avec elles, dans les eaux de la Maine, le tablier et les soldats qu’il portait. »
La population d’Angers fut admirable d’élan. Le sauvetage était extrêmement difficile et périlleux. On vit pour
tant de toutes parts des ouvriers, des passants, des soldats
de la garnison se jeter à l’eau et sauver un grand nombre de victimes. Vingt embarcations fendirent aussitôt les îlots furieux delà Maine; mais toutes ne furent pas heureuses, et plus d’une même faillit sombrer, étant montée par des volontaires étrangers à la navigation, qui, n’écoutant que leiir courage et l’impulsion de leur cœur, s’y étaient précipités à l’aventure.
« D’une culée à l’autre, et dans toute la largeur du pont, la rivière était couverte d’une foule compacte de malheu
reux soldats s’accrochant les uns aux autres, se débattant dans les angoisses de l’agonie, et luttant en efforts désespérés pour échapper à la mort qui les enveloppait de toutes parts.
« La Maine, fouettée par l’ouragan, se creusait en vagues profondes; chaque flot qui atteignait la ligne des nau
fragés détachait de la masse un groiipe de victimes qu’il enveloppait en tourbillonnant..,. Précipités au fond de l’a bîme, ceux-là 11’ont jamais reparu 1 »
Ce qu’aucune plume ne peut rendre, M. Tardif, artiste aussi distingué qu’ingénieur capable, a essayé de l’exprimer par le crayon et le burin. Nous avons sous les yeux la ma
ble et jusqu’au plus petit épisode de cette scène d’épouvante. Il ne se peut rien voir de plus émouvant, de plus terrible.... Un ciel noir d’orages éclaire ce tableau de dé
solation et de mort. La vieille ville d’Angers, ses larges quais, le château sombre et imposant de Louis t\, se détachent, dans une atmosphère grise et morne, des bords de la rivière encombrés d’une foule de spectateurs volant au se
cours de nos malheureux soldats. L’aspect de la rivière ne peut se décrire : rien au monde que l’art ne peut donner idée de celte scène de détresse, et ici l’art s’est fait exact et précis comme la réalité même. Γ1 n’était pas besoin d’ima
gination pour atteindre à l’effet puissant qu’a obtenu M. Tardif par le procès-verbal pittoresque de cet épouvantable sinistre.
Cette belle planche , gravée par M. Hilaire Guesnu, est dédiée par M. Tardif à l’armée française, ainsi que la rela
tion circonstanciée de la funeste catastrophe qui mit tout le pays en deuil. La vérité de l’œuvre et la triste grandeur du souvenir recommandent ce patriotique et remarquable travail, non pas seulement à l’armée, mais à la nation lout entière. Par celle nouvelle et heureuse forme dramatique donnée à l’histoire, une belle œuvre aura du moins consacré la mort tragiquement obscure de tant de braves qu’at
tendait le champ de bataille, et que les îlots fangeux d’une petite rivière ont ensevelis sans retour!
— M. le comte Du Parc d’Avangour pense que la prospérité de la France tient au développement de la Guyane.
Voilà déjà deux siècles et quart que la France, à ce compte, manque sciemment sa fortune, fl est en effet très-urgent de s’occuper de. la Guyane ; car il paraît que les importations de forçais n’y ont pas eu, malgré les efforts de M. le com
missaire générai, tout le succès de bienvenue imaginable auprès des anciens habitants. Une correspondance nous an
nonçait, l’autre jour, que ces derniers songent à vendre ou à louer leurs terres, et à quitter la place à leurs nouveaux voisins, qui jouent pourtant la comédie à ravir, prononcent des discours, et se recommandent à la belle société de Cayenne par les agréments les plus variés.
1° A vendre, comme font les Etat-Unis d’Amérique, les terrains de la colonie à tous les émigrants qui se présente
ront munis du capital nécessaire, et qui très-certainement n’en voudraient pas pour rien, si l’on avait l’inepte généro
sité de les leur offrir à ce titre. Cette observation est profonde et basée sur une très-exacte connaissance du cœur humain.
2” A payer, en terres équinoxiales, aux ayants droit les deux cents millions du fonds de réserve de L’indemnité dite des émigrés qui avaient été stipulés sous la Restaura
tion au profit des retardataires ou des lésés, et qui fu
rent biffés d’un trait de plume par le gouvernement de Louis-Philippe (janvier 1831).
Je ne connais pas assez bien la question spéciale dont il s’agit ici pour m’expliquer sur celte réclamation au fond;
mais, la prétention admise, ou même non admise, il est certain que la pensée d’improviser en Guyane trente mille colons des plus qualifiés de France est neuve du moins, et, à ce point de vue, vaut la peine d’être examinée,
Mais la question est comment les indemnitaires s’accommoderont du contact des subordonnés spéciaux de M. Sarda-Garriga. — il est vrai, dit M. le comte d’Avau
gour, qu’ils ne seront nullement tenus de résider. Nous craignons fort que, dans ce cas, la mesure proposée n’abou
tisse, d’une pari, qu’à uneindemndé fictive , de l’autre,
qu’à une nouvelle déception coloniale aussi complète que possible. On ne cultive pas par procuration , surtout à quinze cents lieues de distance. Les nouveaux terriens ^de la Guyane seront des propriétaires nominaux, et, s’ils s’embarquent, qu’ils aient présente à la pensée la funeste et tragi-comique expédition du Kourou !
Comme nous nous abstenons ici de politique, nous indiquerons à peine, en passant, l’opinion assez neuve aussi de l’auteur sur la valeur du mot : empire. Selon lui, LouisXVIIt ne subit les Cent-Jours, et Charles X ne fut renversé du trône, que pour n’avoir pas, l’un ni l’autre , assumé sur leur tète le plus haut titre monarchique, celui d empereur.
On le voit, il y a beaucoup d’imprévu dans la brochure de
M. le comte d’Avaugour : rare éloge, par les publications qui courent, et auquel nous ne saurions en vérité qu’ajouter.
.— La France se glorifie, non sans titres, de sa puissance de rayonnement intellectuel et social sur tous les peuples du globe ; mais il s’en faut bien que cette prééminence indé
niable soit pour elle un monopole, ainsi que quelques-uns s’en targuent. Nous recevons journellement de l’étranger, et de bien des côtés, des écrits qui attestent que nous avons partout des émules sérieux, instruits, éloquents même, et, si nous n’y prenions garde, capables de nous battre en no
tre propre langue. Voici un jeune Péruvien, M. Toribio Pacheco, dont l’éducation s’est faite en Belgique, et dont la thèse pour le doctorat ès-seiences politiques et adminis
tratives promet au monde scientifique, un économiste de plus, de même que la façon claire, serrée, logique , inci
sive dont il déduit ses idées sur le phénomène primordial de la formation des richesses, annonce un écrivain dans la sérieuse et bonne acception (lu mot. M. Toribio Pacheco,
qui débute dans la carrière, a le précieux avantage de n’è- tre inféodé à aucune secte; je crois qu’il se préservera de
cet écueil, mort du talent, refuge de la médiocrité; car une indépendance complète de pensée est le caractère dis
tinctif de sa nerveuse et sobre argumentation. Il se défend de l absolu avec autant de soin que, d’autres en mettent à le poursuivre. Il respecte les maîtres, mais ne s’interdit pas de les juger. Il accepte le libre-échange en théorie,
mais il sent que le monde, ayant dès longtemps dévié des règles de la raison pure, n’y peut revenir, sous peine de remèdes pires que le mal, sans les plus grands ménage
ments, peu à peu, en tendant toujours vers l’idéal, mais sans se flatter d’y atteindre. 11 élucide à merveille les dif
ficiles questions du capital et de la rente. Il ne réfute pas moins bien l’iUihéral entêtement desproleotionnistes quand même, que, l’ardeur généreuse, mais lin peu entière, des fibre-échangistes radicaux. Nombre de gens s’apitoient sur le sort des propriétaires terriens « dont la rente va s’amoin
drissant sans cesse. » M. Thiers lui-même a prêté l’autorité
de son talent à cette erreur qu’a su fort bien percevoir et mettre en lumière M. Toribio Pacheco. —Ce n’est point la rente qui diminue, remarque-t-il avec une ingénieuse justesse, c’est le capital qui augmente. 11 n’y a pas de quoi
se plaindre. — En effet, telle terre qui, il y a trente ans,, représentait cent mille francs et en rapportait quatre mille, en vaut peut-être aujourd’hui deux cent mille, par suite de l’extrême demande, bien que le -fermage ou la rente soit loin d’avoir augmenté dans la même proportion. —En bonne conscience, peut-on dire que le.propriétaire ail subi un dommage ?. Il reçoit moins, c’est vrai, proportionnellement (parce que le premier résultat de l’affluence des ca
pitaux est de faire baisser la rente), mais il possède davan
tage, et, en somme, il reçoit plus par le simple intérêt de deux on trois pour 100 qu’il tire (le son fonds qu’à l’époque •où le fermier lui en payait quatre ou cinq. De quelque façon que l’on tourne et retourne la question, il est infiniment meilleur de posséder deux cent mille francs rappor
tant deux et demi pour 100, que cent mille en rapportant quatre. Telle est pourtant l’étrange confusion où tombe le prolectionisme à outrance.
Appréciant le rôle économique de l’Etat, M. Pacheco se montre le digne élève et continuateur des Jovelkinos, des Santoro et des Fierez Estrada, ces éminents publicistes de la Péninsule, qui ont si énergiquement réagi contre les
funestes tendances envahissanles de l’ancien gouvernement espagnol. 11 est pour la liberté, mais il ne tombe point dans les déclamations banales lancées, à propos d’impôt, à la tête de tout gouvernement, et dont le fond est de nier la nécessité du pouvoir. Il est vrai qu’à leur tour presque tous les gouvernements tombent volontiers dans un autre sophisme, qui est de dire aux nations : « Qu’importent de gros impôts, puisqu’on vous les rend en rosée bienfaisante? Vous êtes la vapeur qui alimente la pluie, laquelle fécon
dera vos terres.» —De part ni d’autrç ces raisonnements ne résistent à un examen sérieux. Rien de trop, voila la devise. L’impôt est un mal nécessaire ; mais c’est un mai, et le gros bon sens public, si haut qu’on lui ait fait sonner les avantages de cet excellent placement, en a toujours jugé ainsi.
— M. Alphonse Courtois a, sur le rôle économique de l’a giotage, une façon devoir très-particulière : il n’est point d’avis de le supprimer ; il juge l’entreprise impossible, et pense qu’il faut seulement tendre à le moraliser en le léga
lisant, c’est-à-dire en faisant tomber l’exception de droit qui refuse de sanctionner les marchés à terme ou paris sur le cours des effets publics. C’est une opinion qui peut rencontrer et qui trouvera sans doute de nombreux contra
dicteurs; mais du moins elle est le fruit d’une étude sérieuse de la matière, et fauteur a le courage de son avis.
séparer un peu trop le domaine de la morale de celui de sa science favorite. «Une nuance imperceptible les distingue, » dit-il quelque part. C’est un abîme que jettent, au con
traire, entre eux quelques-uns de ses aphorismes. Au nom de son respect illimité pour la liberté des transactions, je ne dirai pas qu’il approuve, mais il admet et excuse tout,
et même les plus grands écarts de l’intérêt personnel lui semblent chose très-normale, très-naturelle, pour ne pas dire légitime. « Ne voit-on pas, dit-il, même dans les famil« les, un parent désirer fnpelto la mort d un autre parent,
« rien que pour devenir son héritier?... C’est qu’il est dans « la nature humaine de désirer son bien-être, même par la « ruine et la mort de ses semblables; niais ce qui n’est pas « dans la nature, c’est d’agir de manière à amener ces ré« suitals. » J’en demande mille pardons à M. Courtois :
tout cela est dans la nature, et ce qui le prouve bien, c’est que nombre de gens ne se bornent point à souhaiter in petto la mort de leurs semblables. Tout est dans la nature; mais la nature, prise pour guide exclusif, conduit droit l’homme aux plus honteux, aux plus monstrueux dérègle
ments. Trouvez-moi un vice ou un crime dont le germe ne soit point virtuellement dans la nature? Laissez seulement se développer en plein tous les mauvais instincts, et vous verrez tout ce qui sort de ce naturalisme à outrance, qui semble le dernier mot de cette école quiétiste et pessimiste à la fois dont fait partie M. Courtois.
Selon lui, l’Etat n’a rien à faire pour la moral Isa! lot de l individu, et « il n’a même pas qualité pour l’entre« prendre, parce que cela lui est impossible. » J’accorde volontiers à M. Courtois qu’on exagère beaucoup le rôle et la puissance de l’Etat ; mais enfin ceux qui : ont à la tête du pouvoir sont toujours censés les plus dignes, et il dépend d’eux de l’être en effet, en usant des immenses ressources de tout genre dont ils disposent et du prestige de l’autorité en France pour imprimer à un pays si sympathi
que l’une de ces grandes directions morales qui relèvent et réhabilitent un peuple, lorsque, pour son malheur, il a trop
écouté la voix des penchants naturels, et ne reconnaît plus qu’un dieu : l’intérêt ; plus qu’un mobile : le plaisir!
— Le singulier spectacle que présente aujourd’hui la Belgique, divisée, connue un fruit en deux parts, entre ses deux grands partis politiques, a paru généralement un fait grave, et quelques-uns même y ont vu un symptôme menaçant, tant pour l’avenir du pays que pour celui du régime constitutionnel. Un publiciste évidemment fort dis
tingué, bien que son nom soit peu connu encore, M. Deheselie, de Verriers, n’est point du tout de cet avis, et les raisons qu’il donne à l’appui de son dire sont spécieuses et persuasives. Selon lui, bien loin que l’antagonisme déclaré des libéraux et des catholiques ait nui jusqu’ici ou doive nuire aux intérêts de son pays, la Belgique a progressé et grandira en raison même de cette compétition émulalive des deux grandes fractions rivales. « Tout pouvoir est de « sa nature envahissant, a dit Montesquieu, jusqu’à ce qu’il « trouve un obstacle. » Si l’obstacle, est permanent, et, pour ainsi dire, endémique, qu’en résulte-t-il ? une transac
tion naturelle et de tous les instants entre les deux partis. Chacun d’eux sent le besoin de s’amoindrir, d’émousser ses aspérités, afin de se rendre acceptable. Autant que pos
sible, il élargit le terrain où il est permis de s entendre ; la différence entre les deux parties belligérantes est tellement peu accusée, tellement affaire de nuance, qu’elle devient imperceptible à quiconque n’a pas une notion profonde de la nature spéciale des passions en jeu et des intérêts en litige. Nulle part on ne trouvera des libéraux plus reli
gieux, des catholiques plus constitutionnels. Le maintien du culte et du gouvernement, voilà sur quoi tout le monde est d’accord. On voit qu’il y a loin de ces querelles aux nôtres, où le principe même de l ordre existant, tantôt l au
torité, tantôt la liberté, est sans cesse battu en brèche. Le clergé voudrait une extension de crédit, une part dans l é
ducation, que les libéraux lui refusent; mais il ne prétend pas pour cela, comme certains publicistes de sacristie le réclament chez nous, à la suprématie universelle par l abru
tissement de la raison. De ces mutuelles concessions, qui n’auraient peut-être pas lieu sans cette tenue en respect
perpétuelle d’un parti par l’autre, la Belgique recueille une stabilité et une prospérité faites pour rendre jaloux des Etats plus puissants qu’elle.
A l’envoi de sa remarquable brochure M. Deheselle a joint, et nous l’en remercions, un piquant écrit sur les tra
vaux publics de son pays, travaux qui ont reçu là, comme
ailleurs, un développement hors de loule proportion avec les ressources et même les nécessités du territoire. La fu
reur des chemins de fer a sévi principalement en Belgique, et l’on a dirigé (sur le papier, heureusement) des embran
chements de railways sur une foule rie localités tellement insignifiantes, que, pour en citer un exemple curieux, une compagnie, frappée de l’obligation d’étendre son réseau jusqu’à Bastogne (connaissez-vous Bastogne? On y compte 2,000 âmes, et on y fait du pain d’épices), offrait de trans
porter les Bastognais gratis où ils voudraient, de leur faire une subvention même, à la condition de n’être point forcée d’exécuter l’embranchement.
Tous ces travaux, petits et grands, railways et canaux, étaient votés pour des centaines de millions, lorsque sur
vint le 2 décembre, qui les ajourna tous à des calendes in
déterminées. Il a fallu songer à augmenter l’armée, le quart d’heure de réflexion est venu, et il est vraisemblable que Bastogne, Lierre et autres villes de même ordre seront pri
vées, au moins pour longtemps, de l’onéreux pelii joujou qu elles croyaient déjà tenir. Avis à nous. N’est-ce pas, au surplus, une de ces grandes bizarreries du sort, que le même événement qui arrête l’élan des travaux publics en
Belgique, soit précisément celui qui donne aux nôtres une si générale et si prodigieuse impulsion?
— M. Léon Fougère reprend et complète ses excellents Selectæ de nos grands classiques français, à l’usage de la jeunesse. Ceux dont nous avons rendu compte il y a peu de mois s’adressaient particulièrement aux élèves des classes supérieures des lycées. En voici d’autres, prose et vers, ap
prouvés par le ministre de l instruction publique pour les
précédents degrés de renseignement (classes de sixième, de. cinquième et de quatrième). J’estime, pour ma part, que les uns et les autres seraient encore mieux placés dans les mains des gens de notre âge que dans celles de nos jeunes versiopnaires du De viris ou de Tacite. De, tels recueils sont précieux, et à notre paresse, et, disons-le aussi, à notre
goût plus épuré que ne l’est celui du college. Il faut bien des circuits, quoi qu’en ait dit Rousseau, bien de rudes ex
périences et bien des mécomptes, pour en arriver à conce
voir pleinement, à aimer le grand et le simple. J’ai peine à me figurer que ce même moraliste ou ce même grand ora
teur qui fait aujourd’hui nos délices, puisse être accepté du lycée autrement que comme un ennuyeux prêcheur.·—Quoi qu’il en soit, le nouveau recueil de M. Feugère se distingue par la même sévérité de goût, les mêmes connaissances phi
lologiques que. nous avons déjà louées en rendant compte de son premier choix de morceaux classiques. L’un et l’autre se complètent, et l’on trouvera, notamment dans le second,
un grand poète, Régnier, qui, je ne sais pourquoi, manquait au premier, et des prosateurs comme la Rochefoucauld, Saint-Evremond et Louis XIV, qui n’y figuraient pas non plus. Félix Mornand.
La population d’Angers fut admirable d’élan. Le sauvetage était extrêmement difficile et périlleux. On vit pour
tant de toutes parts des ouvriers, des passants, des soldats
de la garnison se jeter à l’eau et sauver un grand nombre de victimes. Vingt embarcations fendirent aussitôt les îlots furieux delà Maine; mais toutes ne furent pas heureuses, et plus d’une même faillit sombrer, étant montée par des volontaires étrangers à la navigation, qui, n’écoutant que leiir courage et l’impulsion de leur cœur, s’y étaient précipités à l’aventure.
« D’une culée à l’autre, et dans toute la largeur du pont, la rivière était couverte d’une foule compacte de malheu
reux soldats s’accrochant les uns aux autres, se débattant dans les angoisses de l’agonie, et luttant en efforts désespérés pour échapper à la mort qui les enveloppait de toutes parts.
« La Maine, fouettée par l’ouragan, se creusait en vagues profondes; chaque flot qui atteignait la ligne des nau
fragés détachait de la masse un groiipe de victimes qu’il enveloppait en tourbillonnant..,. Précipités au fond de l’a bîme, ceux-là 11’ont jamais reparu 1 »
Ce qu’aucune plume ne peut rendre, M. Tardif, artiste aussi distingué qu’ingénieur capable, a essayé de l’exprimer par le crayon et le burin. Nous avons sous les yeux la ma
gnifique planche dans laquelle il a retracé de visu l’ensem
ble et jusqu’au plus petit épisode de cette scène d’épouvante. Il ne se peut rien voir de plus émouvant, de plus terrible.... Un ciel noir d’orages éclaire ce tableau de dé
solation et de mort. La vieille ville d’Angers, ses larges quais, le château sombre et imposant de Louis t\, se détachent, dans une atmosphère grise et morne, des bords de la rivière encombrés d’une foule de spectateurs volant au se
cours de nos malheureux soldats. L’aspect de la rivière ne peut se décrire : rien au monde que l’art ne peut donner idée de celte scène de détresse, et ici l’art s’est fait exact et précis comme la réalité même. Γ1 n’était pas besoin d’ima
gination pour atteindre à l’effet puissant qu’a obtenu M. Tardif par le procès-verbal pittoresque de cet épouvantable sinistre.
Cette belle planche , gravée par M. Hilaire Guesnu, est dédiée par M. Tardif à l’armée française, ainsi que la rela
tion circonstanciée de la funeste catastrophe qui mit tout le pays en deuil. La vérité de l’œuvre et la triste grandeur du souvenir recommandent ce patriotique et remarquable travail, non pas seulement à l’armée, mais à la nation lout entière. Par celle nouvelle et heureuse forme dramatique donnée à l’histoire, une belle œuvre aura du moins consacré la mort tragiquement obscure de tant de braves qu’at
tendait le champ de bataille, et que les îlots fangeux d’une petite rivière ont ensevelis sans retour!
— M. le comte Du Parc d’Avangour pense que la prospérité de la France tient au développement de la Guyane.
Voilà déjà deux siècles et quart que la France, à ce compte, manque sciemment sa fortune, fl est en effet très-urgent de s’occuper de. la Guyane ; car il paraît que les importations de forçais n’y ont pas eu, malgré les efforts de M. le com
missaire générai, tout le succès de bienvenue imaginable auprès des anciens habitants. Une correspondance nous an
nonçait, l’autre jour, que ces derniers songent à vendre ou à louer leurs terres, et à quitter la place à leurs nouveaux voisins, qui jouent pourtant la comédie à ravir, prononcent des discours, et se recommandent à la belle société de Cayenne par les agréments les plus variés.
Pour relever la Guyane, M. le comte d’Avaugour a songé à deux moyens :
1° A vendre, comme font les Etat-Unis d’Amérique, les terrains de la colonie à tous les émigrants qui se présente
ront munis du capital nécessaire, et qui très-certainement n’en voudraient pas pour rien, si l’on avait l’inepte généro
sité de les leur offrir à ce titre. Cette observation est profonde et basée sur une très-exacte connaissance du cœur humain.
2” A payer, en terres équinoxiales, aux ayants droit les deux cents millions du fonds de réserve de L’indemnité dite des émigrés qui avaient été stipulés sous la Restaura
tion au profit des retardataires ou des lésés, et qui fu
rent biffés d’un trait de plume par le gouvernement de Louis-Philippe (janvier 1831).
Je ne connais pas assez bien la question spéciale dont il s’agit ici pour m’expliquer sur celte réclamation au fond;
mais, la prétention admise, ou même non admise, il est certain que la pensée d’improviser en Guyane trente mille colons des plus qualifiés de France est neuve du moins, et, à ce point de vue, vaut la peine d’être examinée,
Mais la question est comment les indemnitaires s’accommoderont du contact des subordonnés spéciaux de M. Sarda-Garriga. — il est vrai, dit M. le comte d’Avau
gour, qu’ils ne seront nullement tenus de résider. Nous craignons fort que, dans ce cas, la mesure proposée n’abou
tisse, d’une pari, qu’à uneindemndé fictive , de l’autre,
qu’à une nouvelle déception coloniale aussi complète que possible. On ne cultive pas par procuration , surtout à quinze cents lieues de distance. Les nouveaux terriens ^de la Guyane seront des propriétaires nominaux, et, s’ils s’embarquent, qu’ils aient présente à la pensée la funeste et tragi-comique expédition du Kourou !
Comme nous nous abstenons ici de politique, nous indiquerons à peine, en passant, l’opinion assez neuve aussi de l’auteur sur la valeur du mot : empire. Selon lui, LouisXVIIt ne subit les Cent-Jours, et Charles X ne fut renversé du trône, que pour n’avoir pas, l’un ni l’autre , assumé sur leur tète le plus haut titre monarchique, celui d empereur.
On le voit, il y a beaucoup d’imprévu dans la brochure de
M. le comte d’Avaugour : rare éloge, par les publications qui courent, et auquel nous ne saurions en vérité qu’ajouter.
.— La France se glorifie, non sans titres, de sa puissance de rayonnement intellectuel et social sur tous les peuples du globe ; mais il s’en faut bien que cette prééminence indé
niable soit pour elle un monopole, ainsi que quelques-uns s’en targuent. Nous recevons journellement de l’étranger, et de bien des côtés, des écrits qui attestent que nous avons partout des émules sérieux, instruits, éloquents même, et, si nous n’y prenions garde, capables de nous battre en no
tre propre langue. Voici un jeune Péruvien, M. Toribio Pacheco, dont l’éducation s’est faite en Belgique, et dont la thèse pour le doctorat ès-seiences politiques et adminis
tratives promet au monde scientifique, un économiste de plus, de même que la façon claire, serrée, logique , inci
sive dont il déduit ses idées sur le phénomène primordial de la formation des richesses, annonce un écrivain dans la sérieuse et bonne acception (lu mot. M. Toribio Pacheco,
qui débute dans la carrière, a le précieux avantage de n’è- tre inféodé à aucune secte; je crois qu’il se préservera de
cet écueil, mort du talent, refuge de la médiocrité; car une indépendance complète de pensée est le caractère dis
tinctif de sa nerveuse et sobre argumentation. Il se défend de l absolu avec autant de soin que, d’autres en mettent à le poursuivre. Il respecte les maîtres, mais ne s’interdit pas de les juger. Il accepte le libre-échange en théorie,
mais il sent que le monde, ayant dès longtemps dévié des règles de la raison pure, n’y peut revenir, sous peine de remèdes pires que le mal, sans les plus grands ménage
ments, peu à peu, en tendant toujours vers l’idéal, mais sans se flatter d’y atteindre. 11 élucide à merveille les dif
ficiles questions du capital et de la rente. Il ne réfute pas moins bien l’iUihéral entêtement desproleotionnistes quand même, que, l’ardeur généreuse, mais lin peu entière, des fibre-échangistes radicaux. Nombre de gens s’apitoient sur le sort des propriétaires terriens « dont la rente va s’amoin
drissant sans cesse. » M. Thiers lui-même a prêté l’autorité
de son talent à cette erreur qu’a su fort bien percevoir et mettre en lumière M. Toribio Pacheco. —Ce n’est point la rente qui diminue, remarque-t-il avec une ingénieuse justesse, c’est le capital qui augmente. 11 n’y a pas de quoi
se plaindre. — En effet, telle terre qui, il y a trente ans,, représentait cent mille francs et en rapportait quatre mille, en vaut peut-être aujourd’hui deux cent mille, par suite de l’extrême demande, bien que le -fermage ou la rente soit loin d’avoir augmenté dans la même proportion. —En bonne conscience, peut-on dire que le.propriétaire ail subi un dommage ?. Il reçoit moins, c’est vrai, proportionnellement (parce que le premier résultat de l’affluence des ca
pitaux est de faire baisser la rente), mais il possède davan
tage, et, en somme, il reçoit plus par le simple intérêt de deux on trois pour 100 qu’il tire (le son fonds qu’à l’époque •où le fermier lui en payait quatre ou cinq. De quelque façon que l’on tourne et retourne la question, il est infiniment meilleur de posséder deux cent mille francs rappor
tant deux et demi pour 100, que cent mille en rapportant quatre. Telle est pourtant l’étrange confusion où tombe le prolectionisme à outrance.
Appréciant le rôle économique de l’Etat, M. Pacheco se montre le digne élève et continuateur des Jovelkinos, des Santoro et des Fierez Estrada, ces éminents publicistes de la Péninsule, qui ont si énergiquement réagi contre les
funestes tendances envahissanles de l’ancien gouvernement espagnol. 11 est pour la liberté, mais il ne tombe point dans les déclamations banales lancées, à propos d’impôt, à la tête de tout gouvernement, et dont le fond est de nier la nécessité du pouvoir. Il est vrai qu’à leur tour presque tous les gouvernements tombent volontiers dans un autre sophisme, qui est de dire aux nations : « Qu’importent de gros impôts, puisqu’on vous les rend en rosée bienfaisante? Vous êtes la vapeur qui alimente la pluie, laquelle fécon
dera vos terres.» —De part ni d’autrç ces raisonnements ne résistent à un examen sérieux. Rien de trop, voila la devise. L’impôt est un mal nécessaire ; mais c’est un mai, et le gros bon sens public, si haut qu’on lui ait fait sonner les avantages de cet excellent placement, en a toujours jugé ainsi.
— M. Alphonse Courtois a, sur le rôle économique de l’a giotage, une façon devoir très-particulière : il n’est point d’avis de le supprimer ; il juge l’entreprise impossible, et pense qu’il faut seulement tendre à le moraliser en le léga
lisant, c’est-à-dire en faisant tomber l’exception de droit qui refuse de sanctionner les marchés à terme ou paris sur le cours des effets publics. C’est une opinion qui peut rencontrer et qui trouvera sans doute de nombreux contra
dicteurs; mais du moins elle est le fruit d’une étude sérieuse de la matière, et fauteur a le courage de son avis.
Nous lui reprocherons toutefois une tendance théorique à
séparer un peu trop le domaine de la morale de celui de sa science favorite. «Une nuance imperceptible les distingue, » dit-il quelque part. C’est un abîme que jettent, au con
traire, entre eux quelques-uns de ses aphorismes. Au nom de son respect illimité pour la liberté des transactions, je ne dirai pas qu’il approuve, mais il admet et excuse tout,
et même les plus grands écarts de l’intérêt personnel lui semblent chose très-normale, très-naturelle, pour ne pas dire légitime. « Ne voit-on pas, dit-il, même dans les famil« les, un parent désirer fnpelto la mort d un autre parent,
« rien que pour devenir son héritier?... C’est qu’il est dans « la nature humaine de désirer son bien-être, même par la « ruine et la mort de ses semblables; niais ce qui n’est pas « dans la nature, c’est d’agir de manière à amener ces ré« suitals. » J’en demande mille pardons à M. Courtois :
tout cela est dans la nature, et ce qui le prouve bien, c’est que nombre de gens ne se bornent point à souhaiter in petto la mort de leurs semblables. Tout est dans la nature; mais la nature, prise pour guide exclusif, conduit droit l’homme aux plus honteux, aux plus monstrueux dérègle
ments. Trouvez-moi un vice ou un crime dont le germe ne soit point virtuellement dans la nature? Laissez seulement se développer en plein tous les mauvais instincts, et vous verrez tout ce qui sort de ce naturalisme à outrance, qui semble le dernier mot de cette école quiétiste et pessimiste à la fois dont fait partie M. Courtois.
Selon lui, l’Etat n’a rien à faire pour la moral Isa! lot de l individu, et « il n’a même pas qualité pour l’entre« prendre, parce que cela lui est impossible. » J’accorde volontiers à M. Courtois qu’on exagère beaucoup le rôle et la puissance de l’Etat ; mais enfin ceux qui : ont à la tête du pouvoir sont toujours censés les plus dignes, et il dépend d’eux de l’être en effet, en usant des immenses ressources de tout genre dont ils disposent et du prestige de l’autorité en France pour imprimer à un pays si sympathi
que l’une de ces grandes directions morales qui relèvent et réhabilitent un peuple, lorsque, pour son malheur, il a trop
écouté la voix des penchants naturels, et ne reconnaît plus qu’un dieu : l’intérêt ; plus qu’un mobile : le plaisir!
— Le singulier spectacle que présente aujourd’hui la Belgique, divisée, connue un fruit en deux parts, entre ses deux grands partis politiques, a paru généralement un fait grave, et quelques-uns même y ont vu un symptôme menaçant, tant pour l’avenir du pays que pour celui du régime constitutionnel. Un publiciste évidemment fort dis
tingué, bien que son nom soit peu connu encore, M. Deheselie, de Verriers, n’est point du tout de cet avis, et les raisons qu’il donne à l’appui de son dire sont spécieuses et persuasives. Selon lui, bien loin que l’antagonisme déclaré des libéraux et des catholiques ait nui jusqu’ici ou doive nuire aux intérêts de son pays, la Belgique a progressé et grandira en raison même de cette compétition émulalive des deux grandes fractions rivales. « Tout pouvoir est de « sa nature envahissant, a dit Montesquieu, jusqu’à ce qu’il « trouve un obstacle. » Si l’obstacle, est permanent, et, pour ainsi dire, endémique, qu’en résulte-t-il ? une transac
tion naturelle et de tous les instants entre les deux partis. Chacun d’eux sent le besoin de s’amoindrir, d’émousser ses aspérités, afin de se rendre acceptable. Autant que pos
sible, il élargit le terrain où il est permis de s entendre ; la différence entre les deux parties belligérantes est tellement peu accusée, tellement affaire de nuance, qu’elle devient imperceptible à quiconque n’a pas une notion profonde de la nature spéciale des passions en jeu et des intérêts en litige. Nulle part on ne trouvera des libéraux plus reli
gieux, des catholiques plus constitutionnels. Le maintien du culte et du gouvernement, voilà sur quoi tout le monde est d’accord. On voit qu’il y a loin de ces querelles aux nôtres, où le principe même de l ordre existant, tantôt l au
torité, tantôt la liberté, est sans cesse battu en brèche. Le clergé voudrait une extension de crédit, une part dans l é
ducation, que les libéraux lui refusent; mais il ne prétend pas pour cela, comme certains publicistes de sacristie le réclament chez nous, à la suprématie universelle par l abru
tissement de la raison. De ces mutuelles concessions, qui n’auraient peut-être pas lieu sans cette tenue en respect
perpétuelle d’un parti par l’autre, la Belgique recueille une stabilité et une prospérité faites pour rendre jaloux des Etats plus puissants qu’elle.
A l’envoi de sa remarquable brochure M. Deheselle a joint, et nous l’en remercions, un piquant écrit sur les tra
vaux publics de son pays, travaux qui ont reçu là, comme
ailleurs, un développement hors de loule proportion avec les ressources et même les nécessités du territoire. La fu
reur des chemins de fer a sévi principalement en Belgique, et l’on a dirigé (sur le papier, heureusement) des embran
chements de railways sur une foule rie localités tellement insignifiantes, que, pour en citer un exemple curieux, une compagnie, frappée de l’obligation d’étendre son réseau jusqu’à Bastogne (connaissez-vous Bastogne? On y compte 2,000 âmes, et on y fait du pain d’épices), offrait de trans
porter les Bastognais gratis où ils voudraient, de leur faire une subvention même, à la condition de n’être point forcée d’exécuter l’embranchement.
Tous ces travaux, petits et grands, railways et canaux, étaient votés pour des centaines de millions, lorsque sur
vint le 2 décembre, qui les ajourna tous à des calendes in
déterminées. Il a fallu songer à augmenter l’armée, le quart d’heure de réflexion est venu, et il est vraisemblable que Bastogne, Lierre et autres villes de même ordre seront pri
vées, au moins pour longtemps, de l’onéreux pelii joujou qu elles croyaient déjà tenir. Avis à nous. N’est-ce pas, au surplus, une de ces grandes bizarreries du sort, que le même événement qui arrête l’élan des travaux publics en
Belgique, soit précisément celui qui donne aux nôtres une si générale et si prodigieuse impulsion?
— M. Léon Fougère reprend et complète ses excellents Selectæ de nos grands classiques français, à l’usage de la jeunesse. Ceux dont nous avons rendu compte il y a peu de mois s’adressaient particulièrement aux élèves des classes supérieures des lycées. En voici d’autres, prose et vers, ap
prouvés par le ministre de l instruction publique pour les
précédents degrés de renseignement (classes de sixième, de. cinquième et de quatrième). J’estime, pour ma part, que les uns et les autres seraient encore mieux placés dans les mains des gens de notre âge que dans celles de nos jeunes versiopnaires du De viris ou de Tacite. De, tels recueils sont précieux, et à notre paresse, et, disons-le aussi, à notre
goût plus épuré que ne l’est celui du college. Il faut bien des circuits, quoi qu’en ait dit Rousseau, bien de rudes ex
périences et bien des mécomptes, pour en arriver à conce
voir pleinement, à aimer le grand et le simple. J’ai peine à me figurer que ce même moraliste ou ce même grand ora
teur qui fait aujourd’hui nos délices, puisse être accepté du lycée autrement que comme un ennuyeux prêcheur.·—Quoi qu’il en soit, le nouveau recueil de M. Feugère se distingue par la même sévérité de goût, les mêmes connaissances phi
lologiques que. nous avons déjà louées en rendant compte de son premier choix de morceaux classiques. L’un et l’autre se complètent, et l’on trouvera, notamment dans le second,
un grand poète, Régnier, qui, je ne sais pourquoi, manquait au premier, et des prosateurs comme la Rochefoucauld, Saint-Evremond et Louis XIV, qui n’y figuraient pas non plus. Félix Mornand.