtant ce timbre jeune, ces désinences tremblées à la façon des chants naïfs de nos aïeules, me remplissent d’un certain charme ! Tu as composé des paroles qui ne riment pas et une mélodie qui n’est pas carrée ; — et c’est dans ce petit cercle seule
ment que tu es comprise, et rudement applaudie. On va conseiller à ta mère de t’en foyer chez un maître de chant,—et dès lors te voilà perdue... perdue pour nous! —Tu chantes au bord des abîmes, comme les cygnes de l’Edda. Puissé-je conserverie souvenir de la voix si pure et si ignorante, et ne t’entendre plus, soit dans un théâtre lyrique, soit dans un concert, — ou seulement dans un café chantant !
Adieu, adieu, et pour jamais adieu !... Tu ressembles au séraphin doré du Dante, qui répand un dernier éclair de poésie sur les cercles ténébreux — dont la spirale immense se rétrécit toujours, pour aboutir à ce puits sombre où Lucifer est enchaîné jusqu’au jour du dernier jugement.
Et maintenant passez autour de nous, couples souriants ou plaintifs... « spectres où saigne encore la place de l’a
mour! » Les tourbillons que vous formez s’effacent peu à peu dans la brume... La l in, la Fiancesca passent peutêtre a nos côtés... L’adultère, le crime et la faiblesse se coudoient, sans se reconnaître, à travers ces ombres trompeuses.
Derrière l’ancien cloître Saint-Honoré, dont les derniers débris subsistent encore, cachés par les façades des maisons modernes, est la boutique d’un rôtisseur ouvert jusqu’à deux heures du matin. Avant d’entrer dans l’établissement, mon ami murmura celle chanson colorée :
« A la Grand’Pinte, quand le vent — fait grincer l’enseigne en fer-blanc, — alors qu’il gèle, ·— dans la cuisine, on voit briller,— toujours un tronc d’arbre au foyer; — flamme éternelle, ·—
« Où rôtissent en chapelets, — oisons, canards, dindons, poulets,·—au tournehroche! — Et puis le soleil jaune d’or — sur les casseroles encor, — darde et s’accroche ! »
Mais ne parlons pas du soleil, il est minuit passé.
Les tables du rôtisseur sont peu nombreuses : elles étaient toutes occupées.
Allons ailleurs, — uis-je. — Mais auparavant, répondit mon ami, consommons un petit bouillon de poulet. Cela ne peut suffire à nous ôter l’appétit, et chez Véry cela coû
terait 1 fr. ; ici, c’est 10 c. Tu conçois qu’un rôtisseur qui débile par jour cinq cents poulets, en doit conserver les abattis, les cœurs el les foies, qu’il lui suffit d’entasser dans une marmite pour faire d’excellents consommés.
Les deux bols nous furent servis sur le comptoir, el le bouillon élait parfait. —· Ensuite on suce quelques écre
visses de Strasbourg grosses comme de petits homards. Les moules, la friture et les volailles découpées jusque dans les prix les plus modestes, composent le souper ordinaire des habitués.
Aucune table ne se dégarnissait. Une femme d’un aspect majestueux, type habillé des néréides de Rubens ou des bacchantes de Jordaëns, donnait, près de nous, des conseils à un jeune homme.
Ce dernier, élégamment vêtu, mince de taille, et dont la pâleur était relevée par de longs cheveux noirs et de petites moustaches soigneusement tordues et cirées aux pointes, écoutait avec déférence les avis de l’imposante matrone. On ne pouvait guère lui reprocher qu’une chemise préten
tieuse à jabot de dentelle et à manchettes plissées, une cravate bleue et un gilet d’un rouge ardent croisé de lignes vertes. Sa chaîne de montre pouvait être en chrysocale, son épingle en strass du Rhin, mais l’effet en était assez riche aux lumières.
— Vois-tu, muffeten, disait la dame, tu n’es pas fait pour ce métier-là de vivre la nuil. Tu t’obstines, tu ne pourras pas ! Le bouillon de poulet te soutient-, c’est vrai, mais la liqueur t’abîme. Tu as des palpitations, et les pom
mettes rouges le matin. Tu as l’air fort, parce que tu es nerveux.... Tu ferais mieux de dormir à celle heure-ci.
•— De quoi ? — observa le jeune homme avec cet accent des voyoux parisiens qui semble un râle, et que crée l’u
sage précoce de l’eau-de vie et de la pipe : est-ce qu’il ne faut pas que je fasse mon éiat ? C’est les chagrins qui me font boire : pourquoi est-ce que Gusline m’a trahi !
•— Elle t’a trahi sans te trahir... C’est une baladeuse, voilà tout.
.— Je te parle comme à ma mère: si elle revient, c’est fini, je me range. Je prends un fonds de bimbeloterie. Je l’épouse.
-— Encore une bêtise !
— Puisqu’ elle m’a dit que je n’avais pas d’établissement !
— Ah ! jeune homme! cette femme-là, ça sera ta mort. —· Elle ne sait pas encore la roulée qu’elle va recevoir !...
-— Tais-toi donc! dit la femme-Rubens en souriant, ce n’est pas loi qui es capable de corriger une femme !
Je n’en voulus pas entendre davantage. -— Jean-Jacques avait bien raison de s’en prendre aux mœurs des villes d’un principe de corruption qui s’étend plus tard jusqu’aux campagnes. -—A travers tout cela cependant, n’est-il pas triste d’entendre retentir l’accent de l’amour, la voix pénétrée d’émotion; la voix mourante du vice, à travers la phraséologie de la crapule !
Si je n’étais sûr d’accomplir une des missions douloureuses de l’écrivain, je m’arrêterais ici; mais mon ami me dit comme Virgile à Dante : — Or sic forte ecl aruito;— ornai si scende per si faite scatè... (1).
A quoi je répondis sur un air de Mozart : Ând ahi ! anr/iam ! and mmo bene !...
— Tu te trompes ! reprit-il, ce n’est pas là l’enfer : c’est tout au plus le purgatoire. Allons plus loin.
(1) Sois fort et hardi : on ne descend ici que par de tels escaliers.