On doit donc louer doublement les écrivains qui valent quelque chose en dehors de leurs livres. L’esprit, les ou


vrages de M. de Rémusat le placent sans doute fort au des


sus des égards ; mais il est certain qu’il y aurait des droits particuliers, et qu’il est difficile de ne pas être poli avec un esprit, pour ainsi dire, tout imbu de politesse. Rester galant homme dans la vieille acception du mot, et prétendre au titre d’écrivain libre, audacieux, original, n’est pas aussi incompatible qu’on veut bien le croire. Il est du reste inu
tile de pousser plus loin cette digression, que permettait, que nécessitait peut-être le nom de M. de Rémusat, mais qui pourrait nous faire pèrdre de vue son nouvel ouvrage.
Les lecteurs éclairés connaissent tout ce qu’a produit M. de Rémusat : ses lissais de philosophie sont entre les mains de tout le monde. On a lu avec beaucoup d’intérêt et de charme ses intéressants mélanges publiés sous le titre de Passé et présent. Nul autre que lui peut-être n’a semé autant de clarté sur cette matière toujours si sombre et si ardue de la, philosophie allemande à la fin du dix-huitième siècle. Gomment connaître, non pas à fond, mais assez pour pouvoir au moins en parler, ces fameux systèmes de Kant,
de Fichte, de Selielling, de Hegel ? Beaucoup ont essayé de soulever le voile qui couvre ces doctrines, et n’ont fait que l’épaissir encore davantage, M. de Rémusat est le seul peut-être qui, dans un simple rapport à l’Académie des sciences morales et politiques, soit parvenu à parler de cette philosophie d’une façon un tant soit peu honnête et fran
çaise, c’est-à-dire intelligible. Avec lui, on voit s’évanouir un grand nombre de difficultés : il a su réduire à sa juste valeur cette terminologie bizarre, qui est une des causes de l’espèce de confusion que présentent les ouvrages de ces éminents penseurs allemands, d’autant plus obscurs qu’ils ont souvent l’air de courir après l’obscurité.
M. de Rémusat, esprit éminemment clair et flexible, semble se complaire depuis un certain temps aux sujets reculés dans la nuit des temps. On n’a pas oublié sa remarquable monographie d’Abailard, récit intéressant et romanesque dans certaines parties, mais qui, dans d’autres, sem
blait devoir faire reculer un savoir moins intrépide, moins dévoué que le sien. Abailard, c’est, sinon toute la scolastique, au moins une partie assez considérable de la scolasti
que. Comment donc se débrouiller au milieu d’un tel chaos? On peut dire que les deux derniers siècles avaient à peu près renoncé à déchiffrer cette glose vraiment diaboli
que qui commence avec Denys l’Aréopagite, et s’étend jusqu’à la première époque de la Réforme. Aujourd’hui, on s’y remet ; on s’attache avec une ardeur louable à cette pé


riode si singulière de l’intelligence humaine ; on veut avoir,


s’il se peut, le dernier mot du problème. Ce retour vers la philosophie du moyen âge a fait naître de très-intéressan
tes productions, en tête desquelles il convient de placer l’excellente histoire de M. Haureau. Dieu veuille pourtant qu’on ne consacre pas trop de peines à cette époque philo
sophique, que l’on a sans doute trop méprisée dans un temps, mais qu’il ne faudrait pas non plus trop estimer dans un autre.
L’histoire de Saint Anselme de Cantorbéry, que vient de faire paraître M. de Rémusat, peut être considérée comme le dignependant de son histoire d’Abailard. L’auteur a voulu ajouter comme second titre : Tableaux de la vie monas
tique et de la lutte du pouvoir spirituel avec le pouvoir temporel au onzième siècle, ce qui prouve qu’il n’a pas eu en vue seulement un homme, une doctrine, mais un ensemble d’événements, une période de l’histoire du catholi
cisme considérée dans la personne de l’un de ses chefs. Avant de parler de l’Eglise, qu’il considère avec raison, comme une institution, M. de Rémusat a le soin d’exprimer les sentiments d’indépendance et de haute impar
tialité qui dicteront ses jugements. « La révélation mise à part, dit l’auteur, l’Eglise est une institution et un pou
voir. Comme institution, elle est toute justiciable de la raison. Son organisation, ses droits, ses règles, ses garan
ties, tout cela est dès longtemps livré à la controverse. Comme pouvoir, elle a tenu une conduite, elle a une his
toire ; elle est donc responsable au jugement des hommes, qui ne lui doivent que la vérité; car la vérité seule est inviolable. » Chacun applaudira à la noble fermeté de telles pa
roles, qui annoncent ce dégagement absolu de tout esprit de parti que réclament les intérêts de l’histoire.
Qu’est-ce après tout que cet Anselme de Cantorbéry, dont bien des gens d’aujourd’hui, fort excusables du reste, con
naissent à peine le nom ? Un moine des plus humbles et des plus simples, et en même temps une lumière d’intelligence et de théologie, un philosophe éminent, un docteur ma
gnifique,& dit Abailard. U s’est élevé, on peut le dire, malgré lui au faîte des dignités ecclésiastiques. Il a eu de grandes luttes à soutenir contre les puissances séculières, mais ni l’esprit d’intolérance, ni le besoin de dominer, aucunes vues d’ambition particulière n’entrèrent dans ses pensées. Il crut n’avoir à soutenir, dans toutes les démarches de sa vie, que ce qu’il considérait comme la cause de Dieu, et ne fit que suivre la règle de sa foi et l’élan de sa conscience. Joignez à cette existence de combats la pratique constante de tous les devoirs austères, toutes les vertus chrétiennes humbles et pures constamment éveillées et debout autour de lui, puis une existence d’écrivain des plus pleines, de grands travaux sur les points les plus abstraits, les plus insolubles peutêtre de la théologie, la grâce, le libre arbitre, la prédesti
nation, etc.... Il a laissé deux ouvrages de scolastique des plus considérables, dont le seul aspect effrayerait les esprits d’aujourd’hui. Ces ouvrages semblent avoir été le délassement de cethemme unique, qui n’eut jamais un mement de
repos. On ne s’explique pas l’étonnante activité intellectuelle de ces philosophes, de ces grands théologiens du moyen âge.
M. de Rémusat, voulant faire revivre à nos yeux un des chefs de la théologie, au onzième siècle, a eu raison de re
prendre les choses dès le principe, de nous faire comme assister à la naissance de son héros, dans la ville d’Aoste, vers l’année 1033. De telles histoires n’ont aujourd’hui de mérite à nos yeux que si elles nous sont données au com
plet et dans toute leur sincérité. Le moyen âge est minutieux, plein de petits faits et de détails, et c’est par là surtout qu’il mérite de nous captiver. Il est curieux assuré
ment de voir ce. jeune enfant, issu d’une famille lombarde comblée de. tous les dons de la naissance et de la richesse, sortant un beau jour de la maison paternelle et allant trou
ver un abbé du voisinage, l’abbé Saint-Bénigne de Fruttuaria (Mabillon a conservé son nom), en lui demandant de se faire, moine. La démarche peut surprendre sans doute et être trèsjustement critiquée, mais est-elle ou non conforme à Fhsprit du temps? Voilà ce qui doit avant tout préoccuper l’historien, qui a raison de se réduire, en pareil cas, au sim
ple rôle de chroniqueur. Du reste, l abbé saint Bénigne eut le bon sens de ne pas cédera la demande de l’enfant, et de le renvoyer à la maison paternelle. Ce ne fut que beaucoup plus tard, et après avoir traversé les passions et même les écarts de la jeunesse, qu’Anselme entra sur les pas du fa
meux Lanfranc, dans l’abbaye du Bec, où il ne tarda pas à se distinguer comme écolâtre par la vivacité de son intelli
gence, la profondeur de son savoir, unissant à ces dons brillants ceux d’une âme entièrement dévouée au service de Dieu.
Voici donc Anselme établi dans l’abbaye du Bec, presque aussi célèbre alors que celle de Cluny. Il succéda, au bout de peu de temps, en qualité de prieur, à Lanfranc, qui fut obligé de se rendre à la cour de Rome pour soutenir, auprès du saint-siège, la cause de son seigneur, le fameux Guillaume le Bâtard, engagé dans un mariage que désapprou
vait le pape Nicolas IL L’historien, sans trop insister sur les détails, donne une image fidèle de cette existence dq.cloître qui ne laisse pas d’avoir, sous une apparence uniforme, ses événements et ses crises intérieures, il représente d’a­
bord son héros agenouillé devant l’autel, livré à toutes les rigueurs de la pénitence, donnant sans cesse l’exemple de l’austérité, des macérations et des jeûnes, puis employant une partie de ses nuits à corriger et à mettre au net quel
ques-uns de ces manuscrits anciens qui doivent tant au zèle et à l’érudition des monastères. Pour lui, point de ces langueurs mystiques, de ces contemplations inactives et sans fin qui absorbent la plus grande partie du temps des autres religieux et ont attiré de si justes reproches à la vie cénobitique. Jamais la méditation, la rêverie, ne ralentit un moment les ressorts de son intelligence, il avait de ces es
prits agités, fiévreux dans la théologie, qui ne se reposent, comme celui du grand Arnault, que dans l’éternité. Oue de soins d’ailleurs et de travaux dans le sein du cloître ! À cha
que instant surviennent des âmes frappées par le monde,
qu’il s’agit de recueillir et de consoler. H faut distribuer la parole de Dieu sous toutes ses formes et à tous ceux qui se présentent.
L’avancement rapide d’Anselme n’avait pas été sans exciter autour de lui certaines jalousies. Un jeune moine, du nom d’Osberne, se signalait au premier rang parmi ses détracteurs, et ne cessait de le poursuivre de ses traits satiriques. Le prieur, loin de céder à des mouvements d’hu
meur vindicative qui se forment quelquefois même au fond des âmes pieuses, préféra laisser passer le petit orage amassé par l’esprit du jeune moine. D’autres l’auraient ins
tinctivement écarté d’eux, lui prit soin au contraire de le rapprocher de sa personne en employant les caresses. Le jeune homme corrigea insensiblement les vivacités de sa nature, devint humble, soumis, prêt à se plier à toutes les rigueurs de l’ordre. Anselme espérait faire de lui un des meilleurs serviteurs de Dieu. Par malheur, une maladie cruelle le saisit ; le prieur eut beau lui prodiguer les soins les plus empressés et les plus tendres, rien ne put le rap
peler à la vie. Après quelques jours de souffrance, Osberne ferma les yeux et rendit le dernier soupir entre les bras d’Anselme, qui cherchait à la fois à le panimer et à le soute
nir dans sa lutte contre la mort. Cette peinture si simple et si vraie des derniers moments du jeune moine, doit être placée parmi les meilleures pages du livre deM. de Rémusat.
Bientôt Anselme se met à composer ses premiers ouvrages religieux, parmi lesquels on distingue celui qui a pour titre de ta hérité, où il déploie déjà ces qualités de dialec
tique subtile et raffinée, qui sera le caractère principal de sa philosophie. L’invasion de l’Angleterre par les Nor
mands, grave événement historique, dont un historien cé
lèbre a presque doublé l’importance, exerce une grande influence sur la destinée d’Anselme. Lanfranc abandonne la France pour aller revêtir, en Angleterre, la dignité épis
copale. Anselme lui succède comme directeur de l’abbaye du Bec. Il faut passer rapidement sur les événements qui s’écoulent jusqu’au temps où Anselme est nommé archevê
que de Cantorbéry, et entame avec Guillaume le Roux, au sujet des terres arrachées à son archevêché, une lutte jus
tement mémorable. Il sera toujours très-intéressant, et, on peut le dire aussi, très-rassurant pour le sort de l’humanité, de voir un simple religieux tenir tête à un conquérant, en n’opposant à l’abus de la force et au mépris des contrats d’autres armes que celles de la conscience et de la foi.
M. de Rémusat a consacré avec raison beaucoup de développement à l’histoire de cette lutte, qui tient une grande, place dans l’hisjt’ôire de son héros. Elle se complique d’ailleurs de’la querelle des investitures, qui donna, on peut le dire, le mouvement à toute la politique du moyen âge.
Les discussions qui s’élevèrent entre Guillaume le Roux et l’archevêque de Cantorbéry se continuèrent sous le règne de Henri I avec moins d’ardeur de la part du roi, mais


avec la même fermeté d’âme de la part du religieux, la même persévérance à soutenir les intérêts de son siège.


Les circonstances relatives aux divers exils d’Anselme, son retour à l’abbaye du Bec, le voyage que fit Henri Γ exprès pour le ramener, et étouffe.]· l’émotion causée par son dé
part , enfin les détails de l’espèce d’odyssée théologique qu’il entreprit à travers la France, tous ces faits, racontés avec beaucoup d’art et de soin, sont beaucoup trop nom
breux et variés pour pouvoir trouver place ici. il vaut mieux renvoyer directement au livre lui-même, qui ne. laisse échap
per aucune des particularités historiques, théologiques ou intellectuelles, propres à mettre en lumière le caractère et l’existence du pieux personnage.
Les ouvrages de saint Anselme ne sont plus lus depuis longtemps ; peut-être même est-il à souhaiter qu’ils ne tombent que dans les mains d’esprits pleins de justesse et de mesure, tel que M. de Rémusat, capable d’en offrir au public la substance seule, sans rouvrir des discussions oi
seuses et surannées. « Comment ne rencontrerions-nous pas dans ses écrits, dit l’historien de saint Anselme avec la sagacité du moraliste, cette émotion de. la charité qui se communique en s’épanchant, et qui rend la parole émou


vante à son tour ? Ses œuvres de pure spiritualité, à tra


vers les subtilités inévitables et les redites obligées, malgré l’abus des exclamations et des apostrophes , sont souvent
touchantes, et fourniraient, même aujourd’hui, d’excellents livres de piété. « Il compare ensuite les Méditations de saint Anselme à Y Imitation de Jésus-Christ et à Y Introduction à la vie dévote de saint François de Sales.
Quant aux ouvrages philosophiques qui sont la partie vraiment originale du génie de saint Anselme, on regret
tera peut-être que M. de Rémusat, après avoir donné tant
d’étendue à des détails biographiques, ait accordé si peu de place à l’analyse de ses deux grands traités le Monologion et le Prologion. Mais, en entrant trop avant dans cet examen, l’auteur risquait de se. trouver bientôten pleine dis
cussion scolastique, ce qui lui eût fai t perdre, de vue l’ensemble du sujet. Il s’agissait de nous montrer dans saint Anselme non
pas seulement le penseur, mais aussi l’archevêque, l’homme politique, le théologien. Il ne convenait donc pas qu’une des parties fût développée au préjudice des autres. Les ou
vrages philosophiques de saint Anselme, comme du reste la plupart de ces traités du moyen âge, si volumineux, abou
tissent à un principe unique, à une idée-mère, qui peut se résumer en quelques mots. Démontrer l’existence de Dieu par l’idée du très-grand, c’est-à-dire de l’être parfait, tel est le point essentiel sur lequel s’appuie toute la philosophie de saint Anselme, il a eu l’honneur de fournir à Descartes cet argument célèbre, qui est au nombre des preuves ontologiques les plus fortes de l’existence de Dieu : « L’idée de l’infini ne saurait se trouver dans l’esprit d’un être fini, si elle n’y a été mise par un êtfe infini. « On ad
mettra du reste sans peine qu’on n’ait point ici exposé le résumé que M. de Rémusat a donné des deux grands ou
vrages de saint Anselme. Le sommaire même le plus simple paraîtrait fort aride, et il est douteux qu’on puisse arriver à le rendre compréhensible. Les lecteurs de courage et de curiosité le trouveront à la fin de l’ouvrage, et pourront en
faire l’objet de leurs méditations. La philosophie, de saint Anselme n’est pas de ces choses qu’il soit permis d’étudier en courant. On applique tous ses efforts et ses pensées à la comprendre, et encore n’est-on pas bien sûr d’y parvenir.
On remarquera seulement, et sans entrer dans le fond des choses, que saint Anselme, malgré toutes ses lumières et la ferveur de son zèle, n’a pu échapper à cette accusation de panthéisme qui pèse sur tous les penseurs, et dont il faudra bien qu’ils prennent enfin leur parti. Descartes a été, comme on sait, regardé comme le grand instigateur du spinosisme ; Fénelon, dans son traité de l’Existence de Dieu, n’a pu s’empêcher lui-même de se rapprocher directement de cette doctrine. Eli quoi ! Descartes, Fénelon,
et aussi saint Anselme, tous entachés de spinosisme ! Fautil donc en conclure que quiconque, en matière de foi, es
sayera de mettre en jeu la plus noble, on peut même dire la seule des facultés intellectuelles de l’homme, la raison, se trouvera nécessairement et malgré ses intentions incliner vers le spinosisme ? Ce point une fois établi, on con
viendra que ce grief, dont on a fait un si grand usage contre les penseurs de notre temps, ne peut manquer de perdre beaucoup de sa valeur.
Avec des écrivains aussi distingués que M. de Rémusat, il est presque superflu d’insister sur le mérite du style. Le seul reproche que je me permettrai de faire à la vie de saint Anselme de Cantorbéry est peut-être un peu trop d’éten
due dans l ensemble. On se perd quelquefois dans l’infinité des détails; on aurait pu, je pense, en écarter quelquesuns sans inconvénient.Mais par combien de qualités d’esprit, de goût et de pénétration critique et philosophique, ce dé
faut n’est-il pas compensé ! Peu d’hommes ont à un aussi haut degré que M. de Rémusat le don d’attacher avec des choses assez peu attrayantes en elles-mêmes. Il est à sou
haiter que l’auteur complète bientôt cette galerie des grands penseurs du moyen âge qu’il a si heureusement ouverte. Il n’est pas si regrettable qu’on le croit de voir les esprits philosophiques s’engager dans les ténèbres de la scolastique, qui est encore a nos yeux une sorte de problème insoluble. Le moyen âge, dont on s’était trop leste
ment dégagé, n’a jamais cessé de peser sur certains points des études et des doctrines modernes. L’étudier de près,
l’examiner à fond, c’est peut-être le moyen le plus direct et le plus sûr de nous en affranchir. Arnould Fhemy.
Scènes et croquis de voyage.
LES GENS DE MEDIO PELO ET LES ESCLAVES AU PÉROU.
Par une de ces anomalies communes à certains états dé
mocratiques du nouveau monde, il existe au Pérou, en dé
connaître l’homme, sous peine d’éprouver un grand désenchantement, de trouver, a la place du poète et de l’inventeur que vous aimez, un insipide vaniteux, un sauvage insupportable. La littérature serait une triste chose, en vé


rité, si elle était réellement faite pour gâter les rapports de la vie.