chère mémoire, car aucun homme de guerre anglais ne fut jamais plus aimé de ses concitoyens, et cet amour ne pro
venait pas d’une simple et vaine admiration de la gloire militaire. Ce n’est point parce que le duc de Wellington a donné à l’Angleterre la suprématie du vaste empire de l’Inde, ni parce que ses victoires avaient élevé l’Angleterre é un aussi rang parmi les nations, ce n’est pas enfin parce qu’il a vaincu le vainqueur du monde, que son pays l’aimait tant, mais bien parce qu’il ne s’était point laissé aveugler par sa propre gloire, et qu’il a su, même au bruit de ses vic
C’est d’Aspley-House qu’habitait le duc de Wellington, et où il est mort, que partira le cortège en se développant jusqu’il Sainl-Paiil sur une ligne de plus de trois milles de longueur. Jusqu’au jour des funérailles le corps sera resté exposé dans une chapelle ardente , .à Chelsea-Hospital (l’hôpital des invalidés de la marine) * où la population en
tière de Londres s’est portée en masse, affluence immense qui a occasionné les graves accidents dont la presse an
glaise retentit encore. On pourrait redouter de plus grands malheurs pour la journée des obsèques, s’il est vrai que des millions de curieux chercheront, à s’échelonner sur le passage du cortège. A ce sujet, un véritable engouement funèbre s’est emparé de toutes les classes de la population, et la location des fenêtres et autres places quelconques donne lieu à un trafic effréné. On cite telle maison de la Cité louée, pour quelques heures, au prix de mille livres sterling. L’agiotage s’en mêlant, il s’est vendu des éventualités de lucarnes et d’œils-de-bœuf. Aux dernières nou
velles, Londres commençait à s’emplir d’une population accourue des environs et même des provinces les plus lointaines, et les chemins de fer organisaient des trains a en·* lerrement, par imitation des trains de plaisir.
Philippe Busoni.
Ouverture du Théâtre-Italien.
Le Théâtre-Italien a fait sa réouverture mardi dernier par Otetlo. En attendant qu’il soit rendu compte de cette soirée dans notre prochaine Chronique, musicale, nous annonçons avec plaisir que cette première représenta
tion, malgré la saison tardive et jusqu’à ce jour douteuse même, s’est assez bien passée. La bonne volonté du public à venir à la salle, Ventadour est indubitable ; c’est à la nouvelle administration de ce théâtre d’y répondre convenable
ment, et de ne rien négliger pourque de nouveaux habitués des Bouffes remplacent les anciens qui n’existent plus.
Lundi prochain, 22 novembre, l’Association des artistes musiciens fêtera la Sainte-Cécile en exécutant, à l’église Saint-Eustache, une messe en musique de M. Ambroise Thomas. Une masse chorale et instrumentale de six cents exécutants servira d’interprète à cette œuvre que l’auteur du Caïd et du Songe d une nuit cl été a composée tout exprès pour cette, circonstance.
L’Esclave blanc.
The While Slave, Companion lo Oncle Tom s Cahin, par M. Hildreth, américain, auteur d’une Histoire des Etats-Unis.
Une gigantesque question, celle de l’esclavage, inhérente à une civilisation pour ainsi dire née d’hier , se dresse aujourd’hui dans toute sa hauteur de l’autre côté de l’Atlantique. L’Union américaine, fière, et à juste titre, de ses ins
titutions politiques, n’en porte pas moins au flanc line plaie hideuse, qui a failli déjà être mortelle, et le sera sans au
cun doute, si la main de l’humanité, de la religion, ne s’empresse de la fermer, de la guérir.
Ce n’est pas seulement en France et en Europe que la question est soulevée. Un cri de détresse et de malédiction contre l’exploitation et l’avilissement de toute une division de la grande famille humaine s’élève en Amérique même, et ce cri, franchissant les mers, a un retentissement sym
pathique, un écho douloureux qui se traduit par l’immense succès, en Angleterre, et en France, de la pathétique fiction de mistress Harrièt Beecher Stowe, de la Hutte dé l oncle Tom.
Ce livre étant aujourd’hui offert en feuilletons dans tous les grands journaux, comme il figurera bientôt dans toutes les bibliothèques, et même, découpé en drames, sur la plu
part des théâtres parisiens, nous n’avons plus rien à en
dire. ·— Nous avons aujourd’hui à parler au public d’un autre roman inspiré par la même pensée chrétienne, et fra
ternelle : de T Esclave blanc, d’un écrivain américain trèsdistingué, ouvrage que la librairie anglaise qualifie de Cornpanion to Uncle Tom s cabin, et réimprime en ce mdmenî, comme l’œuvre de mistress Stowe , à des nombres infinis d’exemplaires.
Il arrive trop souvent que les contre-parties ne sont que. des imitations hâtives et malheureuses, fruit et compensation du succès. Nous n’avons donc point ouvert, sans une certàihe
défiance involontaire, le tVhile Slave de M. Hildreth, dont, nous avions reçu et accepté, sans enthousiasme, la mission
de rendre, compte à nos lecteurs; mais, une fois le livre ou- vert, il ne nous a plus été possible de le fermer qu’en en
tier lu. — Nous ne comparons point ; nous ne savons, pa.- si The IVhite Slave doit être mis sur le même rang littéraire que Uncle s Tom. Peu nous importe : la littéra
ture, en pareille matière, n’est pas absolument le princi
la meilleure et plus haute, acception du mot. De l’un et de l’autre on peut dire : scribitur ad prohandum, et si. par dessus le marché, le. lecteur, sans distinction de dra
peau, est intéressé et ému, aWsright! comme on dit au delà de la Manche ; on ne peut vouloir rien de plus. A ces causes, l Esclave blanc nous paraît appelé au même suc
cès que l’Once Tom : la même pensée, frémissante d’indignation généreuse, a mis au monde ces deux livres. Après ces deux livres, l’esclavage peut encore se traîner honteuse
ment, quelques années, dans l’Union; mais il est irrémissiblement condamné; l’acclamation enthousiaste qui les a accueillis, de l’un et de l’autre côlé de l’Océan, en est le signe et l’infaillible présage.
Dans la touchante fable de mistress Stowe, on a vu, ou on voit, la suite d’infortunes imméritées d’un homme de race africain* et de couleur noire, l’Oncle Tom, doué, malgré l’abjection et la dureté de son sort, de toutes les vertus qui honorent l’homme blanc, de l’âme la plus élevée. Dans l’œuvre de VI. Hildreth, il y a progrès ( au moins sous un certain rapport) sur le livre: de mistress Stowe, puisqu’il ne s’agit plus d’un de ces misérables bois d ébène négociés à la côte de Guinée ou de Dahomay, mais d’un homm
blanc, indiscernable, à l’œil européen, de n’importe que! rejeton de la famille de Japhet, esclave toutefois, assimilé aux brutes ou aux quasi-brutes, dont la traite clandestine approvisionne l’Amérique, uniquement parce qu’il est né d’une femme de couleur et d’une femme esclave!
On ne peut méconnaître qu’il n’y ait là un degré d’atrocité et d’abomination de plus, fait pour redoubler l’intérêt qui s’attache à la malheureuse victime, et accroître, s’il est possible, la haine que nous inspire, sous n’importe quel nom, l’asservissement de l’homme par l’homme.
Archie, le héros du livre de M. Hildreth, est aussi blanc que vous et moi. Son père, le colonel Moore, riche proprié
taire de la Virginie orientale, l’a eu d’une femme de couleur très-blanche elle-même, mais esclave. Or, contraire
ment à l’ancien privilège de Certaines familles nobiliaires ·— où jadis chez nous « le ventre » ennoblissait, ·— dans le sud de l’Union américaine, comme au reste dans tous les pays à esclaves, a le ventre » dégrade. L’enfant suit la condi
tion de la mère, c’est-à-dire qu’il n’a point d’état civil ; qu’il est une chose, non un homme. Quant au père-pro
priétaire, il a le double agrément de travailler à ses plaisirs et d’accroître, non sa famille, mais ses possessions et ses troupeaux : autant d’enfants, alitant d’esclaves. Il est ordi
nairement marié en «justes noces,» mais cela ne l’empêche point de peupler sa terre de misérables qui, dans leurs jeunes ans, seront le jouet, battu et méprisé, de la progéniture légitime, et plus tard appartiendront aux durs tra
vaux de la glèbe, sous le fouet de Γoverseer qui déchirera leur peau, fera jaillir leur sang et leur arrachera des cris de désespoir et de douleur, sans que le. père, souvent témoin,
souvent lui-même ordonnateur du supplice, sente fondre en lui les glaces de sa farouche impassibilité. Que si quel
que secret élan de pitié vient parfois à vibrer en lui, il le
réprimera et le cachera avec autant de soin qu’on en met à dissimuler un sentiment criminel.
Et ne croyez pas qu’il s’agisse ici d’une monstrueuse exception. Le père d’Archie (l’esclave blanc) est au contraire un homme d’une loyauté et d’une respectabilité universel
lement reconnues. Il se montre fort bon père de famille, au moins dans l’intérieur de son ménage. Il a eu six enfants de ses mulâtresses : tous sont esclaves et, bien que con
naissant leur situation, gémissent du malin au soir sons les mauvais traitements et sous les coups. Mais le colonel Moore, (le père d’Archie) « n’en était pas moins ce qu’on « nomme un excellent homme (a good naturtd man). Pér
il sonne n’eût révoqué en cloute son honneur ; jamais il
« n’eût songé à attenter à celui de la femme ou de la fille « d’un voisin. Il eût considéré, et en ceci d’accord avec le « code de l’honneur en vigueur dans la Virginie, cet acte,
« comme un noirwtrage, ne se pouvant laver que dans le « sang de l’offenseur. En dehors de cela, il ne connaissait « ni objection ni obstacle. Endurci autant qu’enhardi par « une impunité certaine, du moment où il s’agissait d’es« claves, il considérait la plus affreuse injure que l’on pût « faire à une femme comme une plaisanterie, un sujet de « gaieté propre à dérider les convives, quand circule la « quatrième bouteille, infiniment plus que comme une « chose sérieuse, ou seulement cligne de remarque. »
Le malheureux Archie, élevé sous ce maître ou ce père dénaturé, fut d’abord traité avec quelque douceur; mais ensuite, ayant eu l’infortune de tomber amoureux de Cassy (1), une jeune esclave blanche du domaine du colonel Moore, il eut à endurer les plus horribles traitements de la part de ce dernier, et n’eut d’autre ressource que de prendre ! f-uh;, ,ap:- ès avoir (;V -fi rer sotie les : ope rie son
! .amant-. , . : 4. res sépares prirent le parti de la fuite. La desprS iiii& de cette première et malheureusement infructueuse tentative d évasion est on ne peut plus attachante. Livrés à la fureur de leur père et tyran par la trahison d’un certain Gordon à qui ils s’é taient fiés et qui devait pourtant la vie à Archie, mais n’a
vait pu résister à l’appàt d’une récompense de cinq cents dollars, les deux malheureux jeunes gens ne rentrent sous le toit paternel que pour subir un si horrible traitement que notre plumé se refuse à en retracer le détail. Nous voudrions croire que l’auteur, emporté par le feu de sa conviction, par la sainte chaleur de son zèle abolitionniste, a ici quelque peu outré le tableau.
Quoi qu’il en soit, Archie, laissé pour mort sous le fouet, et en quelque sorte tué de la propre main de son père, n’é
chappe que par la force toute-puissante de la jeunesse aux suites des épouvantables sévices dont il a été la victime.
Cassy est perdue pour lui (ils ne se reverront que beaucoup plus tard et après bien d’autres traverses). Elle-même a besoin de toute son énergie, de toul son désespoir pour lutter contre les tentatives de cet odieux colonel Moore, si honnête homme du reste, et si bon démocrate, et si inca
pable de. faire tort, fût-ce d’un farthing, au plus abject des blancs. Cet homme toutefois conserve encore, malgré lui et en s’en irritant, quelque faible vestige, sinon de sentiment, au moins d’instinct humain, et au moment où la malheu
reuse Cassy va succomber sous le double ascendant de sa force comme homme et de son pouvoir comme maître, elle l’arrête par ce cri terrible et le foudroie : « Que voulez« vous de votre fille?... »
Archie cependant, à peine guéri de ses graves et profondes blessures, est envoyé sur un marché voisin pour y être vendu. Depuis le jour où il a failli expirer sous la main du forcené à qui il doit le triste bienfait de la vie, il n’a plus revu son père, et ainsi s’accomplit leur séparation éternelle. Ces scènes de ventes d’esclaves se retrouveront plusieurs fois dans le volume, et toujours avec des détails inattendus et pathétiques, des traits nouveaux et variés. Nous ne sau
rions mieux faire pour donner au lecteur une idée tant de ces incroyables mœurs que de la manière émouvante, bien que simple et sobre, de l’écrivain américain, que de transcrire ici cette première scène d’abominable trafic :
« Au jour fixé, raconte l’esclave blanc, je fus conduit sur « le marché, enchaîné des pieds et des mains. Toute la mar« chandise était déjà en étalage; mais comme il s’écoula « quelque temps avant la mise en vente, j’eus le temps « d’examiner autour de moi.
« Le premier groupe qui fixa mon attention se composait « d’un vieillard dont la tête était complètement blanche, et « d’une charmante enfant de dix ou douze ans, sa petite« fille, à ce qu’il nous dit du moins. Le vieillard et la petite « fille avaient tous deux au coudes carcans reliés, vissés ραί
ο une lourde chaîne. La vieillesse de l’un, la jeunesse de « l’autre semblaient rendre un pareil luxe de précaution « bien superflu. Niais leur maître, à ce que je compris, s’é- « tait résolu à les vendre dans une boutade de colère, et « tout cet attirail de chaînes était moins une garantie qu’une « punition.
« Auprès d’eux se tenait un homme et une femme, tous « deux très-jeunes, la femme ayant un enfant dans ses bras.
« Ils paraissaient s’aimer passionnément, et se désolaient à « l’idée de tomber dans les mains de deux propriétaires « différents. Si quelqu’un delà réunion semblait manifester « quelque velléité d’achat, la femme s’adressait aussitôt à « lui, le suppliant de l’acquérir, elle et son mari, eténumé« rait avec une grande volubilité, comme si elle eût craint «qu’on ne l interrompît, les bonnes qualités de chacun.
« Quant à l’homme, il tenait ses yeux baissés, gardant un si« lence profond et morne.
« 11 y avait un autre groupe de huit ou dix hommes ou « femmes qui, riant, causant et plaisantant entre eux, sem« niaient aussi indifférents à ce qui allait se passer que s’ils « en bussent dû être les simples, spectateurs. Un apologiste de « la tyrannie n’eût pas manqué de se réjouir à cette vue, et « d’en conclure qu’après tout, le fait d’èlre vendu à l’encan « n’est pas si terrible qu’on se l’imagine. L’argument eût « au la même force que celui de ce philosophe qui, voyant « à travers les grilles d’une prison quelques criminels couκ. damnés jaser et rire, en induisait que l’attente de la ροή tence devait contenir en soi quelque chose d’exhilarant.
« Le fait est que l’esprit humain résiste à tout, et que «-rien ne le peut distraire entièrement de la poursuite du « bonheur. Puisque l’esclave chante sous son pesant har« nais, il se peul bien qu’il rie, tout en étant vendu comme « un bœuf en plein encan. Qu’est-ce que cela prouve, si« non que le tyran ne peut venir à bout, quoi qu’il fasse,
« d’éteindre complètement dans l’âme de ses victimes l’ap« tilude à la jouissance? Il n’en revendiquera pas moins à « sa louange ces restes d’élans instinctifs de la nature oppri« mée, et il osera même peut-être se vanter du bonheur « qu’il cause !
venait pas d’une simple et vaine admiration de la gloire militaire. Ce n’est point parce que le duc de Wellington a donné à l’Angleterre la suprématie du vaste empire de l’Inde, ni parce que ses victoires avaient élevé l’Angleterre é un aussi rang parmi les nations, ce n’est pas enfin parce qu’il a vaincu le vainqueur du monde, que son pays l’aimait tant, mais bien parce qu’il ne s’était point laissé aveugler par sa propre gloire, et qu’il a su, même au bruit de ses vic
toires, ne pas oublier que toute guerre a pour but suprême une paix honorable et durable. «
C’est d’Aspley-House qu’habitait le duc de Wellington, et où il est mort, que partira le cortège en se développant jusqu’il Sainl-Paiil sur une ligne de plus de trois milles de longueur. Jusqu’au jour des funérailles le corps sera resté exposé dans une chapelle ardente , .à Chelsea-Hospital (l’hôpital des invalidés de la marine) * où la population en
tière de Londres s’est portée en masse, affluence immense qui a occasionné les graves accidents dont la presse an
glaise retentit encore. On pourrait redouter de plus grands malheurs pour la journée des obsèques, s’il est vrai que des millions de curieux chercheront, à s’échelonner sur le passage du cortège. A ce sujet, un véritable engouement funèbre s’est emparé de toutes les classes de la population, et la location des fenêtres et autres places quelconques donne lieu à un trafic effréné. On cite telle maison de la Cité louée, pour quelques heures, au prix de mille livres sterling. L’agiotage s’en mêlant, il s’est vendu des éventualités de lucarnes et d’œils-de-bœuf. Aux dernières nou
velles, Londres commençait à s’emplir d’une population accourue des environs et même des provinces les plus lointaines, et les chemins de fer organisaient des trains a en·* lerrement, par imitation des trains de plaisir.
Philippe Busoni.
Ouverture du Théâtre-Italien.
Le Théâtre-Italien a fait sa réouverture mardi dernier par Otetlo. En attendant qu’il soit rendu compte de cette soirée dans notre prochaine Chronique, musicale, nous annonçons avec plaisir que cette première représenta
tion, malgré la saison tardive et jusqu’à ce jour douteuse même, s’est assez bien passée. La bonne volonté du public à venir à la salle, Ventadour est indubitable ; c’est à la nouvelle administration de ce théâtre d’y répondre convenable
ment, et de ne rien négliger pourque de nouveaux habitués des Bouffes remplacent les anciens qui n’existent plus.
Lundi prochain, 22 novembre, l’Association des artistes musiciens fêtera la Sainte-Cécile en exécutant, à l’église Saint-Eustache, une messe en musique de M. Ambroise Thomas. Une masse chorale et instrumentale de six cents exécutants servira d’interprète à cette œuvre que l’auteur du Caïd et du Songe d une nuit cl été a composée tout exprès pour cette, circonstance.
L’Esclave blanc.
The While Slave, Companion lo Oncle Tom s Cahin, par M. Hildreth, américain, auteur d’une Histoire des Etats-Unis.
Une gigantesque question, celle de l’esclavage, inhérente à une civilisation pour ainsi dire née d’hier , se dresse aujourd’hui dans toute sa hauteur de l’autre côté de l’Atlantique. L’Union américaine, fière, et à juste titre, de ses ins
titutions politiques, n’en porte pas moins au flanc line plaie hideuse, qui a failli déjà être mortelle, et le sera sans au
cun doute, si la main de l’humanité, de la religion, ne s’empresse de la fermer, de la guérir.
Ce n’est pas seulement en France et en Europe que la question est soulevée. Un cri de détresse et de malédiction contre l’exploitation et l’avilissement de toute une division de la grande famille humaine s’élève en Amérique même, et ce cri, franchissant les mers, a un retentissement sym
pathique, un écho douloureux qui se traduit par l’immense succès, en Angleterre, et en France, de la pathétique fiction de mistress Harrièt Beecher Stowe, de la Hutte dé l oncle Tom.
Ce livre étant aujourd’hui offert en feuilletons dans tous les grands journaux, comme il figurera bientôt dans toutes les bibliothèques, et même, découpé en drames, sur la plu
part des théâtres parisiens, nous n’avons plus rien à en
dire. ·— Nous avons aujourd’hui à parler au public d’un autre roman inspiré par la même pensée chrétienne, et fra
ternelle : de T Esclave blanc, d’un écrivain américain trèsdistingué, ouvrage que la librairie anglaise qualifie de Cornpanion to Uncle Tom s cabin, et réimprime en ce mdmenî, comme l’œuvre de mistress Stowe , à des nombres infinis d’exemplaires.
Il arrive trop souvent que les contre-parties ne sont que. des imitations hâtives et malheureuses, fruit et compensation du succès. Nous n’avons donc point ouvert, sans une certàihe
défiance involontaire, le tVhile Slave de M. Hildreth, dont, nous avions reçu et accepté, sans enthousiasme, la mission
de rendre, compte à nos lecteurs; mais, une fois le livre ou- vert, il ne nous a plus été possible de le fermer qu’en en
tier lu. — Nous ne comparons point ; nous ne savons, pa.- si The IVhite Slave doit être mis sur le même rang littéraire que Uncle s Tom. Peu nous importe : la littéra
ture, en pareille matière, n’est pas absolument le princi
pal. PVhite Slave et Uticle Tom s sont des pamphlets, dans
la meilleure et plus haute, acception du mot. De l’un et de l’autre on peut dire : scribitur ad prohandum, et si. par dessus le marché, le. lecteur, sans distinction de dra
peau, est intéressé et ému, aWsright! comme on dit au delà de la Manche ; on ne peut vouloir rien de plus. A ces causes, l Esclave blanc nous paraît appelé au même suc
cès que l’Once Tom : la même pensée, frémissante d’indignation généreuse, a mis au monde ces deux livres. Après ces deux livres, l’esclavage peut encore se traîner honteuse
ment, quelques années, dans l’Union; mais il est irrémissiblement condamné; l’acclamation enthousiaste qui les a accueillis, de l’un et de l’autre côlé de l’Océan, en est le signe et l’infaillible présage.
Dans la touchante fable de mistress Stowe, on a vu, ou on voit, la suite d’infortunes imméritées d’un homme de race africain* et de couleur noire, l’Oncle Tom, doué, malgré l’abjection et la dureté de son sort, de toutes les vertus qui honorent l’homme blanc, de l’âme la plus élevée. Dans l’œuvre de VI. Hildreth, il y a progrès ( au moins sous un certain rapport) sur le livre: de mistress Stowe, puisqu’il ne s’agit plus d’un de ces misérables bois d ébène négociés à la côte de Guinée ou de Dahomay, mais d’un homm
blanc, indiscernable, à l’œil européen, de n’importe que! rejeton de la famille de Japhet, esclave toutefois, assimilé aux brutes ou aux quasi-brutes, dont la traite clandestine approvisionne l’Amérique, uniquement parce qu’il est né d’une femme de couleur et d’une femme esclave!
On ne peut méconnaître qu’il n’y ait là un degré d’atrocité et d’abomination de plus, fait pour redoubler l’intérêt qui s’attache à la malheureuse victime, et accroître, s’il est possible, la haine que nous inspire, sous n’importe quel nom, l’asservissement de l’homme par l’homme.
Archie, le héros du livre de M. Hildreth, est aussi blanc que vous et moi. Son père, le colonel Moore, riche proprié
taire de la Virginie orientale, l’a eu d’une femme de couleur très-blanche elle-même, mais esclave. Or, contraire
ment à l’ancien privilège de Certaines familles nobiliaires ·— où jadis chez nous « le ventre » ennoblissait, ·— dans le sud de l’Union américaine, comme au reste dans tous les pays à esclaves, a le ventre » dégrade. L’enfant suit la condi
tion de la mère, c’est-à-dire qu’il n’a point d’état civil ; qu’il est une chose, non un homme. Quant au père-pro
priétaire, il a le double agrément de travailler à ses plaisirs et d’accroître, non sa famille, mais ses possessions et ses troupeaux : autant d’enfants, alitant d’esclaves. Il est ordi
nairement marié en «justes noces,» mais cela ne l’empêche point de peupler sa terre de misérables qui, dans leurs jeunes ans, seront le jouet, battu et méprisé, de la progéniture légitime, et plus tard appartiendront aux durs tra
vaux de la glèbe, sous le fouet de Γoverseer qui déchirera leur peau, fera jaillir leur sang et leur arrachera des cris de désespoir et de douleur, sans que le. père, souvent témoin,
souvent lui-même ordonnateur du supplice, sente fondre en lui les glaces de sa farouche impassibilité. Que si quel
que secret élan de pitié vient parfois à vibrer en lui, il le
réprimera et le cachera avec autant de soin qu’on en met à dissimuler un sentiment criminel.
Et ne croyez pas qu’il s’agisse ici d’une monstrueuse exception. Le père d’Archie (l’esclave blanc) est au contraire un homme d’une loyauté et d’une respectabilité universel
lement reconnues. Il se montre fort bon père de famille, au moins dans l’intérieur de son ménage. Il a eu six enfants de ses mulâtresses : tous sont esclaves et, bien que con
naissant leur situation, gémissent du malin au soir sons les mauvais traitements et sous les coups. Mais le colonel Moore, (le père d’Archie) « n’en était pas moins ce qu’on « nomme un excellent homme (a good naturtd man). Pér
il sonne n’eût révoqué en cloute son honneur ; jamais il
« n’eût songé à attenter à celui de la femme ou de la fille « d’un voisin. Il eût considéré, et en ceci d’accord avec le « code de l’honneur en vigueur dans la Virginie, cet acte,
« comme un noirwtrage, ne se pouvant laver que dans le « sang de l’offenseur. En dehors de cela, il ne connaissait « ni objection ni obstacle. Endurci autant qu’enhardi par « une impunité certaine, du moment où il s’agissait d’es« claves, il considérait la plus affreuse injure que l’on pût « faire à une femme comme une plaisanterie, un sujet de « gaieté propre à dérider les convives, quand circule la « quatrième bouteille, infiniment plus que comme une « chose sérieuse, ou seulement cligne de remarque. »
Le malheureux Archie, élevé sous ce maître ou ce père dénaturé, fut d’abord traité avec quelque douceur; mais ensuite, ayant eu l’infortune de tomber amoureux de Cassy (1), une jeune esclave blanche du domaine du colonel Moore, il eut à endurer les plus horribles traitements de la part de ce dernier, et n’eut d’autre ressource que de prendre ! f-uh;, ,ap:- ès avoir (;V -fi rer sotie les : ope rie son
! .amant-. , . : 4. res sépares prirent le parti de la fuite. La desprS iiii& de cette première et malheureusement infructueuse tentative d évasion est on ne peut plus attachante. Livrés à la fureur de leur père et tyran par la trahison d’un certain Gordon à qui ils s’é taient fiés et qui devait pourtant la vie à Archie, mais n’a
vait pu résister à l’appàt d’une récompense de cinq cents dollars, les deux malheureux jeunes gens ne rentrent sous le toit paternel que pour subir un si horrible traitement que notre plumé se refuse à en retracer le détail. Nous voudrions croire que l’auteur, emporté par le feu de sa conviction, par la sainte chaleur de son zèle abolitionniste, a ici quelque peu outré le tableau.
Quoi qu’il en soit, Archie, laissé pour mort sous le fouet, et en quelque sorte tué de la propre main de son père, n’é
chappe que par la force toute-puissante de la jeunesse aux suites des épouvantables sévices dont il a été la victime.
Cassy est perdue pour lui (ils ne se reverront que beaucoup plus tard et après bien d’autres traverses). Elle-même a besoin de toute son énergie, de toul son désespoir pour lutter contre les tentatives de cet odieux colonel Moore, si honnête homme du reste, et si bon démocrate, et si inca
pable de. faire tort, fût-ce d’un farthing, au plus abject des blancs. Cet homme toutefois conserve encore, malgré lui et en s’en irritant, quelque faible vestige, sinon de sentiment, au moins d’instinct humain, et au moment où la malheu
reuse Cassy va succomber sous le double ascendant de sa force comme homme et de son pouvoir comme maître, elle l’arrête par ce cri terrible et le foudroie : « Que voulez« vous de votre fille?... »
Archie cependant, à peine guéri de ses graves et profondes blessures, est envoyé sur un marché voisin pour y être vendu. Depuis le jour où il a failli expirer sous la main du forcené à qui il doit le triste bienfait de la vie, il n’a plus revu son père, et ainsi s’accomplit leur séparation éternelle. Ces scènes de ventes d’esclaves se retrouveront plusieurs fois dans le volume, et toujours avec des détails inattendus et pathétiques, des traits nouveaux et variés. Nous ne sau
rions mieux faire pour donner au lecteur une idée tant de ces incroyables mœurs que de la manière émouvante, bien que simple et sobre, de l’écrivain américain, que de transcrire ici cette première scène d’abominable trafic :
« Au jour fixé, raconte l’esclave blanc, je fus conduit sur « le marché, enchaîné des pieds et des mains. Toute la mar« chandise était déjà en étalage; mais comme il s’écoula « quelque temps avant la mise en vente, j’eus le temps « d’examiner autour de moi.
« Le premier groupe qui fixa mon attention se composait « d’un vieillard dont la tête était complètement blanche, et « d’une charmante enfant de dix ou douze ans, sa petite« fille, à ce qu’il nous dit du moins. Le vieillard et la petite « fille avaient tous deux au coudes carcans reliés, vissés ραί
ο une lourde chaîne. La vieillesse de l’un, la jeunesse de « l’autre semblaient rendre un pareil luxe de précaution « bien superflu. Niais leur maître, à ce que je compris, s’é- « tait résolu à les vendre dans une boutade de colère, et « tout cet attirail de chaînes était moins une garantie qu’une « punition.
« Auprès d’eux se tenait un homme et une femme, tous « deux très-jeunes, la femme ayant un enfant dans ses bras.
« Ils paraissaient s’aimer passionnément, et se désolaient à « l’idée de tomber dans les mains de deux propriétaires « différents. Si quelqu’un delà réunion semblait manifester « quelque velléité d’achat, la femme s’adressait aussitôt à « lui, le suppliant de l’acquérir, elle et son mari, eténumé« rait avec une grande volubilité, comme si elle eût craint «qu’on ne l interrompît, les bonnes qualités de chacun.
« Quant à l’homme, il tenait ses yeux baissés, gardant un si« lence profond et morne.
« 11 y avait un autre groupe de huit ou dix hommes ou « femmes qui, riant, causant et plaisantant entre eux, sem« niaient aussi indifférents à ce qui allait se passer que s’ils « en bussent dû être les simples, spectateurs. Un apologiste de « la tyrannie n’eût pas manqué de se réjouir à cette vue, et « d’en conclure qu’après tout, le fait d’èlre vendu à l’encan « n’est pas si terrible qu’on se l’imagine. L’argument eût « au la même force que celui de ce philosophe qui, voyant « à travers les grilles d’une prison quelques criminels couκ. damnés jaser et rire, en induisait que l’attente de la ροή tence devait contenir en soi quelque chose d’exhilarant.
« Le fait est que l’esprit humain résiste à tout, et que «-rien ne le peut distraire entièrement de la poursuite du « bonheur. Puisque l’esclave chante sous son pesant har« nais, il se peul bien qu’il rie, tout en étant vendu comme « un bœuf en plein encan. Qu’est-ce que cela prouve, si« non que le tyran ne peut venir à bout, quoi qu’il fasse,
« d’éteindre complètement dans l’âme de ses victimes l’ap« tilude à la jouissance? Il n’en revendiquera pas moins à « sa louange ces restes d’élans instinctifs de la nature oppri« mée, et il osera même peut-être se vanter du bonheur « qu’il cause !