soin, prépare certains charmes, que le secret lui révèle, et reste là, seul de chrétien, jusqu’à la fin de la messe.
Dans ma propre maison, moi qui vous raconte ceci, la chose se passe ainsi tous les ans, non pas sous nos yeux, mais au su de tout le monde, et de l’aveu même des métayers.
Je dis : non pas sous nos yeux, car le charme est impossible si un regard indiscret vient le troubler. Le métayer,
plus défiant qu’il n’est possible, d’être curieux, se barricade de manière à ne pas laisser une fente ; et d’ailleurs, si vous êtes là quand il veut entrer dans l’étable, il n’y entrera point ; il ne fera pas sa conjuration, et gare aux reproches et aux contestations s’il perd des bestiaux dans l’année : c’est vous qui lui aurez causé le dommage.
Quant à sa famille, à ses serviteurs, à ses amis et voisins, il n’y a pas de risque qu’ils le gênent dans ses opérations mystérieuses. Tous convaincus de l’utilité souveraine de la chose, ils n’ont garde d’y apporter obstacle. Ils s’en vont bien vite à la messe, et ceux que leur âge ou la maladie re
tient à la maison ne se soucient nullement d’être initiés aux terribles émotions de l’opération, ils se barricadent de leur côté, frissonnant dans leur lit si quelque bruit étrange fait hurler les chiens et mugir les troupeaux.
Que se passe-t-il donc alors entre le métayer fin et le bon compère Georgeon? Qui peut le dire? Ce n’est pas moi; mais bien des versions circulent dans les veillées d’hiver, autour des tables où l’on casse les noix pour le pres
soir ; bien des histoires sont racontées, qui font dresser les cheveux sur la tête.
“ D’abord, pendant la messe de minuit, les bêtes parlent, et le métayer doit s’abstenir d’entendre leur conversation.
Un jour, le père Casseriot, qui était faible à l’endroit de la curiosité, ne put se tenir d’écouter ce que son bœuf disait à son âne. « — Pourquoi que t’es triste, et que tu ne manges point? disait le bœuf. — Ah! mon pauvre vieux, j’ai un grand chagrin, répondit l’âne. Jamais nous n’avons eu si
bon maître , et nous allons le perdre ! — Ce serait grand dommage, reprit le bœuf, qui était un esprit calme et phi
losophique.— Il ne sera plus de ce monde dans trois jours,
reprit l’âne, dont la sensibilité était plus expansive, et qui avait des larmes dans la voix. — C’est grand dommage,
grand dommage! répliqua le bœuf en ruminant. — Le père Casseriot eut si grand peur, qu’il oublia de faire son charme, courut se mettre au lit, y fut pris de fièvre Chaude,et mourut dans les trois jours.
Le valet de charrue, à Jean .de Chassignoles, a vu une fois, au coup de l’élévation de la messe, les bœufs sortir de l’étable en faisant grand bruit, et se jetant les uns contre les autres, comme s’ils étaient poussés d’un aiguillon vi
goureux ; mais il n’y avait personne pour les conduire ainsi, et ils se rendirent seuls à l abreuvoir, d’où, après
avoir bu d’une soif qui n’était pas ordinaire, ils rentrèrent à l’étable avec la même agitation et la même obéissance. Curieux et sceptique, il voulut en savoir le fin mot. .il attendit sous le portail de la grange, et en vit sortir, au der
sant un homme qui ne ressemblait à aucun autre homme, et qui lui disait : « Bonsoir, Jean, à Van prochain ! » Le valet de charrue s’approcha pour le regarder de plus près;
mais qu’était-il devenu? Le métayer était tout seul, et, voyant l’imprudent : « — Par grand bonheur, mon gars, lui dit-il, que tu ne lui as point parlé ; car s’il avait seule
ment regardé de ton côté, tu ne serais déjà plus vivant à cette heure! » Le valet eut si grand’peur, que jamais plus il ne s’avisa de regarder quelle main mène boire les bœufs pendant la nuit de Noël.
George Sand.
Les modes de beauté et d’amour. (Suite. Voir les numéros 511 et 512.)
DEUXIÉME PARTIE.
L’amour Tό δέ χαλεπόν....
( Athénée).
L art de plaire, cet art funeste qui ne fait que se perfectionner.
(Le président Renault, François //, drame.)
La reine Anne d’Autriche exigea un jour du cardinal de P.ichelieu, alors son adorateur passionné, qu’il dansât devant elle une sarabande en costume de berger de F Astrée.
Le grand cardinal, après la résistance présumable, s’exécuta de son mieux : il se travestit au grand complet, on ne put trouver rien à redire; il n’oublia ni un nœud, ni un ruban, ni un coup de pinceau ; il dansa, sinon avec toute la grâce, du moins avec toute l’ardeur désirable.
Cette scène est fort ridicule sans doute, fort désolante pour la dignité de l’homine.
Eh bien, je dois dire que depuis les temps les plus reculés, ou peu s’en faut, jusqu’à nos jours, les femmes n’ont jamais manqué d’exiger de leurs soupirants un ensemble A exercices au moins aussi grotesques ; en un mot, que depuis les premières heures de la civilisation, toujours sons le même prétexte, mais sous mille formes diverses, tous les hommes ont dansé et dansent la sarabande de ce pauvre cardinal.
Je veux dire que de tout temps les femmes ont demandé à leurs adorateurs, non pas des preuves sérieuses, sérieu
sement exprimées, des preuves vraiment authentiques d’un amour sincère, mais des condescendances absurdes qui ne prouvent rien, et qui ne servent de rien.
Elles ont toujours exigé une série de démarches grotesques, de phrases invraisemblables, dites avec un air à faire pouffer de rire les gens désintéressés dans la question, en
fin un ensemble de mise en scène bête, et surtout réglé comme une contredanse, encore une lois, en un mot, la sarabande du cardinal.
Je neveux pas prétendre que cette sarabande soit bonne le moins du monde à faire naître l’amour, quoi qu on en ait dit. Je ne prétends pas réduire à une formule plus ou moins ridicule, à un procédé en quelque sorte mécanique, le don de plaire, cet heureux effet de douces et nobles sympathies entre les âmes affectueuses et les esprits polis.
Non, celte sarabande est tout simplement une formalité convenue, et plus ou moins longue,— mais inévitable; elle n’est pas plus Part de plaire que. dire «bonjour monsieur», et saluer, n’est le moyen de pénétrer dans un salon où l’on n’est point admis.
Non, je tiens à établir bien nettement ce fait tout d’a bord, à savoir que l’amour est complètement en dehors de
cette question burlesque ; on s’aime à première vue, cela est bien entendu, comme Nausicaa aima Ulysse, comme Marie Antoinette aima M. de F’e.rsen :
Ou bien on apprécie plus mûrement vos mérites , je le veux bien encore.
Peu importe ; toujours est-il qu’avant tout, vous êtes aimé ou repoussé, — oui ou non ; quoi qu’en disent les roués, la jonglerie est étrangère à l’événement.
En effet, — vous déplaisez, — il n’y a pas de sarabande qui vaille.
Mais, — et c’est là où, je veux en venir, — vous plaisez, cela est clair , positif, tacitement convenu , alors la sara
tendez-vous, — il faut danser la sarabande.— C’est inutile, c’est ridicule!—Il le faut!— Vous voudriez prouver sé
rieusement votre passion, votre tendresse ; non pas, non pas : sautez, sautez, pauvre amoureux; malheur à vous si vous ne consentez à sacrifier au sot usage ; malgré vos mé
rites, mieux encore, malgré l’amour que vous avez inspiré,
vous serez éconduit comme un homme qui, parfaitement accepté dans un salon, prétendrait s’affranchir des « bon
jour, bon soir, bon an, bonne fête, comment vous portezvous? » et de toutes les salutations de rigueur.
Sautez, sautez, pauvre amoureux; encore un jeté, un assemblé, puis une arabesque, encore un pas de basque, et, pour finir, une bonne attitude. Bien, très-bien, vous
êtes à mourir de rire , mais il le faut, — il le faut ; — la jeune fille qui ne vous ferait pas travailler ainsi passerait même à ses propres yeux pour une étourdie, sans princi
pes et sans mère ; la Veuve qui oserait braver le préjugé
serait montrée au doigt comme n’ayant ni le moindre sentiment des convenances, ni tenue, ni éducation, ni mœurs.
Il en résulte cet aphorisme incontestable de tout temps : — L’amour, si vrai qu’il soit au fond, est toujours une comédie dans la forme. —
Cette comédie a varié selon les mœurs, les idées, le goût de chaque époque, mais elle s’est perpétuée invariablement ridicule et stupide.
Il y a donc là aussi des modes à enregistrer. Naturellement on le devine, celles-ci vont à peu près de pair avec celles que nous avpns énumérées tout à l’heure. A chaque mode de beauté s’ajuste une manière de faire la cour aux femmes : à chaque type sa sarabande.
Rien n’est plus déplorable, parce que l’amour, toujours le même de tout temps, toujours un et uniforme, a tou
jours ôté, comme nous venons de l’indiquer, entravé par la mode.
Ce qu’il y a de notable, c’est que cette absurdité n’est devenue compliquée qu’avec les progrès de la civilisa
tion· . ,
Du temps où la beauté n’était qu une question de contours purs et de couleur, rien n’était plus simple que la cour que l’on faisait aux femmes.
Mais aussi, à vrai dire, rien n’était plus vulgaire, rien n’était plus grossier.
Toutefois il est juste de remarquer (et tous ces details se retrouvent aujourd’hui chez les Orientaux), il est juste de remarquer que les hommes ne rencontraient alors qu’une résistance sans goût, sans esprit et sans grâce : /mat Vic
toria curam de Catulle , ne veut pas dire qu’il y eut un art; cela signifie seulement que celte résistance était agaçante. , , ,
C’était cette résistance violente, entelee, absurde, qui ne veut rien écouter, rien entendre; cette résistance aigre, crispée, saccadée, anguleuse, pointue, sèche, sans souplesse, sans morbidezza, sans finesse, en un mot, cette résistance épileptique, désespérée et — hypocrite que connais
sent seules les Persanes de Montesquieu, les provinciales et les femmes maigres.
Jl me semble les voir, ces femmes maigres, se réfugier (tout ceci n’est qu’une métaphore, bien entendu) se réfu
gier dans un coin, les poings serrés devant la poitrine, les coudes au corps , souriantes et déterminées à se rendre, mais en criant : A l’assassin !
Ce que l’on a appelé depuis la galanterie était donc nécessairement alors une manifestation bien insignifiante et d’un goût peu relevé.
Cela était banal, à ce point que cela ne faisait meme pas sur mesure; cela pouvait se dire en chœur.
Nous trouvons dans Catulle une demande en mariage, demande collective, sous cette forme confectionnée. Nous la citons pour exemple et pour preuve, (Catulli Carmen LXI.)
Voici le jour ; enfin voici le jour. O hymen î ô hvménee ! ô hymen ! ô hyménée !
CHOEUR DE JEUNES FILLES.
Voici le jour ; voici le jour. Hélas !! hélas ! 0 hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée.
CHOEUR DE JEUNES CENS.
Voici le jour, quel bonheur ! Allons, allons !! O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
O ciel ! Est-il un jour plus terrible ! Quitter notre mère ! Comment peut-on nous arracher aux. embrassements de notre mère ! O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
O hymen! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
CHOEUR DE JEUNES FILLES. Nous livrer à un mari ! hélas !
Quid faciunt hostes capta crudelius nrbet (C’esl-à-dire)
C’est la cruauté des ennemis dans une ville (irise. (Voyez-vous la mauvaise foi? )
Hé!as ! liélas ! O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
l .IIOia R DE JEUNES GENS.
Jour, jour charmant ! les grands parents l’ont permis. (Avec joie.) O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
CIIOEER DE JEUNES FILLES.
Ce jour a arraché de nos bras l’une d’entre nous. Hélas ! liélas ! notre tour vient. (Avec désespoir). O hymen! ô hyménée! û hymen ! ô hy ménée !
CHOEUR DE JEUNES GENS. (AVCC ÇSpOif.) O hymen ! ô hyménée! ô hymen! ô hyménée!
(Le mot s’est conservé, et se dit encore à présent dans vingt circonstances de détail, —et toujours avec hypocrisie.)
Quelle horreur! Un mari ! plutôt la mort! Sort cruel! O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ù hyménée !
CHOEUR DE JEUNES CENS. (AVCC passion.) O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
choeur de jeunes filles. (Avec indignation.) O hymen! ô hyménée! ô hymen! ô hyménée!
Et ainsi de suite invariablement jusqu’à ce qu’il soit parfaitement prouvé que les jeunes gens sont très-épris et les jeunes filles très-bien élevées.
Mais il faut dire aussi que ces femmes ressemblaient aux Vénus de la statuaire grecque : or, avez-vous remarqué cette disproportion de h tête avec les hanches; ces têtes si petites, ces flancs si larges : comme le disait le docteur Desgenettes dans son cours, la nature indiquait ainsi le genre de culte qu’elles méritaient. — Nous avons changé tout ceia.
Nous arrivons à une époque difficile à apprécier : je veux parler du moyen âge, de la période de Louis XIII et même en partie du règne de Louis XIV. Là il est très—difficile de démêler la vérité de prime abord : tous les récits, toutes les doctrines sur l’amour recueillis dans les littératures trèsvariées qui se sont succédé pendant ces quelques siècles, s’accordent peu avec le petit nombre de faits positifs et assez saillants du reste qui nous sont revenus sur ce temps :
Les manières, le langage, les façons d’agir même chantées par ces littératures, étaient réellement passées, je le sais, dans les usages de la société de chacune de ces époques ; mais cela n’élait pas, comme nous l’avons vu plus tard, un langage convenu, une façon de saluer; cela semble bien plutôt une hypocrisie sérieusement calculée, sérieusement tenue et qui prétend braver même l’histoire.
Rappelons seulement les légendes :
bles coups de lances ou disputer un gant de femme à un tigre exaspéré; qui, après trente ans, obtenaient un nœud
de ruban et le droit de porter des couleurs adorées; ces preux, errants par les bois, promenaient vingt ans en croupe leur fiancée, puis la menaient à l’autel après un quart de siècle de timide espoir, rêvant aux premières impressions d’un amour enfin partagé.
C’est ainsi qu’on le raconte. Plus tard :
Dante, alors qu’il trouvait des accents divins pour chanter un platonisme (1) sublime, était l’époux, l’époux sé
rieux, non pas même de Beatrix, une suave et céleste figure, mais d’une grosse femme acariâtre, Gemma Donati, dont il avait onze enfants.
Plus tard :
M. honoré d’Urfé, par son roman ΐAstrée, donna le/« aux amoureux durant tout le règne de Louis XIII, et leur apprit à jeter un voile sur les désordres purement scanda
leux dont le règne de François I avait créé l’habitude, et que nous passons sous silence.
M. d’Urfé avait fait son roman en l honneur de Diane de Chàteaumorand, tout le monde le sait; Diane était Astrée, M. d’Urfé Céladon, tous deux (je parle d’Astrée et de Céladon) modèles de l’amour pur, orné de délicatesses inimaginables.
M. d’Urfé était devenu dès lors le type idéal de l’amoureux. Dans toutes les sociétés on s’empressa de monter CAstrée; mais personne ne se jugeait digne du principal rôle, el il fallut que le digne homme se multipliât pour être en même temps le Céladon de huit ou dix salons au moins où l’on faisait de ce phœbrn â l’année.
A vrai dire, — M. d’Urfé était un drôle qui avait épousé Diane, sa belle-sœur, pour que des biens considérables ne sortissent pas de la famille, el qui battait sa femme comme un concierge.
Diane était une femme de mauvaise tenue, il faut le dire, malpropre, laissant en outre envahir sa chambré à coucher
par douze chiens grands et petits, que ce pauvre d’Urfé.. trouvait toujours ou sur, ou sous, ou même dans son lit.
Il s’enfuit dégoûté de cette union, se mit à raconter à sa façon ses belles amours, — et fit école.
(1) Nous prenons le mot parce qu’il est passé dans le langage, mais on sait que ce que nous entendons par-là n’a jamais été la théorie de Platon.
Dans ma propre maison, moi qui vous raconte ceci, la chose se passe ainsi tous les ans, non pas sous nos yeux, mais au su de tout le monde, et de l’aveu même des métayers.
Je dis : non pas sous nos yeux, car le charme est impossible si un regard indiscret vient le troubler. Le métayer,
plus défiant qu’il n’est possible, d’être curieux, se barricade de manière à ne pas laisser une fente ; et d’ailleurs, si vous êtes là quand il veut entrer dans l’étable, il n’y entrera point ; il ne fera pas sa conjuration, et gare aux reproches et aux contestations s’il perd des bestiaux dans l’année : c’est vous qui lui aurez causé le dommage.
Quant à sa famille, à ses serviteurs, à ses amis et voisins, il n’y a pas de risque qu’ils le gênent dans ses opérations mystérieuses. Tous convaincus de l’utilité souveraine de la chose, ils n’ont garde d’y apporter obstacle. Ils s’en vont bien vite à la messe, et ceux que leur âge ou la maladie re
tient à la maison ne se soucient nullement d’être initiés aux terribles émotions de l’opération, ils se barricadent de leur côté, frissonnant dans leur lit si quelque bruit étrange fait hurler les chiens et mugir les troupeaux.
Que se passe-t-il donc alors entre le métayer fin et le bon compère Georgeon? Qui peut le dire? Ce n’est pas moi; mais bien des versions circulent dans les veillées d’hiver, autour des tables où l’on casse les noix pour le pres
soir ; bien des histoires sont racontées, qui font dresser les cheveux sur la tête.
“ D’abord, pendant la messe de minuit, les bêtes parlent, et le métayer doit s’abstenir d’entendre leur conversation.
Un jour, le père Casseriot, qui était faible à l’endroit de la curiosité, ne put se tenir d’écouter ce que son bœuf disait à son âne. « — Pourquoi que t’es triste, et que tu ne manges point? disait le bœuf. — Ah! mon pauvre vieux, j’ai un grand chagrin, répondit l’âne. Jamais nous n’avons eu si
bon maître , et nous allons le perdre ! — Ce serait grand dommage, reprit le bœuf, qui était un esprit calme et phi
losophique.— Il ne sera plus de ce monde dans trois jours,
reprit l’âne, dont la sensibilité était plus expansive, et qui avait des larmes dans la voix. — C’est grand dommage,
grand dommage! répliqua le bœuf en ruminant. — Le père Casseriot eut si grand peur, qu’il oublia de faire son charme, courut se mettre au lit, y fut pris de fièvre Chaude,et mourut dans les trois jours.
Le valet de charrue, à Jean .de Chassignoles, a vu une fois, au coup de l’élévation de la messe, les bœufs sortir de l’étable en faisant grand bruit, et se jetant les uns contre les autres, comme s’ils étaient poussés d’un aiguillon vi
goureux ; mais il n’y avait personne pour les conduire ainsi, et ils se rendirent seuls à l abreuvoir, d’où, après
avoir bu d’une soif qui n’était pas ordinaire, ils rentrèrent à l’étable avec la même agitation et la même obéissance. Curieux et sceptique, il voulut en savoir le fin mot. .il attendit sous le portail de la grange, et en vit sortir, au der
nier coup de la cloche, le métayer, son maître, recondui
sant un homme qui ne ressemblait à aucun autre homme, et qui lui disait : « Bonsoir, Jean, à Van prochain ! » Le valet de charrue s’approcha pour le regarder de plus près;
mais qu’était-il devenu? Le métayer était tout seul, et, voyant l’imprudent : « — Par grand bonheur, mon gars, lui dit-il, que tu ne lui as point parlé ; car s’il avait seule
ment regardé de ton côté, tu ne serais déjà plus vivant à cette heure! » Le valet eut si grand’peur, que jamais plus il ne s’avisa de regarder quelle main mène boire les bœufs pendant la nuit de Noël.
George Sand.
Les modes de beauté et d’amour. (Suite. Voir les numéros 511 et 512.)
DEUXIÉME PARTIE.
L’amour Tό δέ χαλεπόν....
( Athénée).
L art de plaire, cet art funeste qui ne fait que se perfectionner.
(Le président Renault, François //, drame.)
Si jeunesse savait...
La reine Anne d’Autriche exigea un jour du cardinal de P.ichelieu, alors son adorateur passionné, qu’il dansât devant elle une sarabande en costume de berger de F Astrée.
Le grand cardinal, après la résistance présumable, s’exécuta de son mieux : il se travestit au grand complet, on ne put trouver rien à redire; il n’oublia ni un nœud, ni un ruban, ni un coup de pinceau ; il dansa, sinon avec toute la grâce, du moins avec toute l’ardeur désirable.
Cette scène est fort ridicule sans doute, fort désolante pour la dignité de l’homine.
Eh bien, je dois dire que depuis les temps les plus reculés, ou peu s’en faut, jusqu’à nos jours, les femmes n’ont jamais manqué d’exiger de leurs soupirants un ensemble A exercices au moins aussi grotesques ; en un mot, que depuis les premières heures de la civilisation, toujours sons le même prétexte, mais sous mille formes diverses, tous les hommes ont dansé et dansent la sarabande de ce pauvre cardinal.
Je veux dire que de tout temps les femmes ont demandé à leurs adorateurs, non pas des preuves sérieuses, sérieu
sement exprimées, des preuves vraiment authentiques d’un amour sincère, mais des condescendances absurdes qui ne prouvent rien, et qui ne servent de rien.
Elles ont toujours exigé une série de démarches grotesques, de phrases invraisemblables, dites avec un air à faire pouffer de rire les gens désintéressés dans la question, en
fin un ensemble de mise en scène bête, et surtout réglé comme une contredanse, encore une lois, en un mot, la sarabande du cardinal.
Je neveux pas prétendre que cette sarabande soit bonne le moins du monde à faire naître l’amour, quoi qu on en ait dit. Je ne prétends pas réduire à une formule plus ou moins ridicule, à un procédé en quelque sorte mécanique, le don de plaire, cet heureux effet de douces et nobles sympathies entre les âmes affectueuses et les esprits polis.
Non, celte sarabande est tout simplement une formalité convenue, et plus ou moins longue,— mais inévitable; elle n’est pas plus Part de plaire que. dire «bonjour monsieur», et saluer, n’est le moyen de pénétrer dans un salon où l’on n’est point admis.
Non, je tiens à établir bien nettement ce fait tout d’a bord, à savoir que l’amour est complètement en dehors de
cette question burlesque ; on s’aime à première vue, cela est bien entendu, comme Nausicaa aima Ulysse, comme Marie Antoinette aima M. de F’e.rsen :
Ou bien on apprécie plus mûrement vos mérites , je le veux bien encore.
Peu importe ; toujours est-il qu’avant tout, vous êtes aimé ou repoussé, — oui ou non ; quoi qu’en disent les roués, la jonglerie est étrangère à l’événement.
En effet, — vous déplaisez, — il n’y a pas de sarabande qui vaille.
Mais, — et c’est là où, je veux en venir, — vous plaisez, cela est clair , positif, tacitement convenu , alors la sara
bande intervient, il faut s’exécuter. On vous aime, vous le savez,— n’importe, — on feint l’indifférence, il faut, — en
tendez-vous, — il faut danser la sarabande.— C’est inutile, c’est ridicule!—Il le faut!— Vous voudriez prouver sé
rieusement votre passion, votre tendresse ; non pas, non pas : sautez, sautez, pauvre amoureux; malheur à vous si vous ne consentez à sacrifier au sot usage ; malgré vos mé
rites, mieux encore, malgré l’amour que vous avez inspiré,
vous serez éconduit comme un homme qui, parfaitement accepté dans un salon, prétendrait s’affranchir des « bon
jour, bon soir, bon an, bonne fête, comment vous portezvous? » et de toutes les salutations de rigueur.
Sautez, sautez, pauvre amoureux; encore un jeté, un assemblé, puis une arabesque, encore un pas de basque, et, pour finir, une bonne attitude. Bien, très-bien, vous
êtes à mourir de rire , mais il le faut, — il le faut ; — la jeune fille qui ne vous ferait pas travailler ainsi passerait même à ses propres yeux pour une étourdie, sans princi
pes et sans mère ; la Veuve qui oserait braver le préjugé
serait montrée au doigt comme n’ayant ni le moindre sentiment des convenances, ni tenue, ni éducation, ni mœurs.
Il en résulte cet aphorisme incontestable de tout temps : — L’amour, si vrai qu’il soit au fond, est toujours une comédie dans la forme. —
Cette comédie a varié selon les mœurs, les idées, le goût de chaque époque, mais elle s’est perpétuée invariablement ridicule et stupide.
Il y a donc là aussi des modes à enregistrer. Naturellement on le devine, celles-ci vont à peu près de pair avec celles que nous avpns énumérées tout à l’heure. A chaque mode de beauté s’ajuste une manière de faire la cour aux femmes : à chaque type sa sarabande.
Rien n’est plus déplorable, parce que l’amour, toujours le même de tout temps, toujours un et uniforme, a tou
jours ôté, comme nous venons de l’indiquer, entravé par la mode.
Ce qu’il y a de notable, c’est que cette absurdité n’est devenue compliquée qu’avec les progrès de la civilisa
tion· . ,
Du temps où la beauté n’était qu une question de contours purs et de couleur, rien n’était plus simple que la cour que l’on faisait aux femmes.
Mais aussi, à vrai dire, rien n’était plus vulgaire, rien n’était plus grossier.
Toutefois il est juste de remarquer (et tous ces details se retrouvent aujourd’hui chez les Orientaux), il est juste de remarquer que les hommes ne rencontraient alors qu’une résistance sans goût, sans esprit et sans grâce : /mat Vic
toria curam de Catulle , ne veut pas dire qu’il y eut un art; cela signifie seulement que celte résistance était agaçante. , , ,
C’était cette résistance violente, entelee, absurde, qui ne veut rien écouter, rien entendre; cette résistance aigre, crispée, saccadée, anguleuse, pointue, sèche, sans souplesse, sans morbidezza, sans finesse, en un mot, cette résistance épileptique, désespérée et — hypocrite que connais
sent seules les Persanes de Montesquieu, les provinciales et les femmes maigres.
Jl me semble les voir, ces femmes maigres, se réfugier (tout ceci n’est qu’une métaphore, bien entendu) se réfu
gier dans un coin, les poings serrés devant la poitrine, les coudes au corps , souriantes et déterminées à se rendre, mais en criant : A l’assassin !
C’est ainsi que se raidissait, revêche et simplement têtu, ie cœur des épouses grecques et romaines.
Ce que l’on a appelé depuis la galanterie était donc nécessairement alors une manifestation bien insignifiante et d’un goût peu relevé.
Cela était banal, à ce point que cela ne faisait meme pas sur mesure; cela pouvait se dire en chœur.
Nous trouvons dans Catulle une demande en mariage, demande collective, sous cette forme confectionnée. Nous la citons pour exemple et pour preuve, (Catulli Carmen LXI.)
CHOEUR DE JEUNES CENS.
Voici le jour ; enfin voici le jour. O hymen î ô hvménee ! ô hymen ! ô hyménée !
CHOEUR DE JEUNES FILLES.
Voici le jour ; voici le jour. Hélas !! hélas ! 0 hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée.
CHOEUR DE JEUNES CENS.
Voici le jour, quel bonheur ! Allons, allons !! O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
CHOEUR DE JEUNES FILLES.
O ciel ! Est-il un jour plus terrible ! Quitter notre mère ! Comment peut-on nous arracher aux. embrassements de notre mère ! O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
CHOEUR DE JEUNES CENS.
O hymen! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
CHOEUR DE JEUNES FILLES. Nous livrer à un mari ! hélas !
Quid faciunt hostes capta crudelius nrbet (C’esl-à-dire)
C’est la cruauté des ennemis dans une ville (irise. (Voyez-vous la mauvaise foi? )
Hé!as ! liélas ! O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
l .IIOia R DE JEUNES GENS.
Jour, jour charmant ! les grands parents l’ont permis. (Avec joie.) O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
CIIOEER DE JEUNES FILLES.
Ce jour a arraché de nos bras l’une d’entre nous. Hélas ! liélas ! notre tour vient. (Avec désespoir). O hymen! ô hyménée! û hymen ! ô hy ménée !
CHOEUR DE JEUNES GENS. (AVCC ÇSpOif.) O hymen ! ô hyménée! ô hymen! ô hyménée!
CHOEUR DE JEUNES FILLES.
Quelle horreur !
(Le mot s’est conservé, et se dit encore à présent dans vingt circonstances de détail, —et toujours avec hypocrisie.)
Quelle horreur! Un mari ! plutôt la mort! Sort cruel! O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ù hyménée !
CHOEUR DE JEUNES CENS. (AVCC passion.) O hymen ! ô hyménée ! ô hymen ! ô hyménée !
choeur de jeunes filles. (Avec indignation.) O hymen! ô hyménée! ô hymen! ô hyménée!
Et ainsi de suite invariablement jusqu’à ce qu’il soit parfaitement prouvé que les jeunes gens sont très-épris et les jeunes filles très-bien élevées.
G’était la sarabande du temps.
Mais il faut dire aussi que ces femmes ressemblaient aux Vénus de la statuaire grecque : or, avez-vous remarqué cette disproportion de h tête avec les hanches; ces têtes si petites, ces flancs si larges : comme le disait le docteur Desgenettes dans son cours, la nature indiquait ainsi le genre de culte qu’elles méritaient. — Nous avons changé tout ceia.
Nous arrivons à une époque difficile à apprécier : je veux parler du moyen âge, de la période de Louis XIII et même en partie du règne de Louis XIV. Là il est très—difficile de démêler la vérité de prime abord : tous les récits, toutes les doctrines sur l’amour recueillis dans les littératures trèsvariées qui se sont succédé pendant ces quelques siècles, s’accordent peu avec le petit nombre de faits positifs et assez saillants du reste qui nous sont revenus sur ce temps :
Les manières, le langage, les façons d’agir même chantées par ces littératures, étaient réellement passées, je le sais, dans les usages de la société de chacune de ces époques ; mais cela n’élait pas, comme nous l’avons vu plus tard, un langage convenu, une façon de saluer; cela semble bien plutôt une hypocrisie sérieusement calculée, sérieusement tenue et qui prétend braver même l’histoire.
Rappelons seulement les légendes :
Ces preux chevaliers qui, pour conquérir le cœur d’une châtelaine, descendaient dans l’arène recevoir d’abomina
bles coups de lances ou disputer un gant de femme à un tigre exaspéré; qui, après trente ans, obtenaient un nœud
de ruban et le droit de porter des couleurs adorées; ces preux, errants par les bois, promenaient vingt ans en croupe leur fiancée, puis la menaient à l’autel après un quart de siècle de timide espoir, rêvant aux premières impressions d’un amour enfin partagé.
C’est ainsi qu’on le raconte. Plus tard :
Dante, alors qu’il trouvait des accents divins pour chanter un platonisme (1) sublime, était l’époux, l’époux sé
rieux, non pas même de Beatrix, une suave et céleste figure, mais d’une grosse femme acariâtre, Gemma Donati, dont il avait onze enfants.
Plus tard :
M. honoré d’Urfé, par son roman ΐAstrée, donna le/« aux amoureux durant tout le règne de Louis XIII, et leur apprit à jeter un voile sur les désordres purement scanda
leux dont le règne de François I avait créé l’habitude, et que nous passons sous silence.
M. d’Urfé avait fait son roman en l honneur de Diane de Chàteaumorand, tout le monde le sait; Diane était Astrée, M. d’Urfé Céladon, tous deux (je parle d’Astrée et de Céladon) modèles de l’amour pur, orné de délicatesses inimaginables.
M. d’Urfé était devenu dès lors le type idéal de l’amoureux. Dans toutes les sociétés on s’empressa de monter CAstrée; mais personne ne se jugeait digne du principal rôle, el il fallut que le digne homme se multipliât pour être en même temps le Céladon de huit ou dix salons au moins où l’on faisait de ce phœbrn â l’année.
A vrai dire, — M. d’Urfé était un drôle qui avait épousé Diane, sa belle-sœur, pour que des biens considérables ne sortissent pas de la famille, el qui battait sa femme comme un concierge.
Diane était une femme de mauvaise tenue, il faut le dire, malpropre, laissant en outre envahir sa chambré à coucher
par douze chiens grands et petits, que ce pauvre d’Urfé.. trouvait toujours ou sur, ou sous, ou même dans son lit.
Il s’enfuit dégoûté de cette union, se mit à raconter à sa façon ses belles amours, — et fit école.
Voilà donc les héros du genre : que croire des autres?
(1) Nous prenons le mot parce qu’il est passé dans le langage, mais on sait que ce que nous entendons par-là n’a jamais été la théorie de Platon.