cation, et auquel nous recourons chaque jour, nous qui, par devoir, par état, par goût, croyons connaître cette ville prestigieuse et sans seconde ; cet enfer des chevaux, ce paradis des femmes, comme on dit; ce Sacramento, enfin, où tant d’or se mêle à tant de boue ! »
M. Amédée Achard, qui publie dans l’Assemblée nationale des lettres hebdomadaires ayant pour objet spécial de peindre, avec le talent et la verve railleuse qu on lui con
naît, les mœurs et les goûts changeants de la vie parisienne, devait apprécier un livre qu’il aurait pu écrire lui-même avec une égale connaissance du sujet de son observation quotidienne :
« Le croirait-on ! au milieu du bruit et des pompes qui entourent l’Empire naissant, au milieu du chaos et du tu
multe de la Bourse, quand tous les esprits sont comme des volcans en ébullition, un livre, qui n’est pas encore, et bien s en faut, à sa dernière page, a trouvé le moyen d’in
téresser et de plaire, d’attirer à lui l’attention et de réussir,
« Ce livre est signé de M. Edmond Texier ; il est intitulé : Tableau de Paris.
« Voilà quelque chose comme soixante-dix ou quatrevingts ans que Mercier a écrit son fameux Tableau de Pa
ris. Ce que Mercier a fait pour le dix-huitième siècle, M. Edmond Texier a voulu le faire pour le dix-neuvième ; mais, plus heureux que son prédécesseur dans cette voie féconde de la peinture et de l’analyse, il a pu ajouter à son œuvre une suite innombrable de gravures, qui peignent aux yeux les choses qu’il raconte à l’esprit, et c’est pour la mémoire un double enchantement.
« Ces gravures rappellent tout ce qui peut dans Paris étonner ou séduire; les théâtres, les monuments, les bals publics, les cérémonies officielles. Et en même temps que le crayon saisit au passage les aspects divers de la grande ville, en historien fidèle, — ce qui est bien quelque chose, — et spirituel, ce qui est mieux, M. Edmond Texier ra
conte et met en lumière les mille scènes qui font de Paris laBabylone de l’Occident ; il n’a rien omis ni des individualités de ces populations juxtaposées, ni des mœurs de cent tribus qui se mêlent, vont et viennent et s’agitent entre la barrière du Trône et la barrière de l’Étoile ; il a vu la cour d’assises, les coulisses, la Bourse, les réceptions ministé
rielles, les divans, lesraoutsdes ambassadeurs, les dîners politiques, les premières représentations, les débuts, la Morgue et l’Opéra, Longchamps et la Courtille, le bal mas
qué et les conférences de Notre-Dame, les concerts et les sermons, les revues et les émeutes, les banquiers et les loretles, les bohèmes et les hommes d’Etat, et tout ce qu’il a vu prend sous sa plume une couleur fine, pittoresque, originale, qui n’ôte rien à la fidélité du tableau.
« Le livre de M. Edmond Texier, c’est Paris pris au daguerréotype. »
Il faut se borner ; mais nous aurions encore à citer, et nous les citerons plus tard, d’excellentes appréciations dues à M. Matharel de Tiennes, dans le Siècle, à M. Brisset, dans la Gazette de France, à M. Moulin, dans le Droit, à M. Taxile Delord, dans le Charivari. M. Texier doit à ces écrivains, qui sont ses juges, tout ce que mérite une sentence équitable et bienveillante ; ses éditeurs leur doivent et leur offrent ici des remercîments.
Mais, puisque nous venons de parler d’un grand livre pour les étrennes de 1853, annonçons un bel ouvrage, puîilié par l’ancienne librairie tletzel, rue Richelieu, Notre- Dame de Paris, de M. Victor Ilugo, illustrée par M. Gérard Séguin.
Nous lisions tout à l’heure, dans le même numéro du Journal des Débats, à la suite des lignes que nous em
pruntons à M. Jules Janin, l’expression d’un regret touchant réveillé par le nom de Tony Johannot. Ce nom nous fait souvenir que Tony a laissé un album, dont nous avons déjà parlé, une collection de dessins originaux, qui ferait honneur à une collection publique, et qui serait la gloire d’un
riche amateur. Le nom de Tony nous rappelle également la dernière œuvre que la mort est venue rompre dans ses mains : les illustrations de la nouvelle édition de Georges Sand. C’est M. Maurice Sand, le fils de l’illustre écrivain,
qui continue l’œuvre inachevée de Tony Johannot. Ceux qui ont remarqué dans l’illuslration des compositions pittoresques de M. Maurice Sand, comprendront que l’héri
tage ne pouvait pas tomber en de meilleures mains, et qu’il y a même un intérêt de plus dans cette association de l’é­ crivain et du dessinateur : Les œuvres de Georges Sand illustrées par Maurice Sand. Paulin.
Les modes de beauté et d’amour.


PREMIÈRE PARTIE.


LA BEAUTÉ.
(Suite. — Voir le numéro 511.)
La physionomie à la mode sous Louis XV n’était ridicule et laide que lorsque les rides s’y mettaient. Elle s’accordait assez bien avec les idées de jeunesse qui prenaient vogue ; et comme, après tout, les mœurs n’avaient pas beaucoup changé, on continua à la trouver jolie : on y ajouta pour


tant la lèvre autrichienne de la reine; il fut aussi de bon


goût d’être blonde, comme la reine. Un peu d’anglomanie fit qu’on aima, non pas précisément la nuance de chair de nos blondes, mais ces chairs anglaises d’un rose si frais, trop frais même, et qui, sous sa transparence, semble laisser voir un blanc mat qui est toute une révélation.
On redressa un peu l’attitude, qui devint moins abandonnée, puis on minauda sur le mode inventé par M. de Boufflers, jusqu’au jour de la hideuse débâcle.
Dès lors la société est dans la rue, il faut bien l’y suivre. Les révolutionnaires s’inspiraient des plus sots souvenirs d’école ; dans leurs abominables parades, ils jouaient aux
Romains, dont ils avaient mal appris, et surtout bien mal compris l’histoire : ils devaient, pour compléter le pastiche, introniser la beauté des mégères romaines.
Ils devaient livrer à l’admiration et à l’adoration publique des Déesses de liberté, que les latins et les vieux profes
seurs eussent peut-être jugées dignes de l’emploi d’une Clélie ou d’une Agrippine, mais que nuus sommes bien plus habitués à voir, un madras sur la tête, le poing sur la hanche, se retrancher derrière un éventaire puant, pour injurier les bourgeoises économes.
Quand vint une époque plus clémente, puisant aux mêmes sources, naturellement on alla chercher les idées, les goûts, les mœurs de l’ancienne Grèce : Nouveau pastiche :
Tout le monde le sait, ce fut le temps où M Hamelin paraissait en grande loge à l’Opéra, en tenue rigoureuse d’amazone, un sein découvert, découvert jusqu’à la hanche. M” Tallien, Mmc de Beaubarnais, M“ç Récamier, allaient aux Tuileries sous un costume grec d’une merveilleuse transparence, soutenir bravement la comparaison avec les sta
tues du jardin Les femmes les plus réservées, les mères de famille, décolletées à ne pas y croire, portaient des ro
bes, ou plutôt des tuniques, qu’une agrafe, grecque relevait de. côlé jusqu’au dessus du genou.
Alors ce n’était pas comme aujourd hui ; il fallait posséder de son propre fonds des détails de statuaire que les Parisiennes, tant que dura le divertissement, se dévouèrent consciencieusement à populariser, mais à qui mainte
nant le juste mépris de la nudité grecque donne un rôle fort secondaire, et même généralement abandonné aux doublures.
Mais passons sur ces fantaisies, qui ne peuvent être considérées comme une époque; ne nous arrêtons pas là, où il ne faut voir qu’une folle mise en scène, sans raison d’être, et surtout sans raison de durée.
Arrivons à l’Empire, c’est le temps des grandes guerres, des luttes homériques; c’est aussi, par excellence, le gouvernement de la force : tout tend à l’admiration, à l’exaltation, et naturellement à l’exagération de la force physique.
Voyez un peu : un homme qui mange soixante douzaines d’huîtres est sûr d’être nommé préfet.
Tout va de pair : regardez les femmes des préfets, des conseillers, des hauts fonctionnaires de l’Empire; il ne s’a­
git que fort accessoirement de beauté romaine ou de beauté grecque : ce sont avant tout des femmes fortes.
Les grandes dames du temps ressemblent toutes à dès allégories nationales : c’est la « République aux larges lianes « d’Auguste Barbier, c’est la France, c’est l’Industrie, c’est Gérés, c’est la ville de Marseille, c’est l’Abondance, le Port de Brest ou la Charte.
Ce ne sont pas les formes énergiques, les muscles puissants que Michel-Ange aimait tant à modeler;ce sont tout simplement des beautés de haute taille, pesamment cons
truites ; ce sont dés femmes épaisses et imposantes comme un monument public, qui venaient se draper à la nouvelle cour, et prodiguer les balourdises avec des airs de Panthéon.
Vint la Restauration : alors il y eut naturellement réaction violente.
Il y eut réaction partout, car, depuis que la société s’est formée et définilivement nivelée, ce n’est plus à la cour, dans l’aristocratie, que nous devons aller chercher les modes françaises, mais dans ce mélange général, dans ce com
promis, enfin dans cette immense fusion qu’on appela dès lors le monde parisien.
En principe, on avait horreur de ce qu’on avait aimé sous l’Empire; mais, encore un peu étourdi du soubresaut, on ne savait pas ce qu’on aimerait.
Les désespoirs de Werther, dont ]e succès, du moins en France, était assez récent, la sensibilité maladive de Millevoye, enfin les douloureuses tirades île Réné, que l’on com
mença seulement alors à prendre bien au sérieux, firent litière à la sotie sensiblerie de la plupart des romanciers de la Restauration.
La faiblesse devint un mérite, la pâleur extrême fut une beauté, la maladie sembla une grâce inimitable, l’agonie enfin, le charme le plus irrésistible et le plus enivrant.
Alors toutes les noiu eUes commençaient ainsi :
« Par une belle, mais froide, matinée du mois de juin, » et se terminaient invariablement par ces mots navrants : « Quand on la releva elle était morte. »
Entre les deux phrases sacramentelles, on mettait tout ce qu’on voulait ; mais finir autrement, c’était renoncer au succès.


D’ailleurs c’eût été manquer de tact, même manquer de cœur.


Y pensez-vous? avoir l’air de croire ces. pauvres femmes capables de résister aux souffrances inouïes et incessantes de leur âme, avoir l’air de ne pas les croire toutes trèsmalheureuses et au moins mourantes!
Ce fut la saison des femmes petites, maigres, pâles, encadrées de nattes noires, «etadmirables de résignation.»
Du reste, je dois le dire, la littérature ne fut pas seule coupable : elle ne fit pas les femmes pâles, elle les trouva, et lira le meilleur parti possible des désastres que Broussais avait causés.


Car voici la véritable origine :


Vers le commencement de la Restauration, Broussais, traitant ses compatriotes comme des sujets d’hôpital, s’amusa à donner une gastrite à toute la France.
Ceci est très-sérieux : Broussais avait détraqué tous les estomacs; personne n’y a échappé; il n’est personne qui, de près ou de loin, peu ou beaucoup, n’ait payé, sa dette; il n’est personne qui, vers 1818 et les années suivantes,
ne se soit plus ou moins consciencieusement appliqué celte abominable discipline de sangsues, de gomme et d’eau
Alors, tout le monde était pâle, languissant ; je vous le répète, c’était unegaslriteet aussiune faimvalle universelles. Le mal était tel que, pour le réparer en partie seulement,
il fallut une importation anglaise : les beef-steaks, les rumpestakes, les roast-beefs, — et une importation gasconne, le docteur Benech, pour les ordonner à tout propos.
Cela est si vrai que, maintenant que Broussais est mort, Benech n’a plus de raison d’être et ne fait plus guère que des malheurs.
Mais revenons. Voilà pourquoi les femmes étaient pâles : ces femmes, si poéiisées et si poétiques, n’avaient qu’un grand mal d’estomac. Mais aussi que d’imagination et quels yeux ! Quels yeux, incessamment humides, baignés, noyés, voilés, pensifs ! Comme ils savaient relever ou plutôt travestir ces prosaïques souffrances !
Qui eût osé lire dans ce regard limpide et noblement triste autre chose que les douleurs « insondables » de l’âme? Oh ! les belles âmes, — toutes dépareillées !
Enfin, il n’y avait pas d’autre ressource, il n’y avait pas à hésiter, il fallut décréter que la Beauté c’était la beauté de l’âme.
La Beauté devenait à la portée de tout le monde. Aussi on ne s’en refusait point.
Oh ! comme elles avaient de l’âme, ces femmes maigres et pâles ! oh ! comme cela était la mode d’avoir de Pâme alors que cela l’était peu d’avoir de l’embonpoint ! oh ! les nobles âmes de ces femmes décharnées !
Et cela est dans l’ordre : le fait est constant, non-seulement pour les époques, mais particulièrement pour les individualités.
En principe, plus les femmes sont maigres, plus elles affichent d’âme.
Oh ! les femmes maigres ! des âmes énormes, exorbitantes : cela en est humiliant pour celui qui les écoute.
C’est à ne pas y croire, énormes et pures ! et surtout effarouchées ! oh ! les magnifiques sentiments ! oh ! hélas aussi les délicates restrictions! oh ! les nobles scrupules des femmes maigres !
Cela a toujours été ainsi, toujours les femmes desséchées, à n’importe quel degré, ont prétendu remplacer avec usure, par des mérites inestimables, je le reconnais, des avantages insignifiants sans doute pour les gens de goût, méprisables pour les « natures d’élite, » mais plus difficiles à sup
poser longtemps, des avantages enfin plus positivement, plus précisément calculables, ·— par conséquent, il faut bien l’avouer,— plus sûrs.
Mais n’importe : Comme Broussais avait fait consciencieusementles choses, lamajorilé était réellement immense, elle, l’emporta.
Béranger seul voulut protester : Il fut d’avis que rien n’est plus triste qu’une face blême, rien n’est plus sot qu’une mine pleurarde, rien n’est plus laid qu’une femme délabrée.
Il poussa l’opinion jusqu’à l’exagération : Partant de ces aphorismes pour choisir l’objet de son culte, il se jeta, en sens inverse, dans un excès pareil à celui qu’il combattait: il chanta les grosses femmes et le gros vin.
En regard de celles qu’il appela des « bégueules » et des « mijaurées, » il posa des types taillés sur le patron de Jeanneton et de M” Grégoire.
Ses héroïnes sont bien empaquetées de chair fraîche, voilà pour la beauté; elles « boivent de tous les vins», voilà pour l’âme.
Il était allé trop loin ; prouvant trop, il ne prouva rien ; et pourtant, un moment, par un tour de force merveilleux, son génie popularisa l’espèce : Un moment les héroïnes blafardes faillirent baisser pavillon devant les commères; un moment il accrédita ces mollets qui eurent cours à partir de 1817, ces mollets épais, lourds, grossiers, aboutis
sant à des chevilles engorgées comme la prose de Ballancbe et les vers de Baour-Lormian.
Mais cela ne dura pas. Il subsista à peine une secle, sorte de caveau apocryphe, qui se perpétue fort dédaignée.
Les «gens de goût.» s’inquiétèrent peu de ce « matérialisme grossier », et on s’attacha de plus en plus à oublier, autant que possible, l’enveloppe temporelle ; on élagua avec soin toute idée de la matière.
isabey faisait alors de charmants petits portraits dont on ne distinguait que le visage, enveloppé de gaze d’abord, puis bientôt adorablement perdu dans un fond indécis de nuages rosés.
Un autre peintre, Kinson, fort célèbre en ce temps, imagina d’exagérer celte fantaisie : il inventa des portraits d’un genre tout particulier, qu’on adorait et qui nous semblent bien grotesques maintenant. Il peignait, non plus déjà la tête, mais l’œil seul, — un seul œil au milieu des nuages.


C’était presque l’âme, ce n était plus du tout le corps.


Evidemment l’idée était excessivement spirituelle. La miniature s’en empara et arriva à des merveilles de ressemblance. Dès lors ces images sentimentales se multiplièrent à l’infini : on en fit en camées, en broches, en épin
gles, en bagues, en boucles d’oreilles, et, ce qui devait être drôle, en ferronqières même parfois : il y en eut pour toutes les coquetteries de la tendresse.
Ce n’était plus l’œil, le miroir de l’âme, c’était l’âme ellemême; les épigraphes le prouvent : un mari portait en épingle l’œil de. sa femme :


« il le suit, » avait elle écrit, « et ne t’observe pas. »


Le simple œil, l’œil mortel, aurait-il eu une aussi louable délicatesse ? C’était l âme, l’âme elle-même, saisie au vol dans un regard.
Les portraits d’fsabey n’étaient pas sur terre, ceux-là n avaient plus rien de terrestre. Quel avantage pour les femmes dévastées!
Sur ces en (refaites, la révolution de 1830 vint nous déclarer définitivement tous égaux ; dès lors tout le monde voulut être distingué. Cela est d’autant plus sot que qua
rante ans de révolution avaient jeté sur nous une teinte, une forme, et que déjà tout le monde commençait à se ressembler.
Pour vous expliquer et le mot et la prétention, je suis