XI. — LA HALLE.
— Quelle belle nuit ! — dis-je en voyant scintiller les étoiles au-dessus du vaste emplacement où se dessine, à gauche la coupole de la halle aux blés avec la colonne ca
balistique qui faisait partie de l’hôtel de Soissons, et qu’on appelait l’Observatoire de Catherine de Médicis, puis le marché ci la volaille; ci droite, le marché au beurre, et plus loin la construction inachevée du marché à la viande. — La silhouette grisâtre de Saint-Eustache ferme le tableau. Cet admirable édifice, où le style fleuri du moyen âge s’allie si bien aux dessins corrects de la renaissance, s’éclaire encore magnifiquement aux rayons de la lune, avec son ar
mature gothique,· ses arcs-boutants multipliés comme les côtes d’un célacé prodigieux, et les cintres romains de ses portes et de ses fenêtres, dont les ornements semblent ap
partenir à la coupe ogivale. Quel malheur qu’un si rare vaisseau soit déshonoré, à droite par une porte de sacristie à colonnes d’ordre ionique, et à gauche par un portail dans le goût de Vignole !
Le petit carreau des balles commençait à s’animer. Les charrettes des maraîchers, des mareyeurs, des beurriers, des verduriers, se croisaient sans interruption. Les char
retiers arrivés au port se rafraîchissaient dans les cafés et dans les cabarets, ouverts sur cette place pour toute la nuit. Dans la rue Mauconseil, ces établissements s’étendent jus


qu’à la balle aux huîtres ; dans la rue Montmartre, de la pointe Saint-Eustache à la rue du Jour.


On trouve là, à droite, des marchands de sangsues ; l’autre côté est occupé par les pharmacies-Haspail et les débi
tants de cidre,·—chez lesquels on peut se régaler d’huîtres et de tripes à la mode de Caen. Les pharmacies ne sont pas inutiles, à cause des accidents; mais pour des gens sains qui se promènent, il est bon de boire un verre de cidre ou de poiré. C esl rafraîchissant.
Nous demandâmes du cidre nouveau, — car il n’y a que des Normands ou des Bretons qui puissent se plaire au ci
dre dur. — On nous répondit que les cidres nouveaux n’arriveraient que dans huit jours, et qu’encore la récolte était mauvaise. — Quant aux poirés, ajouta-t-on, ils sont arrivés depuis hier ; ils avaient manqué l’année passée.
La ville de Domfront (ville de malheur) est celte fois trèsheureuse. ·—Cette liqueur, blanche etécumante comme le champagne, rappelle beaucoup la blanquette de Limoux.
Conservée en bouteille, elle grise très-bien son homme. — Il existe de plus une. certaine eau-de-vie de cidre de la même localité, dont le prix varie selon la grandeur des petits verres. Voici ce que nous lûmes sur une pancarte attachée au flacon :
« Le monsieur. . . 4 sous. « La demoiselle. . . 2 sous.
« Le misérable. . . 1 sou. »
Cette eau-de-vie, dont les diverses mesures sont ainsi qualifiées, n’est point mauvaise et peut servir d’absinthe. — Elle est inconnue sur les grandes tables.
XIII. — LE MARCHÉ DES INNOCENTS.
En passant à gauche du marché aux poissons, où l’animation ne commence que de cinq â six heures, moment de la vente à la criée, nous avons remarqué une foule d’hom
mes en blouse, en chapeau rond et en manteau blanc rayé de noir, couchés sur des sacs de haricots... Quelques-uns se chauffaient autour de feux comme ceux que font les sol


dats qui campent, — d’autres s’allumaient des foyers inté


rieurs daps les cabarets voisins. D’autres, encore debout près des sacs, se livraient à des adjudications de haricots... Là, on parlait prime, différence, couverture, reports; hausse et baisse enfin comme à la bourse :
— Ces gens en blouse sont plus riches que nous, dit mon compagnon. Ce sont de faux paysans. Sous leur routière ou leur bourgeron ils sont parfaitement vêtus et laisseront demain leur blouse chez le marchand de vin pour retour
ner chez eux en tilbury. Le spéculateur adroit revêt la blouse comme l’avocat revêt la robe. Ceux de ces gens-là qui dorment sont les moutons, ou les simples voituriers.
— 46-66 l’haricot de Soissons! dit près de nous une voix grave. — 48, fin courant, ajouta un autre.—-Les suisses blancs sont hors de prix. — Les nains 28. — La vesce à 13-34... Les flageolets sont mous, etc.
Nous laissons ces braves gens à leurs combinaisons. ·— Que d’argent il se gagne et se perd ainsi... Et l’on a supprimé les jeux !


XIV. — LES CHARNIERS.


Sous les colonnes du marché aux pommes de terre, des femmes matinales, ou bien tardives, épluchaient leurs den
rées à la lueur des lanternes. Il y en avait de jolies qui travaillaient sous l’œil des mères en chantant de vieilles chansons. Ces dames sont souvent plus riches qu’il ne sem


ble, et la fortune même n’interrompt pas leur rude labeur.


Mon compagnon prit plaisir à s’entretenir très-longtemps avec une jolie blonde, lui parlant du dernier bal de la Halle, dont elle avait dû faire l’un des plus beaux orne
ments... Elle répondait fort élégamment et comme une per


sonne du monde, quand je ne sais par quelle fantaisie il


s’adressa à la Bière en lui disant : « Mais votre demoiselle est charmante... A-t.-elJe e sac ? (Cela veut dire en langage des halles : A-t-elle de l’argent ?) — Non , mon fy, dit la mère, c’est moi qui l’ai, le sac ! — Et mais , madame , si vous étiez veuve, on pourrait... Nous recauserons de cela!
— Va-t’en donc, vieux mufl ! » cria la jeune fille— avec un accent entièrement local, qui tranchait sur ses phrases précédentes,
Elle me fit l’effet de la blonde sorcière de Faust qui, causant tendrement avec son valseur, laisse échapper de sa bouche, une souris rouge.
Nous tournâmes les talons, poursuivis d’imprécations
railleuses, qui rappelaient d une façon assez classique les colloques de Vadé.
— H s’agit décidément de souper, dit mon compagnon. Voici Bordier, mais la salle est étroite. C’est le rendez-vous des fruitiers-orangers et des orangères. 11 y a un autre Bor
dier qui fait le coin de la rue aux Ours, et qui est passable, puis le restaurant des Halles, fraîchement sculpté et doré’ près de la rue de la Beynie... Mais autant vaudrait la Maison d’Or.
— En voilà d’autres, dis-je en tournant les yeux vers cette longue ligne de maisons régulières qui bordent la partie du marché consacré aux choux.
— Y penses-tu? Ce sont les charniers. C’est là que des poètes en habit de soie, épée et manchettes, venaient sou
per, au siècle dernier, les jours où leur manquaient les invitations du grand monde. Puis, après avoir consommé l’ordinaire de six sous, ils lisaient leurs vers par habitude aux rouliers, aux maraîchers et aux forts : « Jamais je n’ai eu tant de succès, disait Robbé, qu’auprès de ce public formé aux arts par les mains de la nature ! »
Les hôtes poétiques de ces caves voûtées s’étendaient, après souper, sur les bancs ou sur les tables, et il fallait le lendemain matin qu’ils se fissent poudrer à deux sols par quelque merlan en plein air, et repriser par les nvaudeuses, pour aller ensuite briller aux petils levers de Mmc de
Luxembourg , de M1 lins ou de la comtesse de Beauharnais.
XV. — BARATTE.
Ces temps sont passés. — Les caves des charniers sont aujourd’hui restaurées, éclairées au gaz; la consommation y est propre, et il est défendu d’y dormir soit sur les tables, soit dessous; mais que de choux dans celle rue!.... La , parallèle de la ferronnerie, en est également remplie, e


cloître voisin de Sainte-Opportune en présente de vérité


montagnes. La carotte et le navet appartiennent au nit, département : « Voulez-vous des frisés, des milans, des . busl mes petits amours? » nous crie une marchande.
En traversant la place, nous admirons des polirons mon
trueux. On nous offre des saucisses et des boudins, du c é à un sou la tasse, -— et aux pieds mêmes de la fontaine n Pierre Lescot et de Jean Goujon sont installés, en pi.-ln vent, d’autres soupeurs plus modestes encore que ceux Lis charniers.
Nous fermons l’oreille aux provocations, et nous nous
rigeons vers Baratte, en fendant la presse des marchandes de fruits et de fleurs. — L’une crie : « Mes petits choux ! fleurissez vos daines! » Et comme on ne vend à cette heurelà qu’en gros, il faudrait avoir beaucoup de dames a tien ir pour acheter de telles bottes de bouquets; —une autre chante la chanson de son état :
« Pommes de reinette et pommes d’api! — Calvil, calvil, calvil rouge! — Calvil rouge et calvil gris!
« Etant en Crique, ·— dans ma boutique, — j’ vis des inconnus quim’ dirent : Mon p’tit cœur : — venez me voir, vous aurez grand débit !
« Nenni, messieurs ! — je n’ puis, d’ailleurs, — car il n’ m’ reste—qu’un artichaut — et trois petits chouxfleurs! »
Insensibles aux voix de ces sirènes, nous entrons enfin cirez Baratte. Un individu en blouse, qui semblait avoir son petit· jeune homme (être gris), routait au même instant sur les bottes de fleurs, expulsé avec force, parce qu’il avait fait du bruit, il s’apprête à dormir sur un amas de roses rouges, imaginant sans doute être le vieux Silène, et que les bacchantes lui ont préparé ce lit odorant. Les fleuristes se jettent sur lui, et le voilà bien plutôt exposé au sort d’Orphée.... Un sergent de ville s’entremet et le conduit au
poste de la halle aux Cuirs, signalé de loin par une campanille et un cadran éclairé.
La grande salle est un peu tumultueuse, chez Baratte; mais il y a des salles particulières et des cabinets. Il ne faut pas se dissimuler que c’est là le restaurant des aristos. L’usage est d’y demander des huîtres d’Ostende avec un petit ragoût d’échalottes découpées dans du vinaigre et poi
vrées, dont on arrose légèrement lesdiles huîtres. Ensuite, c’est la soupe à l’oignon, qui s’exécute admirablement à là Halle, ei dans laquelle les raffinés sèment du parmesan râpé.
— Ajoutez à cela un perdreau ou quelque poisson qu on obtient naturellement de première main, du bordeaux, un dessert de fruits premier choix, et vous conviendrez qu’on soupe fort bien à la Halle. — C’est une affaire de sept fr. par personne environ.
On ne comprend guère que tous ces hommes en blouse, mélangés du plus beau sexe de la banlieue en cornettes et e,n marmottes, se nourrissent si convenablement ; mais je l’ai dit, ce sont de faux paysans et des millionnaires mé
connaissables. Les facteurs de la Halle, les gros marchands de légumes, de viande, de beurre et de marée sont des gens qui savent se traiter comme il faut, et les forts eux-mêmes ressemblent un peu à ces braves portefaix de Marseille qui soutiennent de leurs capitaux les maisons qui les font travailler.


XVI. — PAUL NIQUET.


Le souper fait, nous allâmes prendre le café et le poussecalé à rétablissement célèbre de Paul Niquet. —Il y a là évidemment moins de, millionnaires que chez Baratte.......
Les murs, très-élevés et surmontés d’un vitrage, sont en
tièrement nus. Les pieds posent surdes dalles humides. Un comptoir immense partage en deux la salle, et sept ou huit chiffonnières, habituées de l’endroit, font tapisserie sur un banc opposé au comptoir. Le fond est occupé par une foule assez mêlée, où les disputes ne sont pas rares. Comme on ne, peut pas à tout moment aller, chercher la garde, ·— le vieux Niquet, si célèbre sous l’Empire par ses cerises à l’eau-de-vie, avait fait établir des conduits d’eau très-utiles dans le cas d’une rixe violente.
On les lâche de plusieurs points de la salle sur les combattants, et, si cela ne les calme pas, on lève un certain ap
pareil, qui bouche hermétiquement Fissile. Alors l’eau monte, et les plus furieux demandent grâce ; — c’est du moins ce qui se passait autrefois.
Mon compagnon m’avertit qu’il fallait payer une tournée aux chiffonnières pour se faire un parti dans l’établissement, en cas de dispute. C’est, du reste, l’usage pour les gens mis en bourgeois. Ensuite vous pouvez vous livrer sans crainte aux charmes de la société. — Vous avez conquis la faveur des dames, 1
Une des chiffonnières demanda de l’eau-de-vie, : « Tu sais bien que ça t’est défendu ! » répondit le garçon limona
dier. — Et bien alors, un petit verjus! mon amour de Polyte! Tues si gentil avec tes beaux yeux noirs... Ah! si j’é­
tais encore... ce que j’ai été! Sa main tremblante laissa échapper le petit verre plein de grains de verjus à l’eaude-vie, que l’on ramassa aussitôt; — les petits verres chez Paul Niquet sont épais comme des bouchons de carafe : ils rebondissent, et la liqueur seule est perdue.
— Un autre verjus ! dit mon ami.
— Toi t’es bien zentil aussi, mon p’tit fy, lui dit la chiffonnière; tu me happe/les le p’tit Ha as (Barras) qu’était si sentit, si zentil, avec ses cadenetteset son zabol d’Angueleterre... Ah! c’était z’un homme aux oizea Après le second verjus elle nous dit : « Vous ne savez pas, mes enfants, que, j’ai été une, des merveilleuses de ce temps-là... J ai eu des bagues à mes doigts de pieds... Il y a dés mirliflores et des généraux qui se sont battus pour moi ! »
petit verre, dit mon compagnon,


epte ! si vous me permettez de définir la lu; di


la loi humaine...


le commençait à me tourner au milieu de ce public étrange mon ami cependant prenait plaisir à la conversa


tion du philosophe, et redoublait les petits verres pour l’entendre raisonner et déraisonner plus longtemps.
Si tous ces détails n’étaienl exacts, et si je ne cherchais ici à daguerréotyper ta vérité, que de ressources roma
nesques me fourniraient ces deux types du malheur et de l’abrutissement ! Les hommes riches manquent trop du cou
rage qui consiste à pénétrer dans de semblables lieux, dans ce vestibule du purgatoire d’où il serait peut-être facile de
sauver quelques âmes... Un simple écrivain ne peut que, mettre le doigt sur ces plaies, sans prétendre à les fermer.
Gérard de Nerval. (La suite au prochain numéro.)
Expédition dans la Grande-Kabylie,
en 1852.
DE blidah a dra-el-mizan.
Bou-Farik, 8 mai.
Plusieurs bataillons se dirigent en même temps, par différents chemins, vers la Grande-Kabylie; ils doivent, en se réunissant, former deux brigades, à la tête desquelles est placé M. le général de division ( aïnou.
La première, sous le commandement du général Pâté, part d’Alger, et a son rendez-vous à Bnrdj-Menais/, sur la rive gauche du Bas-lsser. — La seconde, général d Bu
rette, va de Blidah à Drâ-el-Mizan, dans ta plaine de Boghei. Le général Camou et tout son état-major sont avec cette brigade.
Ce que nous allons faire, Dieu seul le sait, je crois. — —Mais comme la Kabylie est en grande faveur aujourd’hui,
chacun fait de son mieux pour être de la fête, et ceux qui restent adressent à leurs camarades plus heureux des adieux pleins de regrets de ne pouvoir les suivre.
Aujourd’hui 8 mai, nous avons quitté Blidah à une heure du soir, pour venir coucher à Bou-Farik. Il y a 14 kilo


mètres d’une route très-belle, qui descend selon une pente


égale, continue et à peine sensible, dans la direction du sud au nord. — Blidah, en effet, est en haut d’une rampe qui monte de Bou-Farik, à peu près le point le plus bas de la Plaine, jusqu’au pied des montagnes. — Elle est située
au sud-ouest et à 48 kilomètres d’Alger, au bout de la Plaine de ta il tidja, en bas des derniers échelons nord des montagnes boisées des Beni-Salah, qui limitent une partie de cette plaine.
Elle est sur la rive droite de FQued-Kébir, lequel, malgré sou nom, qui signifie ta grande rivière, est un fort petit cours d’eau avec un large lit, il est vrai, comme la plupart
de ceux d’Afrique, presque à sec en été, mais cependant fournissant toute l’année l’eau nécessaire à la ville et à ses nombreux jardins. — Il vient des B. Sn/ah, reçoit un af
fluent considérable un peu au-dessus du cimetière de Sid - e -K ébir, marabout très-vénéré de Blidah, fait aller quatre ou cinq petits moulins arabes, un grand moulin français, dit moulin de VOued-el-Kébir, ou de M. Giraud, et, quittant la montagne, passe à côté de la ville, laissant le fort de Mimiche à gauche, entre dans la Plaine, et se jette dans la