Croquis et tableaux.


Croquis primitif.
Du croquis au tableau il y a tout un monde à découvrir! b? croquis, cest la lave au sortir du cratère . désordonnée, crépitante, fulgurante ; le tableau, c’est la lave résignée au moule et figée au fond du ravin. Entre le premier coup de crayon et le dernier coup de pinceau, la pensée de l’artiste subit une série de métamorphoses curieusement échelon
nées; et certes on ne saurait imaginer une étude plus intéressante que cette exploration attentive de toutes les phases d’incubation qui précèdent l’éclosion d’un chefd’œuvre. Le premier dessin jaillit comme une révélation aussi sincère que spontanée ; puis viennent la réflexion, l’étude, les traditions d’école, les conseils officieux; la science parle, et l’inspiration s’attiédit en l’écoutant; on ré
gularise sa fougue, on bride son énergie, on travaille enfin posément à donner une sage consistance à ce qui ne fut d’a­ bord qu’une sorte de vision saisie au vol.
Pour savoir au juste ce qu’on gagne et ce qu’on perd à cet affinage de l’inspiration artistique, il faudrait pou
voir confronter les grandes œuvres de la peinture avec les premiers croquis que leurs auteurs en ont tracé à l’a­
venture sur quelque feuille perdue de leur carnet. C’est ainsi que, dans le musée ’Wicar de Lille, nous avons trouvé dessiné à la plume, de la .propre main de Raphaël, le jet
primitif de a Vierge à la Chaise, de la Vierge de la. maison d’Albe. de la Vierge — la — Perle, en compagnie d’une foule d’autres croquis émanés des plus illustres maî
tres des écoles italiennes; trésors embryonnaires d’une prodigieuse valeur au point de vue de l’histoire de l’art. Quel magnifique enseignement ne tirerait-on pas de ces des
sins, si, au moyen de la photographie, on pouvait en placer le far sirhiie en regard d’une reproduction authentique des œuvres dont ils ont été le point de départ ; et cela dans un recueil dont le texte expliquerait par le menu, com
menterait avec science et conscience toutes les transformations accomplies dans le trajet du croquis au tableau !


Al. filanquart-Everard semble avoir voulu prendre les de


vants dans cette voie. : chaque jour il enrichit son album photographique de quelques-unes de ces raretés instruc
tives du musée AVicar. Il lie tiendrait qu’à nous de choisir parmi les plus glorieusement ^apparentés de ces croquis pour vous donner ici un spécimen de celte élude compa
rative que nous voudrions voir organiser sur une grande
échelle avec les immenses ressources de toutes nos grandes collections nationales ; mais nous hésitons à nous attaquer, du premier coup, aux dessins de Raphaël, de Atichel Ange’ de Titien, de Paul A éronèse et autres princes de l’art aussi splendidement nimbés; nous préférons, pour cette fois, emprunter au portefeuille de Al. Blanquart quelques épreuves d’une origine plus modeste.
Pour ne pas viser trop haut, prenons J. B. Greuze , l’introducteur du drame bourgeois dans la peinture française; Greuze, que Diderot avait dressé au genre sensible, et qui, dans ses scènes de famille, s’évertuait à rendre la morale appétissante en dotant ses jeunes filles d’une grâce quelque peu pouparde , et leurs belles.‘mamans d’une carnation luxueusement épanouie. Eh bien ! s’il faut en croire deux lavis à l’encre de Chine, rehaussés de blanc sur papier grisfauve, que possède AI. tloutelart, de Lille, Greuze commen
çait volontiers par se montrer bien autrement vigoureux dans ses croquis qu’il n’osait le rester ensuite dans ses ta
bleaux. A preuve : voici l’un de ces lavis de AI. tloutelart, c’est-à-dire le croquis tout d’inspiration, la composition primitive de la Malédiction paternelle, que nous plaçons en regard d’une gravure au trait de ce même tableau’faisant aujourd’hui partie de la collection du Louvre.
Notons d’abord que la description donnée par Diderot de la Malédiction paternelle de Greuze concorde exactement avec l’ordonnance du croquis, tandis qu’elle ne cadre que très-imparfaitement avec le tableau du Alusée impérial. 11 est vrai que Greuze exposa d’abord au Salon de 1765 deux
esquisses ayant pour titre : le Vils ingrat et te Fils puni ; que les tableaux sur ces mêmes sujets ne furent peints que
plus tard; que le Fils ingrat s’est même intitulé depuis la Malédiction paternelle; d’où l’on pourrait conclure que Diderot n’a fait que décrire l’esquisse de 1765. Il n’en résulterait pas moins la preuve que notre croquis et l’es
quisse de 1765 offrent, une seule et môme composition, et que le tableau du Louvre en présente une autre. Du reste le célèbre philosophe, faisant fonction de critique d’art s’exprime de la sorte :
“ 9n voit (le fils ingrat) au centre du tableau; il a « l’air violent, insolent et fougueux; il a le bras droit levé. « du côté de son père; il se dresse sur ses pieds; il menace « de la main; il a le chapeau sur la tête. Le bon vieillard « fait des efforts pour se lever; mais une de ses filles , à
« genoux, 1e retient par les basques de son habit. Le jeune « libertin est entouré de l’aînée de ses sœurs, de sa mère,
« et d’un de ses petits frères. Sa mère le tient embrassé « par le corps ; le brutal cherche à s’en débarrasser, et la
« repousse du pied. La sœur aînée s’est aussi interposée « entre son frère et son père; la mère et la sœur semblent « chercher à tes cacher l’un à l’autre. Cependant le petit
« frère, pleure, porte une main à ses yeux, et, pendu au « bras droit de son grand frère, il s’efforce del’entraîner « hors de la maison. Derrière le fauteuil du vieillard, le «plusjeune à l air stupéfait. A l’autre extrémité de la « scène, vers la porte, le vieux soldat, qui a enrôlé et ac« compagné le fils ingrat chez ses parents, s’en vu le dos « tourne a ce qui se passe, son sabre sous le bras et la « tête baissée. Au milieu de ce tumulte, un chien, place « sur le devant, t’augmente encore par ses aboiements. »
En reproduisant ce passage, nous soulignons les principales dissemblances existant entre la description de Diderot et le tableau du Louvre.
Maintenant, à vous qui avez ces deux compositions sous les yeux, avons-nous besoin de faire remarquer combien ce jeune homme du croquis, avec sa pose insolente et son chapeau snrja tête, a bien autrement l’air d’un fils ingrat
Le massacre des innocents, par Nicolas Poussin.
Croquis primitif.
Tableau.
Tableau.


La malédiction paternelle, par Greuze.