Maintenant l’hôtel de Rambouillet : il — faut s’en défier tout autant, car ce que Ton montre est tout aussi absurdement invraisemblable.
Prenons les plus nobles exemples :
Le duc de Montausier fait la cour assidûment pendant treize ans à Julie d’Augennes, fille de la marquise de Ram
bouillet : celte cour est agréée presque dès les premiers [ours; il la continue sans relâche malgré les guerres d’Ita
lie» de Lorraine, d’Alsace, des sièges, des victoires, une léroute, la prison, l’abjura lion, les vicissitudes de la Fronde;
Jurant ces treize années, il ne cesse pas un instant d’aimer passionnément et purement sa Julie, et enfin en épouse bravement les reliques âgées de trente-huit ans ; il en avait dors trente-cinq.


Qu’en dites-vous?


La marquise de Rambouillet, ce chef-d’œuvre de la prêteuse, comme on disait alors on bonne part, avait horreur les détails de la vie matérielle, avait horreur de tout ce qui n’était pas l’âme et le pur esprit, avait horreur des bonnets te nuit, avait horreur de son prénom de Catherine, dont elle lt faire un anagramme par Malherbe.
· A l’heure de ses réceptions, elle s’appelait Arthënice, se Irapait et conduisait avec un goût rare des discussions arliies sur les thèses les plus subtiles, thèses d’amour le plus souvent, d’amour exempt de tout intérêt grossier: la conlition était formelle. La bonne dame était ravie : cela se lassait d’esprit à esprit.
Soit : mais croit-on qu’il faille fouiller bien profondénent les mémoires du temps pour reconnaître qu’après le lépart de ses invités elle n’était plus cette grande façontière? Croit-on que. restée seule dans la Chambre bleue, lans ce réduit célèbre où présidaient les statues de la Dé■ence et de l’Hyménée, Arthénice ne savait pas, avec plus >u moins (f aversion, mais solidement comme eûtditSaintîvremont, redevenir Catherine?
Que penser alors de ce que pouvaient cacher, sous les iriviléges du phœbus, toutes les péchés â la suite, avec eurs « idées poétiques, qui ne tirent pas à conséquence, » !t leurs interminables discours sur l’honnête amitié ?
Ainsi, à ces quatre époques, tout est hypocrisie pure, .raveslissement complet : or, comme on pousse l’exagéraion jusqu’à ne rien avouer du tout, nous en sommes réluits à croire littéralement le contraire de ce que l’on nontre.
Pour arriver à cette conclusion, nous nous en rappelons à un aphorisme qu’on ne saurait trop répandre, à savoir que :
— Quiconque fait une phrase, ment; —je veux direqui:onque fait une phrase, ou exprime une idée un peu emihatique ;
S’il parle pour se vanter, on peut être sûr qu’il protège i l’excès un côté faible : en conséquence, on peut aveuglénent affirmer qu’il est affligé du défaut justement opposé i la qualité qu’il s’attribue jusqu’à l’exagération. —
Il faut donc conclure qu’à ces quatre époques, de même, [u’onen était encorêauculledelabeautégrecque, on enélait tussi au matérialisme grossier des anciens, et que la saraiaude, sarabande secrète, intime, par exemple, dont perlonne ne se vantait ni de part ni d’autre, ressemblait icaucoup au chœur de Catulle que nous avons cité tout à heure.
Sous Louis λ IV toutefois, les habitués de l’hôtel de Ramlouillet et leurs imitateurs ne composaient pas loule la so•iélé ; à côté, il y avait la cour, dont les manières étaient outes différentes; là point d’amours quintessenciés, alamliqués : la cour n’y mettait pas tant de façons, ne faisait ias tant de grimaces.
Les allures étaient plus franches. C’était le temps où le lue d’Orléans écrivait, sur le dos d’une lettre : « A Mes;i daines les comtesses de F*** et de F***, maréchales de 1 camp dans l’armée de ma fille contre leMazarin. » La cour liait un champ de bataille où manœuvrait en riant une an
née des deux sexes : on conçoit que la liberté des camps iroduisît de singulières mœurs.
Mais cela devait être moins grossier que l’hôtel de Rambouillet : l’esprit s’épurait; on entrait dans la voie vériable; on n’exagérait ni de part ni d’autre : ni malériaisme, ni spiritualisme absolu; on ne faisait de l’amour ni me question trop simple, ni un galimatias prétentieux.
Jne sorte d’écleclisme commençait : l’amour devenait, même lans la forme (1), ce qu’il doit être, un mélange, ou plutôt me combinaison de sensations et de sentiments.
Seulement la prétention qu’ont les femmes d’obliger les îonnnes à leur réciter des choses stupides commençait léjà.
Il fallait absolument prendre modèle sur les Grecs retouchés par Mllc de Scudéry. Les deux parodies allaient de pair : à :es beautés grecques grotesquement enluminées il fallait par
er comme Artamène : cela sentait bien un peu l’hôtel de Rambouillet;, il fallait parler de « liens, » de « fers,» de «captifs,» de « flamme; » enfin il fallait prodiguer tout ;e jargon fade qu’osent seuls débiter aujourd’hui les prin
ces blonds des contes des fées ou des pièces féeriques qui


vont combattre les « rois du voisinage, » habillés de moire blanche de pied en cap.


Mais, après tout, on ne pouvait se plaindre; c’était chose ’ort unie : il n’y avait ni complications, ni vicissitudes, ni longueurs. Je vous l’ai dit, la cour n’y mettait pas de façons ;
c’était une simple question d’urbanité, une question de convenances, dans une société réellement polie.
Sous Louis XV, nous pouvons passer rapidement : quand il n’est pas hypocrite, le cynisme est laconique. Or, nous le trouvons ici de la plus belle impudence. Voici comment on en vint là :
Justice était l aile de toutes les âneries du sentiment : Cervanlès avait fait Don. Quichotte, Thomas Cornelle, le Beiqer extravagant, Molière, les Précieuses ridicules : il y en avait eu pour tout le monde; il y avait eu là, d’é­
poque en époque, les coups de miséricorde à la chevalerie, à tous les Lyndamore, à la suite, de 1’ Islrée, et enfin aux méchants côtés de l’hôtel de Rambouillet.
Justice était faite; d’ailleurs il était impossible de faire jouer ou de faire accepter des langueurs, quelles qu’elles fussent, à ces petites physionomies éveillées, narquoises, hardies, égrillardes.
Au contraire, comme altitude, le scepticisme sied bien aux fossettes, aux mouches, aux dents blanches ; mais on alla trop loin : les révolutions ne savent jamais s’arrêter à point.
D’un commun accord, on avail retranché les façons, ce qui était bien; malheureusement on ne s’en tint pas* là : on supprima les principes ; ce ne fut pas tout, on supprima même les bienséances.
Les conséquences naturelles furent la satiété, le dégoût et le vice.
Alors Collé en venait à c.hansonner les amants éteints, et à jeter à son siècle cette triste vérité :
L amour est mort en France, C’est un Défunt
Mort de trop d’aisance.
La dégradation était trop avancée, il n’y avait pas moyen de récrépir ces tristes âmes : celte, société, immonde élait perdue, perdue sans retour, sans espoir. Toute résurrec
tion était impossible : il fallait une génération nouvelle; et même, pour que celle effroyable corruption ne se trans
mît pas, ne se perpétuât pas insensiblement, il fallait que la substitution lut brusque, presque violente; que ce fût, en quelque sorte, une invasion.
Ainsi se précipita heureusement au milieu de cette décrépitude la génération de Marie-Antoinette,
Georges Roeder.


(La suite au prochain numéro.)


Scènes et croquis de voyage.
LES GENS DE MEDIO PELO ET LES. ESCLAVES AU PÉROU,
(Suite. — Voir le n° 510.)
L’alameda viejo, quelesgensde couleur remplissent ainsi d’animation joyeuse, le jour des Amancaes, est encore palpi
tante des souvenirs d’une cholita, qui fut comédienne de talent, favorite d’un vice-roi, et qui est restée, célèbre à Lima sous le nom de Perricholi. La maison qu’elle habitait,
placée à l’entrée de la promenade, se distingue par une charmante galerie mauresque, fenestrée dans sa partie supérieure comme ces branches d’éventail découpées à l’em
porte-pièce. Près de celte maison, et dominant la muraille élégamment dentelée d’un vaste enclos, on aperçoit, sem
blable à un arc de triomphe, une sorte de portique chargé d’ornements en stuc et accosté d’une série d’arcades. Ce monument, construit sous la vice-royauté d’Amat, devait être affecté, à un vaste bain de femmes. Des tuyaux dispo
sés avec art devaient conduire un cours d’eau voisin vers différents points de l’arclntecture, d’où, retombant en cascade, il serait venu remplir un vaste réservoir. Ce bel ou
vrage, connu sous le nom de Bains de la Perricholi, ne put être achevé sous la vice-royauté d’Amat, et son successeur, suivant une coutume fort répandue parmi les vice-rois du
Pérou, se garda bien de terminer une œuvre dont il n’avait pas eu l’idée, et qui eût pu contribuer â la gloire d’un de ses collègues.
Quelques mois de cette Perricholi, la Péruvienne la plus populaire après sainte Rose, trouvent naturellement leur place dans une. esquisse des gens de medio pelo.
L’enfance de Mariquila villegas, — c’est son nom chrétien, ·— est perdue dans les brouillards qui enveloppent d’ordinaire les débuts d’une vie de bohème. On sait seule
ment qu’elle apparut sur la scène du Colyséo vers 1760,
dans le radieux éclat de la jeunesse, de la beauté et du lalent, et que le public l’entoura de sa plus enivrante idolâ
trie. Le vice-roi de celle époque, l’un de ceux qui ont le plus contribué à la magnificence de Lima, don Antonio
Amat, qui, malgré sa maturité avancée, avait une de ces âmes d’artistes fatalement dévolues à une impérissable
jeunesse, vit la belle Mariquila, sentit fondre aux ardeurs tropicales de sa prunelle les glaces de son âge, et, déposa à
ses pieds son cœur, ses trésors et sa fierté d’hidalgo. Mariquila prit en vraie Liménienne tout ce qu’on lui offrait, et
remplit la ville des rois de son faste insolent et de ses folles prodigalités. Jalouse de venger sur la personne du plus grand dignitaire de l’Etat le mépris elles insultes dont l’or
gueil espagnol abreuvait ceux de sa caste, chacune de sesfaveurs devenait le prix des plus capricieuses exigences. ·— Une nuit, elle obligea son royal amant à descendre dans un négligé des plus simples (de camisa) vers laPlaza-Mayor pour puiser à la fontaine, un verre d’eau, la seule qui pou
vait en ce moment élancher sa soif. —Une autre fois, soupçonnant, entre deux baisers, que ses mules favorites n’a­
vaient point eu leur provende accoutumée, elle se hérissa des farouches résistances de la vertu, et, celte fois encore, Amat dût se rendre aux écuries du palais pour contrôler la service des palefreniers.... — Ce fut sans cloute à la suite d’une fastidieuse promenade nocturne de ce genre que le vice-roi formula son dépit sous cette brève et injurieuse épithète : « Perra! (1) »
Mais l’enchanleresse eût converti le fer en or; en Rapprochant, l’injure se modifia d’un diminutif, et fut pronon
cée avec une tendre euphonie qui lui enleva toute son aigreur ; il n’en resta plus dès lors qu’une de ces caressantes niaiseries métaphoriques de l’amoureux tête-à-tête.
Fréquemment employée par Amat, elle transpira de l’alcôve dans l’antiehambre qui la mit en circulation , la ville l’a­ dopta, et c’est sous le sobriquet de Perricholi que Mari
quila conserve encore aujourd’hui sa popularité. — Les fantaisies loules-puissantes de la favorite eurent cependant aussi de nobles et généreux mobiles : elle soulagea un grand nombre d’infortunes, guida la clémence de son amant vers des condamnés dignes d’intérêt, et obtint même la grâce d’un patient au moment où, sur le lieu de l’exécu
tion, il allait subir sa peine. Fuis, le démon de l’orgueil lui remettant au cœur cet insatiable besoin d’éclat et d’os
tentation communs à ses pareilles, elle se signalait par de nouvelles excentricités dont se rendait complice celui qu’elle enveloppait d’un réseau de séductions. — Aux approches d’une solennité où le vice-roi, les grands de l’Etat, et toute la noblesse espagnole devaient se produire dans un cortège et y étaler les splendeurs de leur luxe, une triomphante idée traversa le cerveau de la Perricholi. L’occasion s’offrait encore de faire saigner l’amour-propre chatouilleux des conquérants de son pays en prenant le pas sur eux durant la cérémonie prochaine. Elle mit donc incontinent en pra
tique auprès du vice-roi ses cajoleries les plus irrésistibles pour obtenir la faveur de monter dans son carrosse. Mais le caprice était celle fois gros de. tempêtes. 11 s’ébruita, et ce fut chez la noblesse un toile général. Une peau rouge, une cholita, une fille de ce peuple morlaillable, allai! avoir la préséance sur la noble race au sang d’azur. Plutôt que de subir un pareil affront, on se fût brûlé sur un auto-da-fé de blasons et de. parchemins. Tout conspira contre la Perri
choli. L’inquisition même , on l’assure , s’émut dans son antre, et s’occupa de l’affaire; de telle sorte que le viceroi, inquiet, dut composer avec sa volontaire maîtresse.


Celle-ci voulut bien se décider à transiger, toutefois à cette


condition qu’elle assisterait à la cérémonie dans un élégant carrosse, dont on lui ferait présent pour la circonstance.
L’affaire conclue, elle reçut le carrosse, et quand vint le grand jour elle se pavana, arrogante de luxe et de beauté, dans les rang aristocratiques ; mais comme elle regagnait
sa demeure, lout entière encore aux diverses émotions de la le te, elle fut arrêtée au tournant d’une rue par un prêtre qui, précédé d’une clochette et suivi d’une foule recueillie, s’en allait porter le viatique à un moribond. Une résolution soudaine s’empare de cette âme versatile : elle renvoie sa voiture, suit à pied le lugubre cortège , s’agenouille avec lui sur le seuil de l’agonisant, et, toute honteuse du con
traste que cette humble scène religieuse vient d’opposer à
son luxe de pécheresse, elle offre le lendemain son carrosse à l’église pour y être, utilisé aux sorties du saint sacrement. Le sentiment chrétien qui de temps à autre se réveillait,
comme on le voit, dans l’âme de la Perricholi, devait bientôt l’envahir entièrement. Fut-elle, à l’improviste, touchée de la grâce? On ne sait, mais il lui restait à égrener au sein des voluptés profanes bon nombre d’années encore dans leur fleur, quand on la vit abdiquer ses triomphes , vivre pieusement dans la retraite, et consacrer une fortune, fruit de ses coupables faiblesses, à des œuvres de charité. Cette


fin exemplaire atténua les erreurs de sa vie ; elle mourut en 1812 dans la petite maison de l’Alameda Viejo, cou


verte de bénédictions, emportant des regrets unanimes, et laissant des souvenirs chers au peuple liménien.
Pour en finir avec les dernières catégories de la population au Pérou, il nous reste à parler de la race africaine, qui se multiplie d’une façon considérable. Ici, comme par
tout, la nature semble avoir, traité les nègres en véritable marâtre, en leur refusant ses dons physiques, et en ne leur accordant ceux de l’intelligence qu’avec une extrême parcimonie. Ce sont toujours les mêmes chevelures laineu
ses, les mêmes nez écrasés, les mêmes bouches lippues et avancées en museaux. Pourtant, loin de s’être abâtardie, tout annonce que leur race s est fortifiée sur la terre d’esclavage. Presque toujours les nègres créoles sont plus ro
bustes que leurs parents africains. Au point de vue moral,
la somme de leurs vertus n’équilibre point celle de leurs vices. Plus ils sont libres, plus ils se montrent cruels, vindicatifs, voleurs et paresseux. Au contraire, ceux qui habi
tent les villes et vivent sous l’œil du maître deviennent presque toujours affables , honnêtes et dévoués. Ces con
versions tiennent sans doute à la mansuétude avec laquelle les péruviens en général traitent leurs esclaves. A cet égard leurs ancêtres andalous leur ont légué les traditions de, douceur et d’humanité qu’ils puisèrent eux-mêmes au long séjour des Maures dans le sud de l’Espagne; elles se sont si bien perpétuées jusqu’à la génération actuelle, qu’on est toul surpris de rencontrer dans la vie intérieure de certaines familles, (les rapports de maître à esclave qui remon
tent, par les Arabes, aux lemps primitifs de la Genèse. Une maison liménienne n’est, en quelque sorte que la tente d’A- braham ou de Jacob solidifiée. L’on y voil les fils de Bilha et de Zilpa, servantes de Lia et de Rachel, recevoir à peu
près la même éducation que les enfants légitimes. ·—La loi n’est pas non plus restée en arrière des mœurs, elle protège le serviteur contre la tyrannie du maître, et lui donne le droit, soit de se racheter directement, soit de chercher un acquéreur de sa personne. Le délai dans lequel il doit se pourvoir est de trois jours; passé ce délai, il subit de nou
veau l’autorité de son maître légal. — Cette loi si sage a donné lieu à des assemblées d’esclaves dites cofradias. Ce
sont des sortes de clubs où les nègres s’assemblent le plus souvent par groupes de la même nation, et forment, au moyen de cotisations volontaires, un pécule destiné à sup
porter l’association et à assurer à chacun de ses membres le libre exercice de la faculté que lui reconnaît la loi. —
Un nègre se révolte-t-il contre d’iniques traitements, il se présente à la cofradia, où il étale ses griefs, et s’il n’est pas assez heureux pour trouver par ses propres moyens, ou par les démarches de ses coassociés, un nouveau maî
tre , il est rare que le trésor commun ne puisse lui fournir la somme nécessaire à son rachat, il devient alors l’esclave
(1) Perra chienne, porriia petite chienne, d’où perri-sholi, petite chienne
d’Indienne.
(1) Il est bien entendu que nous ne parlons que de la forme en quelque sorte sociale de l amour ; autrement la question serait trop vaste. D ailleurs elle i été traitée : ce serait l histoire de la régénération ou plutôt de l invention le la femme par le christianisme.