les bords de la mer Noire, ce ne fut pas pour un.de ces modèles qu’il est d’usage aujourd’hui d’admirer en sonnets sous le nom de beauté païenne ou florentine; s’il fit des./i;- lies, s’il se compromit, s’il se perdit, ce fut pour une beauté plus mordante, ce fut pour la tille de l’empereur, pour cette Julie qui ressemblait tout simplement à M1 Marthe du Vaudeville (1).
Et c’est à nous, après dix-huit cents ans de civilisation, à nous, « le peuple le plus spirituel de la terre, » que l’on vient proposer sérieusement comme type du Beau ces créa
tions que dans les temps les plus reculés admirait et aimait lourdement, sauf de bien rares exceptions, le peuple le plus lourd du monde et de l’histoire ?
Ce n’est donc pas là le Beau : quoi de plus clair?
Du modèle par excellence je crois décidément avoir fait quelques tessons : maintenant, sur ces ruines, viendra-t-on nous dire encore qu’il y a un type en dehors duquel il n’est permis de trouver rien de beau, de rien admirer, presque de rien aimer?
Mais, ce point-là même admis, il faudrait choisir : qui oserait?
Car les types que nous venons d’indiquer, et qui, à la rigueur, pourraient se combiner et se confondre, ne sont pas les seuls que l’on présente comme types absolus; il en est d’autres et leurs origines sont très-notables et se valent.
Pourquoi, par exemple, donnerions-nous aux Grecs et aux Romains, la préférence sur Michel-Ange? Lui aussi avait sa théorie, qu’il a soutenue par des œuvres éclatantes.
Pour lui, le beau, nous ne mettons en question que les femmes, bien entendu,·—pour lui, la beauté, c’était la force, la force exprimée par le débordement, on dirait presque
parfois par IVcm ché d’une anatomie violente ; pourquoi la Léda ne serait-elle pas le type-maître?
Pourquoi ne croirions-nous pas plutôt à Raphaël, qui n’admettait que la grâce, la grâce rendue par de merveil
leuses qualités de contour, par le chef-d’œuvre de la ligne dite suave, c’est-à-dire non pas molle, mais en quelque façon doucement fluide, de la ligne pure, correcte, inanimée, sans accident, sans malice ? Pourquoi les inoffensives Madones ne seraient-elles pas belles exclusivement ?
Pourquoi n’irions-nous pas enfin jusqu’à Rubens, qui voyait le beau dans l’exagération et la multiplication sans exemple du potelé ?
Qui osera trancher la question ? qui prétendra décider de notre enthousiasme?
Que prouve donc cet amas de théories, toutes parfaitement appuyées, toutes parfaitement justifiées par le raison
nement et par l’exemple? Que prouve cette collection de modèles également estimables?
Qu’il n’y a point de type absolu du Beau, mais une série fort variée d’individualités parfaitement distinctes, produit soit de l’art, soit de la nature, qui ont été successivement jugées belles;
Qu’il est surtout dangereux d’opter pour l’une des espèces en litige.
La moindre raison, c’est que l’on risque devoir au moins toutes les autres se dresser immédiatement à titre d’objections insurmontables.
En outre, il faut bien reconnaître qu’en dehors de ces individualités admirables dont les théoriciens ont fait des types, les hommes, — je veux dire les Français, les seuls qui nous occupent aujourd’hui, ·—se sont, de tout temps, sans interruption, créé successivement des modèles de beauté, modèles acceptés par le caprice du moment, provisoirement intronisés, et adorés presque exclusivement.
Cette fantaisie s’est manifestée d’époque en époque, singulièrement variée, sans règle, bien entendu, sans décadence, aussi sans progrès.
Il ne faut donc pas là non plus chercher un type-maître. En effet, s’il est avéré qu’en toutes choses le temps amène le progrès, qu’à toutes choses chaque âge ajoute une perfection nouvelle, il faut avouer que le goût, que le sen
timent de la beauté échappe à cette loi, qu’en un mol on n’a pu reconnaître dans l’histoire de cette faculté de l’âme un progrès suivi.
Il y a eu d’âge en âge des changements, des changements irréguliers, imprévus : voilà tout. Chaque génération, substituant son caprice aux caprices des générations précéden
tes, est restée seule à prétendre qu’elle a bien jugé, c’està-dire qu’elle a découvert et aimé le type du Beau, la beauté unique, la beauté parfaite.
Or aujourd’hui, nous qui ne valons pas mieux que les autres, nous qui avons aussi dans cette question notre fai
blesse mignonne, n’allons avec notre outrecuidance de vieux peuple parler de g ou* fauxeX de bon goût.
Ne prétendons pas trier souverainement les époques; n’allons pas, sans autre principe que notre goût particulier, décider de leur mérite relatif en ces matières; en un mot, n’allons pas trancher d’un trait une question réellement insoluble.
Car il ne s’agit pas, nous le répétons, du progrès naturel des temps : il est donc peu probable, avouons-le, que les siècles, pris au hasard, soient plus bêtes, plus spirituels ou
sachent mieux aimer les uns que les autres. Il est difficile de croire que le grand-père se connaissait mieux en beauté que son fils, mais moins que le petit-fils ou réciproque
ment : enfin il est difficile d’admettre ces inégalités singulières d intelligence ou tout au moins de sentiment, d’ailleurs inégalités sans raison comme sans preuve.
Or, comme de génération en génération les houris de prédilection, les anges à madrigaux, les Madeleines rêvées sont loin de se ressembler, il faut bien, quoi qu’en ait dit la Bruyère, qui, après tout, ne pouvait deviner les générations qui l’ont suivi, il faut bien en conclure que rien n’est
(1) Musée du Louvre, sculpture n° 77; Julie, fille d’Auguste.
plus dépendant du goût et de l’opinion, rien n’est plus arbitraire que la beauté.
Que le beau (il n’est pas question d’art, nous le répétons), que le beau n’existe pas d’une manière absolue,
Qu’en réalité il n’y a que des goûts et des modes.
Il n’est donc point permis de poser la théorie de la beauté, mais seulement, — ce que nous voulons faire, ·— d’en écrire l’histoire.
Une dernière preuve, — c’est que de nos jours vainement nous étudions l’antiquité, la Renaissance, toutes les écoles de peinture et de statuaire, vainement nous raisonnons, nous discutons, vainement surtout nous dogmatisons;
Enfin vainement nous faisons de notre mieux pour nous donner sous une forme quelconque ce que l’on appelle par routine le sentiment du beau;
Tout cela produit simplement des théories variées et fort convenables chaque année pour les articles Salon.
Mais dans la vie réelle, dans la rue, au théâtre, au bal, à l’autel, ce que nous admirons, ce qui nous transporte, ce qui nous fait palpiter et rêver, ce que nous aimons avec passion, ce que nous sommes fiers d’aimer, enfin ce qui touche notre cœur et notre vanité, ce n’est pas un seul des types chantés, ce n’est pas même la Vénus de Milo : bien loin de là, c’est la beauté distinguée qui, je puis vous l’assurer, ne lui ressemble guère.
Je vous expliquerai tout à l’heure ce que nous entendons par là.
De même que la plupart des générations du moyen âge, de même que les Orientaux aujourd’hui encore, — les Grecs et les Romains n’y entendaient pas finesse.
Après « la ligne droite du nez » et «l’arc dessiné par le sourcil, ευγραμμ,ον, » il n’était question que de « corps aux formes arrondies, aux proportions parfaites, » de « dents blanches, » de « cheveux d’ébène » ou « d’or, » de « col de cygne» ou « d’ivoire,» de « peau plus fraîche que la roseou «plus blanche que le lait, » de « doigts de rose,»
d’ « ongles bombés, allongés et brillants ; » il ne s’agissait que de séduire les yeux, c’était une affaire de lignes et de couleurs.
Du moment qu’on avait rencontré réunis ces mérites de pastel, c’était tout.
Admirable simplicité 1 on ne demandait plus rien au ciel, on avait trouvé « Vénus, Cypris, la déesse de Paphos, la reine des bosquets d’Amalhonle, » une assez fade et fort sotte personne du reste (1).
Quand vint l’esprit, on fut plus difficile : on demanda aux lignes, aux couleurs, aux formes une signification, une intention; il fallut toucher non plus seulement les yeux,
mais surtout ce que nous appelons le goût : or, comme il n’est pas de faculté plus capricieuse, ·— avec le règne du goût, comme conséquence naturelle, inévitable,
La mode naquit.
De même qu’il y avait des modes de vêtements, il y eut, sans qu’on s’en rendît compte toutefois d’une manière aussi explicite, mais de toute évidence, il y eut des modes de beauté. Elles sont suffisamment précises, on peut les définir.
Personne ne le niera : contester le fait serait prétendre que la Diane de Gabies, la Diane à la biche, ou la Vénus de Milo ressemblent aux femmes de Jean Goujon, ou les fem
mes de Jean Goujon aux femmes de Coustou, de Claudion, de Boucher, de Coysevox, celles-ci aux personnages de Da
vid, ces créatures aux femmes d’fsabey, ou ces dernières aux femmes deM. Dubuffe, ou enfin même aux portraits de M. Biard.
Là, en effet, en suivant la chronique de l’art, nous trouvons les femmes reproduites d époque en époque, non pas précisément telles qu’elles étaient toutes, mais telles qu’elles voulaient être.
Elles voulaient naturellement ce qu avait décidé la mode. Ces modes se sont succédé, se succèdent encore tou
jours toutes-puissantes, comme nous l’avons dit, c’est-à- dire faisant loi, faisant dogme tour à tour sans conteste dans la société polie.
Non pas précisément à mesure que la civilisation a avancé, mais particulièrement à mesure que l’Esprit s’est développé, les modes de beauté se sont succédé plus rapides et surtout mieux caractérisées.
Aussi allons-nous passer rapidement sur les premières périodes du règne de la mode. Les exigences sont encore médiocres et ne touchent guère qu’à des détails.
Sous Louis XIII, sous Louis XIV surtout, on n’était belle qu’à condition d’être blonde ; demandez-moi pourquoi.
La condition était expresse à ce point que les brunes désolées en étaient réduites à dissimuler leur couleur pros
crite, éteindre leur chevelure méconnue, incomprise : elles atteignaient même en ce genre un rare degré de perfection.
Le fait est avéré, je crois ; du reste j’en trouve la preuve dans une lettre inédite de M * de Sévigné. L’indiscrète ra
conte, — cela est un peu osé, — mais en ce temps-là les femmes parlaient ainsi, et celle-là lisait Rabelais ; d’ailleurs je ne donnerai pas le texte; enfin elle raconte à sa fille [ histoire d’une grande découverte: M“° de Châtillon n’est pas blonde ! on le sait depuis l’arrestation de Bussy-Iîabutin, chez qui on a trouvé des gages singuliers : l’étiquette prouvait, à n’en pas douter, que M ,e de Châtillon, la blonde célèbre, est brune, peut-être même, du moins on doit le supposer, brune du noir le plus vif.
Ainsi les blondes étaient seules belles alors : à part ce détail sans valeur, on en était encore pour presque tout le reste, corps et visage au culte de la beauté grecque, un peu
(1) Diane chasse, Minerve pense, mais Vénus ne fait rien.
(Mythologie usuelle,)
coloriée pourtant ; si bien que le succès de Mllc de La Yallière, qui, tranchons le mot, était maigre, fit émeute; il causa parmi les gens de goût, j’enlends ceux de l’époque, un étonnement et une indignation dont, à deux siècles de
distance, M. Cousin, admirateur passionné du beau, ne peutaujourd’hui se défendre. Qu’il s’agisse de cette grosse M“° de Montespan, à la bonne heure !
Sous Louis XV commence réellement le goût en la matière qui nous occupe : la mode de beauté n’est plus seulement un caprice de détail, c’est un corps de petites lois.
On exige le nez à la Roxelane, bravement retroussé, l’œil chinois, la bouche en cerise, je veux dire très-petite, ferme, avancée , caressante; il faut des fossettes ; il en faut beau
coup : il en faut aux joues, au menton, aux épaules, que sais-je? Il en faut partout.
On exigeait une physionomie du visage, on exige aussi une physionomie du corps. Les jambes de menuet, déjà prisées sous Louis XIV, deviennent une condition indis
pensable de la beauté. Ce sont des jambes fines, allongées ; l’habitude des mules à hauts talons en a presque supprimé la forme du talon anatomique; ce sont des jambes qui, de
puis le bas du mollet jusqu’à la pointe du pied, présentent, ou semblent présenter, deux lignes en quelque façon parallèles.
De parti pris, toute l’attitude du corps se ressent de ces lignes forcées : la taille, à la fois inclinée et cambrée, rejette la poitrine en avant; le cou tendu, le nez en l’air, les lèvres au vent, complètent cette ravissante physionomie de colombe qui jetait alors les roués en extase.
Ces colombes sont de petites femmes potelées, élégantes, lascives, rieuses ; enfin c’est un ensemble enjoué, égrillard, plein de grâce voluptueuse, non pas qui s’ajuste au caractère de l’époque, mais qui est toute l’époque.
Puis tout cela vieillit, vieillit sans se renouveler. On tint bon, on se livra à un travail consciencieux de restauration;
on remplaça la jeunesse et la fraîcheur par un replâtrage subtil; la passion, par un cynisme que l’âge peut seul donner.
Ce fut une curieuse rencontre que celle des vieux roués et des vieilles colombes avec la jeune cour de Marie-Antoinette. C’est que là il fallait être jeune à tout prix, réellement, sincèrement jeune.
Marie-Antoinette était charmante. Ce n’était pas assez : elle était archiduchesse d’Autriche, reine de France; elle devait faire loi. Or, elle était jeune, il fallut de jeunes cœurs, de jeunes femmes, de jeunes idées, des modes nou
velles : c étaient des fêtes en plein jour, de folles parties de campagne, des travestissements agrestes dont la simplicité effrayante déjouait toute supercherie, un peu d’anglomanie, et aussi, car les femmes commençaient à philosopher, — des idées libérales.
Cela ne pouvait finir ainsi : la résistance du passé s’organisa.
Un beau jour, la protestation aboutit à ceci : un bal où l’on n’était point admis, si l’on n’avait trente ans au moins. La Reine, bien entendu, n’était pas invitée.
Elle accepta le défi : elle prétendit avoir raison de ces beautés vermoulues, et leur dire au moins une fois d’une façon sanglante :
« Mais vous êtes grotesques, que venez-vous faire ici? Mais vous avez une double couche de vermillon aux pom
mettes, de la cire et du bleu aux tempes, du noir aux sour
cils, du blanc d’argent au front, du rose aux joues, du carmin aux gencives ; « Et cela se voit.
«Vous êtes vieilles, décrépites, hors d’âge, très-laides. Allez vous débarbouiller, mettre un bonnet de nuit, une fontange, une grande robe à ramages; allez vous enfoncer dans un grand fauteuil à grandes oreilles, et tâchez de prendre l’air vénérable, si vous pouvez : vous êtes nos grand’mères, nos grand’mères indignes. »
Elle réunit cinq ou six de ses intimes : c’étaient le marquis de la Fayette, M “e de Lamballe, M e de Poix, que sais-je? quelques autres qui avaient encore, comme elle, le bonheur d’être exclus; et toute la charmante compagnie tomba à l improviste au beau milieu du bal, en petits chaussons, en petite blouse, en petit tablier blanc et en bourrelet.
Ce fut le dernier coup : la partie était gagnée. Il fut donc décidé souverainement qu’on n’était belle qu’à la condition d’être jeune, très-jeune, en dépit des prétentions de la maturité tant chantée de nos jours.
(La suite au prochain, numéro.)
George Roeder.
Nous empruntons aux journaux du 3 décembre le récit suivant, qui est une page historique à conserver ici.
La proclamation de l’Empire a eu lieu le 2 décembre, à dix heures, à l’Hôtel de ville.
L’IIôtel de ville avait reçu une décoration spéciale pour cette solennité. Les trois étages du palais municipal étaient ornés de faisceaux de drapeaux tricolores réunis autour d’un écusson aux armes de l’Empereur. Au bas de chaque croi
sée du premier étage étaient suspendues des tentures de velours rouge décorées du chiffre de Napoléon JH. Le bef
froi était pavoisé de bannières et de pavillons aux couleurs impériales. Des guirlandes de feuillages, soutenues par des aigles d’or, reliaient ces décorations et donnaient un caractère uniforme à 1’ornementation de tout l’édifice. Au-des
sous de la statue d’Henri IV avait été dressée une lente de velours rouge semée d’étoiles et d’abeilles d’or, et destinée à recevoir le préfet de la Seine et les autorités municipales de Paris.
Au devant de l’horloge, un grand transparent représentant les armes de Napoléon, surmontées de l’aigle et entou
Et c’est à nous, après dix-huit cents ans de civilisation, à nous, « le peuple le plus spirituel de la terre, » que l’on vient proposer sérieusement comme type du Beau ces créa
tions que dans les temps les plus reculés admirait et aimait lourdement, sauf de bien rares exceptions, le peuple le plus lourd du monde et de l’histoire ?
Ce n’est donc pas là le Beau : quoi de plus clair?
Du modèle par excellence je crois décidément avoir fait quelques tessons : maintenant, sur ces ruines, viendra-t-on nous dire encore qu’il y a un type en dehors duquel il n’est permis de trouver rien de beau, de rien admirer, presque de rien aimer?
Mais, ce point-là même admis, il faudrait choisir : qui oserait?
Car les types que nous venons d’indiquer, et qui, à la rigueur, pourraient se combiner et se confondre, ne sont pas les seuls que l’on présente comme types absolus; il en est d’autres et leurs origines sont très-notables et se valent.
Pourquoi, par exemple, donnerions-nous aux Grecs et aux Romains, la préférence sur Michel-Ange? Lui aussi avait sa théorie, qu’il a soutenue par des œuvres éclatantes.
Pour lui, le beau, nous ne mettons en question que les femmes, bien entendu,·—pour lui, la beauté, c’était la force, la force exprimée par le débordement, on dirait presque
parfois par IVcm ché d’une anatomie violente ; pourquoi la Léda ne serait-elle pas le type-maître?
Pourquoi ne croirions-nous pas plutôt à Raphaël, qui n’admettait que la grâce, la grâce rendue par de merveil
leuses qualités de contour, par le chef-d’œuvre de la ligne dite suave, c’est-à-dire non pas molle, mais en quelque façon doucement fluide, de la ligne pure, correcte, inanimée, sans accident, sans malice ? Pourquoi les inoffensives Madones ne seraient-elles pas belles exclusivement ?
Pourquoi n’irions-nous pas enfin jusqu’à Rubens, qui voyait le beau dans l’exagération et la multiplication sans exemple du potelé ?
Qui osera trancher la question ? qui prétendra décider de notre enthousiasme?
Que prouve donc cet amas de théories, toutes parfaitement appuyées, toutes parfaitement justifiées par le raison
nement et par l’exemple? Que prouve cette collection de modèles également estimables?
Qu’il n’y a point de type absolu du Beau, mais une série fort variée d’individualités parfaitement distinctes, produit soit de l’art, soit de la nature, qui ont été successivement jugées belles;
Qu’il n’y a pas lieu à généraliser ;
Qu’il est surtout dangereux d’opter pour l’une des espèces en litige.
La moindre raison, c’est que l’on risque devoir au moins toutes les autres se dresser immédiatement à titre d’objections insurmontables.
En outre, il faut bien reconnaître qu’en dehors de ces individualités admirables dont les théoriciens ont fait des types, les hommes, — je veux dire les Français, les seuls qui nous occupent aujourd’hui, ·—se sont, de tout temps, sans interruption, créé successivement des modèles de beauté, modèles acceptés par le caprice du moment, provisoirement intronisés, et adorés presque exclusivement.
Cette fantaisie s’est manifestée d’époque en époque, singulièrement variée, sans règle, bien entendu, sans décadence, aussi sans progrès.
Il ne faut donc pas là non plus chercher un type-maître. En effet, s’il est avéré qu’en toutes choses le temps amène le progrès, qu’à toutes choses chaque âge ajoute une perfection nouvelle, il faut avouer que le goût, que le sen
timent de la beauté échappe à cette loi, qu’en un mol on n’a pu reconnaître dans l’histoire de cette faculté de l’âme un progrès suivi.
Il y a eu d’âge en âge des changements, des changements irréguliers, imprévus : voilà tout. Chaque génération, substituant son caprice aux caprices des générations précéden
tes, est restée seule à prétendre qu’elle a bien jugé, c’està-dire qu’elle a découvert et aimé le type du Beau, la beauté unique, la beauté parfaite.
Or aujourd’hui, nous qui ne valons pas mieux que les autres, nous qui avons aussi dans cette question notre fai
blesse mignonne, n’allons avec notre outrecuidance de vieux peuple parler de g ou* fauxeX de bon goût.
Ne prétendons pas trier souverainement les époques; n’allons pas, sans autre principe que notre goût particulier, décider de leur mérite relatif en ces matières; en un mot, n’allons pas trancher d’un trait une question réellement insoluble.
Car il ne s’agit pas, nous le répétons, du progrès naturel des temps : il est donc peu probable, avouons-le, que les siècles, pris au hasard, soient plus bêtes, plus spirituels ou
sachent mieux aimer les uns que les autres. Il est difficile de croire que le grand-père se connaissait mieux en beauté que son fils, mais moins que le petit-fils ou réciproque
ment : enfin il est difficile d’admettre ces inégalités singulières d intelligence ou tout au moins de sentiment, d’ailleurs inégalités sans raison comme sans preuve.
Or, comme de génération en génération les houris de prédilection, les anges à madrigaux, les Madeleines rêvées sont loin de se ressembler, il faut bien, quoi qu’en ait dit la Bruyère, qui, après tout, ne pouvait deviner les générations qui l’ont suivi, il faut bien en conclure que rien n’est
(1) Musée du Louvre, sculpture n° 77; Julie, fille d’Auguste.
plus dépendant du goût et de l’opinion, rien n’est plus arbitraire que la beauté.
Que le beau (il n’est pas question d’art, nous le répétons), que le beau n’existe pas d’une manière absolue,
Qu’en réalité il n’y a que des goûts et des modes.
Il n’est donc point permis de poser la théorie de la beauté, mais seulement, — ce que nous voulons faire, ·— d’en écrire l’histoire.
Une dernière preuve, — c’est que de nos jours vainement nous étudions l’antiquité, la Renaissance, toutes les écoles de peinture et de statuaire, vainement nous raisonnons, nous discutons, vainement surtout nous dogmatisons;
Enfin vainement nous faisons de notre mieux pour nous donner sous une forme quelconque ce que l’on appelle par routine le sentiment du beau;
Tout cela produit simplement des théories variées et fort convenables chaque année pour les articles Salon.
Mais dans la vie réelle, dans la rue, au théâtre, au bal, à l’autel, ce que nous admirons, ce qui nous transporte, ce qui nous fait palpiter et rêver, ce que nous aimons avec passion, ce que nous sommes fiers d’aimer, enfin ce qui touche notre cœur et notre vanité, ce n’est pas un seul des types chantés, ce n’est pas même la Vénus de Milo : bien loin de là, c’est la beauté distinguée qui, je puis vous l’assurer, ne lui ressemble guère.
Je vous expliquerai tout à l’heure ce que nous entendons par là.
Mais procédons par ordre.
De même que la plupart des générations du moyen âge, de même que les Orientaux aujourd’hui encore, — les Grecs et les Romains n’y entendaient pas finesse.
Après « la ligne droite du nez » et «l’arc dessiné par le sourcil, ευγραμμ,ον, » il n’était question que de « corps aux formes arrondies, aux proportions parfaites, » de « dents blanches, » de « cheveux d’ébène » ou « d’or, » de « col de cygne» ou « d’ivoire,» de « peau plus fraîche que la roseou «plus blanche que le lait, » de « doigts de rose,»
d’ « ongles bombés, allongés et brillants ; » il ne s’agissait que de séduire les yeux, c’était une affaire de lignes et de couleurs.
Du moment qu’on avait rencontré réunis ces mérites de pastel, c’était tout.
Admirable simplicité 1 on ne demandait plus rien au ciel, on avait trouvé « Vénus, Cypris, la déesse de Paphos, la reine des bosquets d’Amalhonle, » une assez fade et fort sotte personne du reste (1).
Quand vint l’esprit, on fut plus difficile : on demanda aux lignes, aux couleurs, aux formes une signification, une intention; il fallut toucher non plus seulement les yeux,
mais surtout ce que nous appelons le goût : or, comme il n’est pas de faculté plus capricieuse, ·— avec le règne du goût, comme conséquence naturelle, inévitable,
La mode naquit.
De même qu’il y avait des modes de vêtements, il y eut, sans qu’on s’en rendît compte toutefois d’une manière aussi explicite, mais de toute évidence, il y eut des modes de beauté. Elles sont suffisamment précises, on peut les définir.
Personne ne le niera : contester le fait serait prétendre que la Diane de Gabies, la Diane à la biche, ou la Vénus de Milo ressemblent aux femmes de Jean Goujon, ou les fem
mes de Jean Goujon aux femmes de Coustou, de Claudion, de Boucher, de Coysevox, celles-ci aux personnages de Da
vid, ces créatures aux femmes d’fsabey, ou ces dernières aux femmes deM. Dubuffe, ou enfin même aux portraits de M. Biard.
Là, en effet, en suivant la chronique de l’art, nous trouvons les femmes reproduites d époque en époque, non pas précisément telles qu’elles étaient toutes, mais telles qu’elles voulaient être.
Elles voulaient naturellement ce qu avait décidé la mode. Ces modes se sont succédé, se succèdent encore tou
jours toutes-puissantes, comme nous l’avons dit, c’est-à- dire faisant loi, faisant dogme tour à tour sans conteste dans la société polie.
Non pas précisément à mesure que la civilisation a avancé, mais particulièrement à mesure que l’Esprit s’est développé, les modes de beauté se sont succédé plus rapides et surtout mieux caractérisées.
Aussi allons-nous passer rapidement sur les premières périodes du règne de la mode. Les exigences sont encore médiocres et ne touchent guère qu’à des détails.
Sous Louis XIII, sous Louis XIV surtout, on n’était belle qu’à condition d’être blonde ; demandez-moi pourquoi.
La condition était expresse à ce point que les brunes désolées en étaient réduites à dissimuler leur couleur pros
crite, éteindre leur chevelure méconnue, incomprise : elles atteignaient même en ce genre un rare degré de perfection.
Le fait est avéré, je crois ; du reste j’en trouve la preuve dans une lettre inédite de M * de Sévigné. L’indiscrète ra
conte, — cela est un peu osé, — mais en ce temps-là les femmes parlaient ainsi, et celle-là lisait Rabelais ; d’ailleurs je ne donnerai pas le texte; enfin elle raconte à sa fille [ histoire d’une grande découverte: M“° de Châtillon n’est pas blonde ! on le sait depuis l’arrestation de Bussy-Iîabutin, chez qui on a trouvé des gages singuliers : l’étiquette prouvait, à n’en pas douter, que M ,e de Châtillon, la blonde célèbre, est brune, peut-être même, du moins on doit le supposer, brune du noir le plus vif.
Ainsi les blondes étaient seules belles alors : à part ce détail sans valeur, on en était encore pour presque tout le reste, corps et visage au culte de la beauté grecque, un peu
(1) Diane chasse, Minerve pense, mais Vénus ne fait rien.
(Mythologie usuelle,)
coloriée pourtant ; si bien que le succès de Mllc de La Yallière, qui, tranchons le mot, était maigre, fit émeute; il causa parmi les gens de goût, j’enlends ceux de l’époque, un étonnement et une indignation dont, à deux siècles de
distance, M. Cousin, admirateur passionné du beau, ne peutaujourd’hui se défendre. Qu’il s’agisse de cette grosse M“° de Montespan, à la bonne heure !
Sous Louis XV commence réellement le goût en la matière qui nous occupe : la mode de beauté n’est plus seulement un caprice de détail, c’est un corps de petites lois.
On exige le nez à la Roxelane, bravement retroussé, l’œil chinois, la bouche en cerise, je veux dire très-petite, ferme, avancée , caressante; il faut des fossettes ; il en faut beau
coup : il en faut aux joues, au menton, aux épaules, que sais-je? Il en faut partout.
On exigeait une physionomie du visage, on exige aussi une physionomie du corps. Les jambes de menuet, déjà prisées sous Louis XIV, deviennent une condition indis
pensable de la beauté. Ce sont des jambes fines, allongées ; l’habitude des mules à hauts talons en a presque supprimé la forme du talon anatomique; ce sont des jambes qui, de
puis le bas du mollet jusqu’à la pointe du pied, présentent, ou semblent présenter, deux lignes en quelque façon parallèles.
De parti pris, toute l’attitude du corps se ressent de ces lignes forcées : la taille, à la fois inclinée et cambrée, rejette la poitrine en avant; le cou tendu, le nez en l’air, les lèvres au vent, complètent cette ravissante physionomie de colombe qui jetait alors les roués en extase.
Ces colombes sont de petites femmes potelées, élégantes, lascives, rieuses ; enfin c’est un ensemble enjoué, égrillard, plein de grâce voluptueuse, non pas qui s’ajuste au caractère de l’époque, mais qui est toute l’époque.
Puis tout cela vieillit, vieillit sans se renouveler. On tint bon, on se livra à un travail consciencieux de restauration;
on remplaça la jeunesse et la fraîcheur par un replâtrage subtil; la passion, par un cynisme que l’âge peut seul donner.
Ce fut une curieuse rencontre que celle des vieux roués et des vieilles colombes avec la jeune cour de Marie-Antoinette. C’est que là il fallait être jeune à tout prix, réellement, sincèrement jeune.
Marie-Antoinette était charmante. Ce n’était pas assez : elle était archiduchesse d’Autriche, reine de France; elle devait faire loi. Or, elle était jeune, il fallut de jeunes cœurs, de jeunes femmes, de jeunes idées, des modes nou
velles : c étaient des fêtes en plein jour, de folles parties de campagne, des travestissements agrestes dont la simplicité effrayante déjouait toute supercherie, un peu d’anglomanie, et aussi, car les femmes commençaient à philosopher, — des idées libérales.
Cela ne pouvait finir ainsi : la résistance du passé s’organisa.
Un beau jour, la protestation aboutit à ceci : un bal où l’on n’était point admis, si l’on n’avait trente ans au moins. La Reine, bien entendu, n’était pas invitée.
Elle accepta le défi : elle prétendit avoir raison de ces beautés vermoulues, et leur dire au moins une fois d’une façon sanglante :
« Mais vous êtes grotesques, que venez-vous faire ici? Mais vous avez une double couche de vermillon aux pom
mettes, de la cire et du bleu aux tempes, du noir aux sour
cils, du blanc d’argent au front, du rose aux joues, du carmin aux gencives ; « Et cela se voit.
«Vous êtes vieilles, décrépites, hors d’âge, très-laides. Allez vous débarbouiller, mettre un bonnet de nuit, une fontange, une grande robe à ramages; allez vous enfoncer dans un grand fauteuil à grandes oreilles, et tâchez de prendre l’air vénérable, si vous pouvez : vous êtes nos grand’mères, nos grand’mères indignes. »
Elle réunit cinq ou six de ses intimes : c’étaient le marquis de la Fayette, M “e de Lamballe, M e de Poix, que sais-je? quelques autres qui avaient encore, comme elle, le bonheur d’être exclus; et toute la charmante compagnie tomba à l improviste au beau milieu du bal, en petits chaussons, en petite blouse, en petit tablier blanc et en bourrelet.
Ce fut le dernier coup : la partie était gagnée. Il fut donc décidé souverainement qu’on n’était belle qu’à la condition d’être jeune, très-jeune, en dépit des prétentions de la maturité tant chantée de nos jours.
(La suite au prochain, numéro.)
George Roeder.
Proclamation de l’Empire.
Nous empruntons aux journaux du 3 décembre le récit suivant, qui est une page historique à conserver ici.
La proclamation de l’Empire a eu lieu le 2 décembre, à dix heures, à l’Hôtel de ville.
L’IIôtel de ville avait reçu une décoration spéciale pour cette solennité. Les trois étages du palais municipal étaient ornés de faisceaux de drapeaux tricolores réunis autour d’un écusson aux armes de l’Empereur. Au bas de chaque croi
sée du premier étage étaient suspendues des tentures de velours rouge décorées du chiffre de Napoléon JH. Le bef
froi était pavoisé de bannières et de pavillons aux couleurs impériales. Des guirlandes de feuillages, soutenues par des aigles d’or, reliaient ces décorations et donnaient un caractère uniforme à 1’ornementation de tout l’édifice. Au-des
sous de la statue d’Henri IV avait été dressée une lente de velours rouge semée d’étoiles et d’abeilles d’or, et destinée à recevoir le préfet de la Seine et les autorités municipales de Paris.
Au devant de l’horloge, un grand transparent représentant les armes de Napoléon, surmontées de l’aigle et entou