Le pont du Lignon.


PREMIÈRE APPLICATION DU SYSTÈME VERCNIAIS.
Les dessins qui accompagnent cet article ne répondent pas à son titre. Au lieu de présenter une vue du pont du Lignon, nous avons préféré montrer un projet conçu dans le même système pour relier, dans la vallée de la Saône, la montagne de Fourvières au coteau
des Chartreux. Le pont du Lignon ne diffère de celui-ci que par les dimensions.
Nous laissons néanmoins à notre correspondant toute la responsabilité de son appréciation sur le mérite supérieur des pouls <ΐHneuh ; nous avons cru devoir établir un heureux parallèle eu pla
çant en regard du monument projeté à Lyon, une vue de l’immense pont suspendu de Cubzac, qui passe pour le chef-d’œuvre du genre en France. V Illustration a déjà publié de nombreux spécimens de ces intéressantes constructions. Les récentes catastrophes des ponts d’Angers et de la Roche-Bernard témoignent assez de l’importance du problème que M. Yergniais cherche à résoudre.


(Note du Directeur.)


Un filet d’eau limpide et froide comme la neige, que réchauffaient jadis les larmes brûlantes des bergers fashionables, prend sa source dans la montagne de Loulc en fo


rez. Il passe sans prestige et sans gloire à Sauvait], Saint


George, Couvant et au pont de Crevé, où il reçoit, avec la rivière de Saint-Turin, le nom illustre de Lignon.
Ce Lignon, qui coule si doucement sous la plume du marquis d’Urf é; chanté par Delille, dont il semble murmu
rer encore les vers cadencés et monotones ; ce Lignon qui courait à la Loire tout couronné de fleurs et se croyait, au témoignage d’un vieil auteur naïf, plus glorieux d’avoir été choisi pour confident des amours d’Aslrée et de Céladon, que pour arroser les jardins délicieux de la Bastie (1), le Lignon déchu s’enorgueillit aujourd’hui d’une simple œu
vre d’art ! La nymphe bocagère a subi la loi des temps; elle vivait au seizième siècle de sentiments et de précieux lan
gage, elle préfère en ce jour l’utile à l’agréable. Honoré d’Urfé rugit dans sa tombe : vaine colère ! C’est un fait ac
compli, le Lignon est amoureux d’un pont, et cela n’est point une métaphore, encore moins un paradoxe. J’en ai la preuve. Plus petit, mais exactement semblable à cette élé
gante galerie d’anneaux évidés dont la courbe figurée par la gravure, franchit hardiment la Saône et coupe l’horizon comme un arc-en-ciel, ce monument déjà célèbre quoique achevé d’hier, est baptisé, de par la loi, du simple nom
d’un village voisin, absolument comme la vieille passerelle de bois que le nouveau pont remplace. Cela est aussi juste
que naturel ; mais la population l’entend autrement : de toutes parts villageois, citadins, riches, pauvres, qui à pied, qui à cheval ou en voiture, accourant visiter les travaux, semblaient s’être entendus pour dire : Allons au pont du Lignon ! L’ingénieur constructeur eût préféré sa dénomination technique et brevetée de pont d’IIercule. L’oreille pu
blique s’est montrée réfractaire; envers et contre tous, ou dit aujourd’hui le pont du Lignon par excellence, comme
s’il n’en existait pas d’autre sur cette rivière dont il est les amours, car il en a reçu le nom sans l’avoir demandé.
Le 26 août dernier, par une de ces belles matinées si rares en 1852, on voyait sur la berge fraîche du Lignon, à quelque distance de Saint-Etienne-le-ÎMolard, au milieu des bouquets d’aunes, se dresser une jolie salle de vei
nes et de pampres, décorée de drapeaux; sous ce toit de feuillage une collation était servie pour MM. le préfet de la Loire, les sous-préfets de Roanne et de Saint-Etienne, les membres du conseil général, parmi lesquels on distinguait M. Heurtier, directeur général de l’agriculture et du com
merce. Partis de Montbrison au point du jour, ces messieurs se disposaient à rentrer en séance, après avoir assisté à la réception officielle du pont par MM. les ingénieurs du département. Des épreuves à dessein exagérées ayant vic
torieusement démontré le succès du nouveau système,
sur un signal et en un tour de main, hommes, femmes et enfants, saisissant des pelles, eurent précipité dans l’eau les montagnes de sable qui surchargeaient le tablier; coupés, tilburys, calèches purent alors traverser le pont, recevoir et emmener la réunion d’élite, fort satisfaite des résultats de son voyage matinal, et très-confortablement rafraîchie.
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Après le départ des autorités, la fête populaire commença. J’y étais convié. La cave était creusée dans le sable; les reliefs du festin et la réserve, qui valait mieux encore, dé
frayaient une nouvelle compagnie rivalisant d’appétit et de gaieté avec la précédente. L’eau de Saint-Galmier pétillait dans le bourgogne ; le paysage s’animait de fantastiques personnages; j’évoquais pour les dessinateurs de P Illustration toute la guirlande de bergers et de bergères traditionnelles ; je rêvais en plein midi, lorsque, à ma grande sur
prise, à la porte du château de verdure se présenta le Druide. 11 tenait d’une main une couronne d’or massif, et de l’autre un long rouleau de papyrus, sur lequel étaient inscrits des vers composés par un barde à la louange de l’heureux M. Vergniais.—Vous voyez que les choses se passent encore d’une façon très-poétique sur les bords de celle rivière consacrée. Je puis en témoigner de visu et audite.
Je n’invente rien; cependant, pour dire la pure vérité, sans réminiscence locale de PAstrée, qui fut composée par Ho
noré d’Urfé à la Bastie, dans la chambre même où j’écris ces lignes, j’avoue que le Druide était tout simplement l’ai


mable curé de Saint-Etienne-le-Mollard, s’exprimant en


prose et en vers fort bien tournés, au nom des habvanls des bords du Lignon. Dans cette circonstance, le prêtre n’était point représentant de sa paroisse, mais l’ambassadeur de la vallée. La couronne n’était que de vermeil, mais
(1) Ces jardins célèbres n’existent plus. Le château de la Bastie tombe en ruines. C’est un desjplus remarquables débris de la renaissance, qu’il faut se hâter de visiter pendant qu il en est temps encore. M. Grand vient d’y fonder une féeulerie à laquelle le pont du Lignon promet beaucoup d’importance.