obligé de remonter un peu haut, —jusqu’à l origine de la société actuelle.
Le bourgeois de 1788 vivait à côté des grands seigneurs sans en avoir, grâce à la modestie de sa position, ni les travers, ni les vices. J1 était par nécessité rangé, actif, sobre, laborieux.
C’était une lionne race, simple, se couchant de bonne heure, se levant malin, n’ayant jamais soupé, ne fumant pas encore, se nourrissant sérieusement de bon veau rôti, de gros haricot de mouton.
C’était une race saine et robuste. Elle produisit les colosses de l’Empire dont les grenadiers de la garde nous présentent le type idéal.
Ceux-ci étaient plus vigoureux encore : c’était une nature épaisse, énergique, calleuse; ils portaient les cheveux abrulis sur le front, et se lavaient peu : Ce sont nos pères.
Cette génération de l’Empire, usée par la guerre, gâlée par la peste, le typhus, la fièvre jaune, paralysée par les rhumatismes et les blessures, donna naissance à cette race maigre, hâve, chétive, rabougrie, la race actuelle. Celle-ci,
au moins, du retour de l’émigration et des étrangers envahisseurs récemment instruits eux-mêmes par leurs hô
tes et alliés, apprit à se laver, à se brosser, à se masser, à se limer, à se frotter, s’émonder, se poncer ; ce que ses pères ignoraient. Le secret avait été emporté en 1790.
Cette race était appelée à vivre de niveau d’abord avec ce qui restait de grands seigneurs, puis à prendre leur place, ou tout au moins à se fondre avec eux : elle tenta de s’élever, de s’améliorer.
Elle voulut même avoir, comme eux, de petits pieds, des mains fines. Je ne sais comment cela se fit ; mais, par la force de la volonté sans doute, elles y parvinrent ; du moins il y a des exemples.
En somme, notre génération est rachitique, mais il paraît qu’elle est distinguée.


Distinguée : il nous fallait cette consolation.


Il n’y a plus de noblesse, cela est évident. Polir trouver un grand seigneur, il faudrait, je crois, le composer tout exprès comme une mosaïque ; il faudrait choisir nos meil
leurs, prendre à l’un son esprit, à l’autre ses manières, à un troisième sa tournure, à celui-ci son épée, à celui-là sa fortune, au suivant ses éperons, enfin à tel l’air, puis au dernier les sentiments chevaleresques, car, passé quelques personnalités exceptionnelles, l’ensemble n’est plus.
Pauvre société !
Sous le Directoire, on prétendait être beau, sous la Restauration on prétendait être noble, sous l’Empire on était fort.
Or nous n’étions ni beaux, ni nobles, ni forts; il fallait être quelque chose, on se déclara distingué.
Ne nous écartons pas de notre sujet : la conséquence natureMe fut qu’on aima les femmes distinguées,
Ici, je dois une explication, non pas que le mot soit récent ; mais au moins la signification est nouvelle.


Une femme distinguée !


Un étranger pourrait croire qu’il s’agit d’une femme sérieuse, d’un caractère sûr, d’un esprit droit, juste, sensé, ingénieux, bienveillant, élevé même, attachée à son mari, à ses devoirs, dévouée à ses enfants !
La définition n’est pas précisément exacte : un gentleman s’écrierait :
« Qu’est-ce que cela? Un tableau de Drolling le père, un intérieur de cuisine »
Je rétablis : voici un formulaire convenu de la distinction : En fait, une femme distinguée doit avoir d’abord, des extrémités, non pas seulement très fines, mais d’une peti
tesse qui va pour les mains jusqu’à la disproportion, pour les pieds jusqu’à la mutilation.
Au mépris des principes de la statuaire, elle doit avoir les chevilles extrêmement minces, minces à ce point que, si parfois elle soi t à pied quand souffle le vent d’est, les vieillards qui la rencontrent doivent se mettre immédiate
ment à la suivie clopin dopant; ce qui est une manie
d’homme vénérable, mais avant tout le^ riterium le plus sûr et aussi le plus indispensable de la cheville aristocratique.
Les poignets sont d’une délicatesse analogue.
On ne lient plus à ces tailles excessivement grêles dont on mourait, avec la poitrine noire et les hanches diaprées de durillons; néanmoins une femme dont la ceinture rap
pellerait, de près ou de loin, la forme et l’ampleur de celle de la Vénus de Milo ou de Médicis serait de toute évidence, sous une robe contemporaine, affligée d’une taille épaisse, et, sous aucun prélexle, ne pourrait être distinguée.
Parlan1, il est convenable d’être assez svelte.


Le reste est surtout une question de toilette.


Une bien grave responsabilité repose sur la couturière de Paris : c’est elle qui, comme autrefois les peintres et les statuaires, règle les principes du beau.
Mais aussi quelle science, quel art consommé!
Voyez un peu cet ensemble qui sort de ses mains : pas unconlour, pas une ligne, pas même un détail de tour
nure qui ne soit purement de convention : rien ne ressemble moins a une femme qu’une femme bien mise; mais avec quel goût tout cela est imaginé! Avouons-le, les bonnes faiseuses arrivent à de véritables créations.
Ce qui fait qu’en principe, présentant, en quelque façon, table rase, c’est-à-dire quelque chose comme Γarmature, la charpente autour de laquelle le statuaire applique et mo


dèle à son gré la terre glaise, en principe, dis je, la femme assez maigre parvient plus sûrement que toute autre à satisfaire aux conditions exigées.


Il faut le reconnaître, la femme distinguée est un peu comme l’oiseau de Paradis, «plus de plumes que de chairs.» Laissons le duvet, voici le plumage extérieur :
Elle doit porter des étoffes d’un prix élevé et de couleur peu éclatante
(Le gris, dans toutes ses nuances et toutes ses combinaisons, est très-distingué ! )
Elle porte des mantelets, mantilles, écharpes, talmas, caracos, manteaux, pelisses et autres menues enveloppes, en dentelles, en fourrures, en velours, n’importe ! Mais alors rien de clinquant, rien de voyant. Le modèle en est non-seulement gracieux, riche, simple, mais nouveau et original: il n’est jamais eccentrk, il est toujours très-peu porté !
Aussitôt qu’il est remarqué et reproduit, aussitôt qu’un commencement de mode en compromet le mérite, immé
diatement, quelque charmant qu’il lui semble, quelque heureuse qu’en soit l’idée, elle en abandonne l’élégance, devenue de seconde ordre, aux femmes moins bien mises.
Si elle ne retrouve sur le champ un autre modèle aussi digne de sa préférence que celui qu’elle est obligée de quitter, elle se réfugie provisoirement, selon la tempéra
ture, soit dans des cachemires de l’Inde, soit dans des crêpes de Chine, qu’elle porte d’habitude dans les demi-.sai
sons, et qui sont toujours, et en toute circonstance, excessivement et incontesiablement distingués.
Elle porte peu de bijoux à la ville.
Elle doit être bien chaussée : ce point est capital.
Ici encore une explication est nécessaire : voici ce qu’on entend par ces mots bien chaus te :
Le pied doit être, non pas emprisonné, mais étranglé, de façon à ne laisser deviner, sous aucun prélexle, la forme que la nature a inventée pour les pieds : il faut que, bon gré mal gré, le pied se renferme entre deux lignes presque parfaitement droites et parallèles.


Le bas doit être blanc et invariablement tendu.


Tout cela est très-important : entendez en effet avec quel dédain nous parlons des femmes belges :
La plupart, dit-on, ont de gros pieds ; presque toutes sont mal chaussées;
Toutes ont leurs bas mal .tirés!
Entendez la grosse injure ! Quelle Parisienne consentirait à la mériter? le bas mal tiré !
Ce qui du reste est parfaitement vrai, je ne sais pas pourquoi, et rend Bruxelles la ville du monde la plus triste à voir un jour de mauvais temps.
Reprenons : la chaussure doit être fine, et juste comme je vous l’ai dit, à faire frémir les Chinoises.
Mais quel avantage ! bien chaussée ! Et comme cela est apprécié dans le monde :
Entendez le lycéen, qui se sent, qui se devine homme de sensations élevées, homme de goût ; entendez-le résumant, matérialisant ses souvenirs, ses rêves :
« Oh ! dit-il, oh ! une femme bien mise ! oh ! être aimé d’une femme bien mise ! »
Mais les malins observateurs, les raffinés, les délicats, les experts, les philosophes, ceux qui, à la façon de Cuvier, reconstruisent tout un inonde avec un detail, qui sa
vent juger tout l’ensemble sur un seul trait, ceux-là qui, pendant les journées si longues et les nuits si courtes du collège, s’exaltent l’imagination, s’échauffent le cœur, entendez-les s’écrier :
« Décidément je sens le besoin d’être aimé d’une femme bien chaussée ! »
Du reste, si cela est un préjugé, le préjugé est général : quel gentleman consentirait à donner le bras à une femme mal chaussée?
En somme, c’est toujours une question de plumage : la Parisienne n’est pas dans le même cas que la beauté ro
maine : tout au contraire, plus elle s’enveloppe, plus elle s’entortille, plus elle s’emmaillolle, et plus elle est charmante.
Tout cela est la partie la plus grossière de la distinction ; on assure que le reste est inné.
Nous arrivons à des nuances d’une exquise délicatesse, qu’il est impossible de définir, et qui en réalité sont l’alpha et l’oméga.
Suivez bien, ceci est de haut goût :
L’extrême distinction se reconnaît à la manière de saluer toujours la première, doucement et rien que de la tête, à la manière de marcher, de porter son châle, de s’agenouiller à 1 église. — Ah! puis encore un je ne sais quoi;


Et c’est tout.


Ajoutez pourtant des gants collants, d’une fraîcheur toujours irréprochable, des parfums légers, et, pour peu qu’elle regarde son mari comme un imbécile, vous avez le type idéal de la femme comme U faut.
On dirait comme Dante : « Il voltige autour d’elle un soulfle d’amour qui dit à l càme : Soupire. »
Je me résume : la beauté distinguée est tout entière dans les accessoires.
Il est difficile d expliquer une pareille mode: cet engouement n’a d’analogue que dans le succès des portraits de M. Biard.
Voyez ces œuvres tant fêlées, chaque année, au Salon, par un certain monde : la pose est tourmentée, préten
tieuse, le coup de pinceau est banal : au point de vue de l’art, rien n est plus vulgaire, et pourtant quelle vogue!
C’est que M. Biard sait ajuster à ses modèles des étoffes « de bon goût, » les entourer d’un ameublement élégant de tout un assortiment à la fois riche, et gracieux qui fait dire aux passants, en présence de ces tableaux, souvent trompeurs comme l’enseigne d’une sage-femme : « Voici le portrait d une femme bien comme il faut, »
Eh bien, effacez de ces toiles les accessoires; de même déshabillez la beauté distinguée, que reste-t-il?
Mais n’importe! Cela est charmant, je. 1e dis bien haut. Je ne veux point être accusé de scepticisme, je ne veux point qu’on me reproche d’avoir publié une théorie per
due, une théorie qui jette son bonnet par-dessus les moulins, une théorie navrante qui aboutit à deux négations.
Non : jju cru pouvoir prouver, par le raisonnement et par l’exemple, qu’en fait de beauté il n’y a que des goûts et des modes. Mais, s’il en est qui, après avoir tout critiqué, déclarent n’être du goût de personne ;
S’il en est qui, surtout en voyant les hommes auxquels nous devons les plus belles théories sur la beauté, traîner à leur bras et à leur cœur les plus affreuses pagodes, les plus abominables Chinoiseries, des trognons enfin; s’il en est, dis je, qui, en présence de pareilles anomalies, osent conclure, non plus seulement
Qu’il n’y a pas de type du beau ;
Mais qu’il n’y a, dans une certaine limite, ni individualités ni espèces belles, ni individualités ni espèces laides; qu’il n’y a que des sentiments et des sensations, des sympathies et des antipathies ;
Enfin que tout se réduit à des attractions; en un mot, qu’il n’y a que de l’amour et des amoureux ; s’il en est, dis-je, qui osent dégringoler dans de pareilles conclusions, je ne suis pas de ceux-là.
J’ai une opinion, j ai une opinion passionnée : je crois. —Comme dans Polyeiir.te; j’ai mes enthousiasmes, j’ai mon type adoré, j’ai mon sentiment du beau.
En effet il est impossible de ne pas prendre les idées de son temps, de ne pas en endosser les goûts.
N’y fussiez-vous pas disposé instinctivement, les nécessités de la vie usuelle vous y obligent.
Croyez-vous qu’il soit possible d’épouser la Vénus de Milo ou de Médicis, ou du moins quelqu une des beautés païennes ou florentines qui nous les représentent ?
Croyez-vous qu’il soit possible d’épouser ces femmes, bonnes seulement pour présider les Jeux floraux, comme Clémence Isaure, ou pour étendre la main sur l’autel comme Norma, ou pour chanter sur la montagne comme Corinne?
Est-ce possible ? leur heatilé majestueuse leur permet à peine le sourire : le rire serait une grimace.
Est-ce possible ? elles semblent déchues, déclassée
comme on dit aujourd’hui, travesties même, quand elles tiennent autre chose qu’une lyre, une couronne, un sceptre, une constitution ou un glaive, toutes choses de peu d’u­ sage à la ville ou défendues par la police.
En un mo , croyez-vous qu’il soit possible d’épouser des femmes qui sont toutes dépaysées quand elles cessent de parler, d’agir et de marcher comme une tragédie en cinq actes ?
Sérieusement, je vous le demande, pourraient-elles tenir dans un boudoir, marcher à petits pas dans un salon, saluer, polker, danser une contredanse, une schotish, — (une schotish ! ! ), conter ou écouter une babiole, rire aux Variétés, lire le journal, jouer au whist, au lansquenet, manger des petits gâteaux chez Carême, enfin tout ce qui constitue la vie distinguée?
Evidemment elles seraient burlesques et affligeantes; Elles sont innossib/es.
Croyez-vous, d’autre part, que l’on puisse prendre au sérieux ces poupées Louis XV, fraîches comme une pomme, quoiqu’elles aient leur mérite, il faut l’avouer; mais, à vrai dire, elles sont bonnes surtout à faire des danseuses du jardin Mabîlle, ou des soubrettes de la comédie classique ?
Croyez-vous qu’on puisse préférer des blanchisseuses aux airs romains, ou ces benoîtes madones, ou des ruines sentimentales?
Il faut en prendre son parti ; il n’y a pas moyen de résister : tout cela est suranné. L’action du temps est irrémé


diable : le nez grec, au l’irée, donnait un caractère majes


tueux et digne de l’Olympe ; au boulevard des Italiens, il donne l’air bête.
A côté de la femme distinguée, que deviennent ces femmes dont on faisait au moins des demi-déesses? Nous en faisons de pauvres modèles d’atelier : tout est là.
Non, cela seul est beau qui a la puissance d’exciter en nous des sensations agréables : telle est l’opinion de Pla
ton, de saint Augustin, de W olf et de Voltaire, et ils ont bien raison.
Au lieu de tant d’insipides perfections, combien je préfère tous ces jolis .défauts qui nous enchantent ! Est-il quelque
chose de plus séduisant que nos femmes distinguées? Estil quelque chose de plus charmant queces sveltes créatures, souples, pétillantes et déliées comme une flamme de punch?
Ah ! fussent-elles, comme on l’a dit, ce qu’llésiode, neuf cents ans ayant J. C., appelait déjà avec indignation γυνή πυγοστόλο:, c’est-à-dire « femme adonnée à la crinoline;» je leur pardonne cette hypocrisie. Fussent-elles d’esprit médiocre et de cœur introuvable : n’importe ! elles sont ravissantes.
Il p’est moine si sainct qui n’en quittast le froc.
Comment résister? elles ont tous les raffinements, toutes les délicatesses; elles sont enveloppées de toutes les soies, de toutes les dentelles, de toutes les fines senteurs de la civilisation contemporaine.
Et puis,et pujsencorc... Je crois que je vais retomber dans je ne sais ψ,ο\ En effet, c’est un peu l’histoire de la cein
ture de Vénus : Homère, après avoir fait bien des efforts pour énumérer les détails du talisman , avoir dit : « Tous les attraits, la grâce, l’enjouement, etc., » finit par s’arrêter assez embarrassé, et aboutit à ceci, qui est aussi notre conclusion : « Un charme secret qu’on ne peut expliquer. » Pour nous, ce charme secret, c’est la mode.
La mode, c’est-à-dire le pouvoir sans raison, sans appel : aussi l’hésitation n’est-elle pas permise.
En présence de cette série qui commence à la Vénus de Milo, et qui se termine à la femme bien chaussée, il n’est pas possible de cacher nos sympathies, notre préférence,
notre enthousiasme, qui appartiennent exclusivement à la dernière. Nous aurons le courage bourgeois de notre opi
nion, et la preuve que cela est sérieux, c’est que je vais vous dire tout à l’heure comment on obtient l’amour d’une femme bien chaussée.
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
George Roeder.
(La suite au prochain numéro.)