désertant la maison paternelle que ce pauvre garçon du tableau, qui semble plutôt désolé qu’irrité de ce qui lui ar
rive ? Et ce vieux soldat qui s en va si bien, n’est-il pas plus explicite que ce jeune cavalier joufflu qui évidemment n’a pas la moindre intention d’emmener qui que ce soi? Et cette femme qui, dans la première composition, saisit dé
sespérément le père de famille à bras-le-corps, tandis que, dans l’autre, elle se contente de porter une de ses mains à la manche du vieillard maudissant ? Comparez, confrontez tout cela et le reste ; puis vous nous direz si le croquis ne vous semble pas plus éloquent, plus vigoureux que le ta
bleau. 11 est clair pour nous qu’entre celui-ci et celui-là sont intervenus des réflexions savantes, des conseils modérateurs, et que l’artiste a renoncé en partie à son inspiration primesautière pour devenir plus raisonnable, plus académique.
Puisque nous sommes en train de comparer, poussons l’audace jusqu’à aborder celui-là même que ses contempo
rains ont appelé le Raphaël français. Voici donc côte à côte le croquis et le tableau du Massacre des Innocents de Nicolas Poussin. Ce croquis appartient au musée Wicar de Lille; et certes, tout inculte, tout maculé qu’il est, il en dit long pour l’étude que nous faisons ensemble. En effet, à l’aide du rapprochement que nous vous offrons ici,
on peu suivre pas à pas les curieuses transformations de la pensée de l’artiste. Dans le croquis, Poussin se préoc
cupe peu de science, il n’obéit qu’à la nature. Voyez comme ce soldat appuie brutalement son pied sur le ventre de sa victime ; comme le torse de ce malheureux enfant s’affaisse, s’épate sous cette terrible pression ; comme ses petits membres se roidissent douloureusement en crispant leurs extrémités délicates ! Voyez comme la tête et la poitrine du bour
reau surplombent avec énergie ; comme son bras frappe avec fureur ; comme son glaive est sûr de fendre d’un seul coup tout le petit corps de cette frêle créature ! Remarquez cette mère agenouillée et folle de désespoir qui se cram
ponne des deux bras à l’assassin de son fils. Remarquez surtout cette autre mère qui étouffe les cris de son enfant contre sa poitrine, le cache tout entier dans son sein et fuit cette scène de carnage en jetant derrière elle un regard plein de terreur... Rien de tout cela n’est posé, combiné, arrangé; tout vit et agit au contraire avec l’énergique spontanéité de la nature. Voilà bien le croquis ; maintenant passons au tableau.
Soyons francs : que trouvons-nous dans cette ordonnance nouvelle? Nous trouvons l’élan naturel amoindri dans sa fougue, dans sa sincérité, par des réminiscences de l’art grec. Le pied du soldat ne pèse plus sur le ventre,
mais seulement sur la gorge de l’enfant ; sans doute afin de ne pas perdre l’occasion de laisser voir un joli torse gracieusement dessiné. Le bourreau ne projette plus ses épau
les en avant pour frapper avec plus de force; il préfère se poser de profil comme il conviendrait à un bas-relief bien appris. La mère de la victime ne se cramponne plus des deux
mains au corps du soldat; elle a trouvé pour l’un de ses bras une pose moins énergique, mais infiniment plus statuaire. Et l’autre mère, celle qui tout à l’heure, dans le croquis, s’en
fuyait si vite, si terrifiée avec son enfant à sauver : la voici maintenant, dans le tableau, transformée en une sorte de Niobé, qui s’en retourne posément au logis, emportant son enfant mort sous un bras, et contournant son autre bras en volute de la façon la plus heureuse pour amener de belles lignes classiques.
Quoi qu’il en soit, n’allez pas vous méprendre sur la portée de ce que nous venons d’écrire. — Prétendre que les croquis de Poussin valent mieux que ses tableaux? Dieu nous garde d’une telle hérésie ! Certes, nous ne sommes pas absurde et téméraire à ce point. Nicolas Poussin était peut-être le peintre le plus complet de toute notre école française ; il rangeait ses guides dans l’ordre suivant : t la nature, 2“ les anciens, 3” Raphaël. Or, si ses croquis n’o­
béissent qu’au premier de ces guides, ses tableaux, eux, suivent une direction supérieure, sous l’influence savam
ment combinée de ces trois guides réunis. La postérité l’a jugé ainsi, et nous n’avons rien à y contredire. Seulement nous avons essayé, par ce rapprochement du commence
ment et de la fin d’une grande œuvre, de vous convier à une. étude spéciale dont nous avons tenté d’esquisser ici le programme.
Encore une fois, nous croyons fermement qu’il y a dans cette direction une vraie mine d’or à exploiter ; mais nous laissons la pioche à des mains plus fortes et plus habiles que les nôtres.
Henry Bruneel.
De la révocation de l’édit de Nantes et
de ses conséquences économiques.
Si la statistique peut avoir une incontestàble utilité, c’est lorsque, sans prétendre à une minutieuse exactitude pres
que toujours impossible, souvent trompeuse, elle recueille consciencieusement les faits secondaires et les groupe de manière à établir les conséquences des grandes mesures gouvernementales. Elle devient alors la lumière de l’his
toire , car elle constate par les résultats, ou l’imprévoyante témérité, ou la justice et la profondeur des vues de l’homme d’Etat.
C’est sous ce rapport que nous croyons devoir donner une analyse des recherches statistiques contenues dans le remarquable travail de M. Weiss, intitulé Histoire des ré
fugiés protestants de France, depuis ta révocation de l èdit de Nantes jusqu à nos jours; ouvrage dont l’appré
ciation littéraire a déjà été consignée dans cette revue. Les doçuntents qu’il renferme jettent un nouveau jour sur une question trop,superficiellement traitée avant lui, et permet
tent d’apprécier avec plus d’exactitude les conséquences économiques de l’intolérance de Louis XIV.
Au moment d’ailleurs où l’église catholique défend, avec une opiniâtreté au moins malheureuse, la domination sans contrôle longtemps exercée par elle sur le Piémont et l’Es
pagne ; lorsqu’en Toscane on punit par un emprisonnement de plusieurs années le seul délit d’hérésie ; lorsqu’à Paris même des écrivains religieux proclament que, la vérité étant de sa nature une et exclusive, la liberté religieuse est ra
dicalement mauvaise ; il n’est peut-être pas sans utilité de récapituler ce qu’il en a coûté à la France, non pas même pour avoir réalisé cette unité réclamée comme le seul remède contre la diversité des erreurs, mais pour avoir seulement essayé de l’établir.
Si l’on veut bien comprendre la portée économique des persécutions religieuses exercées par Louis XIV, il faut d’a­
bord se faire une idée exacte de la situation des protestants à l’époque où ce monarque déclara leur conversion obligatoire; les plaçant dans l’alternative d’une lâche et crimi
nelle abjuration ou de l’abandon de leurs biens et de leur patrie.
Jusqu’à Richelieu les réformés avaient été un parti politique. Grâce à leur organisation représentative, ils for
maient un état dans l’Etat. C’était la conséquence forcée de la Saint-Barthélemy et des manques de foi répétés que les rois de France, depuis Henri II, s’étaient crus permis à leur égard. Sous Henri IV, ils n’avaient pu se contenter de la simple déclaration de cette liberté religieuse, si souvent promise, aussi souvent violée. Ils étaient endroit, et il était d’ailleurs dans l’esprit du temps, de demander des garan
ties matérielles des engagements pris à leur égard : engagements dont l’exécution était naturellement remise aux pou
voirs politiques et judiciaires exercés en grande partie par
d’anciens ligueurs. Ainsi ils avaient obtenu la confirmation plus ou moins explicite de leur organisation religieuse et politique, consistant en assemblées subordonnées les unes aux autres, composées chacune des députés des assemblées inférieures, élues elles-mêmes par tous les coréligionnaires. Ces assemblées, correspondant entre elles, s’occupaient in
dépendamment des questions de dogme et de discipline, de la discussion et de la défense des intérêts communs. Il avait été accordé en outre aux protestants une juridiction particulière, et enfin des places fortes, villes de sûreté et moyens de résistance contre les persécutions dont ils se croyaient menacés.
Là où il n’existe ni presse, ni tribune libre protégeant par leur surveillance parfois tracassière, les droits de tous les citoyens; à moins que l’absolutisme ne soit un principe sanctifié par le temps ou la religion et accepté par tous, les collections d’individus assez puissantes pour faire écouter leurs voix exigent du pouvoir des garanties spéciales de leurs privilèges. Le souverain n’échappe à la nécessité de faire des concessions à l’universalité des sujets, qu’en capitulant avec des classes, des castes ou des corporations.
Si l’organisation des protestants en république représentative au sein d’une monarchie absolue était une nécessité des temps, elle était toutefois un mal ; car elle brisait l’u­
nité gouvernementale ; elle créait une arme puissante, à la disposition des ambitieux ou des fanatiques qui sauraient s’en emparer. C’est ce qui arriva sous la minorité et pendant les premières années du règne de Louis XIII. En invoquant des griefs trop peu graves pour justifier une résis
tance armée, une partie des réformés, tantôt à l’instigation des grands seigneurs voulant résister aux empiétements du pouvoir royal et défendre les derniers restes de la féodalité, tantôt à l’appel de pasteurs plus croyants qu’éclairés, plus sectaires que français, ralluma à diverses reprises la guerre civile.
Richelieu, trop profond politique pour être gratuitement intolérant et persécuteur, sut nettement distinguer les con
cessions légitimes et nécessaires à conserver aux religionnaires, des privilèges abusifs dépassant les besoins de la défense, et contraires à la nouvelle constitution de la monar
chie. Aussi, par le traité d’Alais, conclu en 1629 après la prise de la Rochelle, ce grand homme garantit aux protes
tants le libre exercice de leur culte, maintint leur organi
sation religieuse, mais reprit ou démolit leurs places fortes, interdit à jamais leurs assemblées politiques et les réduisit, dit M. Weiss, à ne plus former un corps dans l’Etat.
A partir de cette pacification, les réformés ne furent donc plus en France qu’une secte religieuse, a leur grand avan
tage autant qu’à l’avantage du pays. Abandonnés dès lors par les grands seigneurs qui n’avaient vu en eux que des instruments, admis difficilement et en petit nombre dans les emplois de la cour et les charges civiles, ils durent s’a­ donner presque exclusivement aux professions indépendantes.
ces de France, où la fabrication avait été jusqu’alors disséminée entre des individus isolés. La fabrication des étoffes de laine pure ou mélangée, des tissus plus légers, des den
telles d’or, d’argent, de soie, de fil, des soieries, velours, et étotfes d’or, des bas, de la passementerie, des chapeaux fins, des toiles, du papier, desarmes et de la grosse quincaillerie, était plus ou moins exclusivement entre leurs mains.
Les rapports religieux qu’ils entretenaient avec les Hollandais et les Anglais facilitèrent les relations commerciales qu’ils établirent avec ces populations maritimes et contribuè
rent à donner à la France une marine marchande, et, par suite, une marine militaire.
Les professions intellectuelles et les carrières libérales n’étaient pas exercées par les réformés avec moins de succès. Ce fut la réunion des gens de lettres protestants, qui se te
nait chez Conrard, l’un d’eux, qui donna à Richelieu l’idée de créer l’Académie française, dont ce même Conrard rédigea les règlements.
De riches dotations, accordées par le synode et alimentées parle produit des souscriptions volontaires, entretenaient largement quatre académies et de nombreux collèges, desti
nés à l’éducation de la jeunesse, ainsi que des aspirants au saint ministère, et dans lesquels venait étudier la noblesse du nord de l’Europe, voulant se familiariser avec la langue et la civilisation françaises.
Enfin la religion réformée, pendant la première moitié du dix-huitième siècle, comptait de nombreux et brillants représentants dans les armées de terre et de mer. Les maré
chaux de Gassion, de Guébriant, de Rantzaw, de la Force, de Châtillon, le duc de Rohan, Schomberg, Duquesne, le Grand Turenne, professaient ses doctrines.
Mais l’éclat jeté sur la secte par la noblesse fut de courte durée. La perte de son importance politique entraîna l’abjuration de presque toutes les grandes familles qui avaient embrassé le calvinisme, moins peut-être par conviction reli
gieuse que pour se donner un moyen d’influence, N’étant plus soutenue par l’ardeur de la lutte, la haute noblesse, ré
duite par ses prodigalités à rechercher les faveurs de la cour, exclusivement réservées aux catholiques, se vit placée entre l’apostasie et le renoncement à toutes les grâces: son choix fut bientôt fait. La tolérance d’une partie des ministres évangéliques contribua d’ailleurs à faciliter aux incertains le re
tour à la religion dominante. Beaucoup de pasteurs, en effet, admettaient que l’on pouvait également se sauver dans les deux communions ; tandis que le clergé catholique était una
nime à proclamer que hors l’Eglise romaine il n’y a point de salut. Il était commode de ne point se croire exposé à la damnation éternelle, alors que l’on embrassait le parti victo
rieux, celui qui disposait des grâces, des dignités, des pen
sions. On gagnait dans ce monde sans risquer de rien perdre dans l’autre. Et certes, à une époque où sans faire autant d’étalage de religion qu’aujourd’hui, on y croyait davantage;
alors que la pensée du salut entrait pour quelque chose dans les pratiques de la vie, cette considération dut déterminer un grand nombre de conversions au catholicisme.
Ainsi, soit par suite d’une conviction réelle et respectable, soit par des motifs plus mondains, presque toute la haute no
blesse, qui avait fait l’éclat et le danger du protestantisme, l’abandonna de 1620 à 1670. La petite noblesse n’ayant d’autre carrière que celle des armes, exclue de l’ordre de Saint-Louis, plus ou moins privée de l’avancement qui lui était dû, suivit, à quelques exceptions près, cet exemple : et la facilité avec laquelle cette classe abjura sa religion ne contribua pas peu à faire croire à Louis XIV qu’un ordre émané de lui suffirait pour déterminer un semblable abandon de la part des classes moyennes.
Mais la force du protestantisme résidait dans ces bourgeois profondément convaincus, de mœurs austères, étrangers au faste et aux besoins de la cour, n’ayant à lui demander au
cune faveur : sujets soumis tant qu’on n’exigeait pas d’eux le sacrifice de leurs convictions religieuses, ils n’admettaient pas qu’aucune autorité pût s’interposer entre eux et la Divinité.
Pendant les guerres de la Fronde, cette classe moyenne, abandonnée à ses propres instincts, malgré les avances et les promesses prodiguées par les chefs des partis hostiles à la royauté, non-seulement s’abstint de toute participation aux
révoltes qui agitèrent la France, mais prit partout les armes pour défendre l’autorité du roi. Les villes occupées par les réformés offrirent un asile aux troupes royales, et l’attitude de ces sectaires empêcha Cromwell de s’allier aux Espagnols et au prince de Condé qui les commandait. Aussi le comte d’Harcourt répondait aux députés de Montauban, .lui réitérant les assurances de leur fidélité : « La couronne chancelait sur la tête du roi, mais vous l’avez raffermie. » Mazarin, re
connaissant des services rendus par les protestants dans ces circonstances difficiles, disait : « Je n’ai point à me plaindre du petit troupeau ; s’il broute de mauvaises herbes, du moins il ne s’écarte pas. » Plus tard il répondit aux députés de leurs églises, « que ni sa calotte ni son caractère ne l’avaient empêché de remarquer leur fidélité. Le roi, ajouta-t-il, fera connaître par des effets la bonne volonté qu’il a pour vous. Assurez-vous que je parle du bon du cœur. »
Si Louis XIV récompensa plus tard par la persécution la fidélité des calvinistes, les actes de son ministre répondirent du moins aux éloges qu’il leur prodiguait. Des commissaires, choisis en nombre égal dans les deux religions, visitèrent les provinces et firent cesser les infractions à l’édit de Nantes que les- autorités locales avaient pu commettre. Maza
rin renouvela les arrêts qui exemptaient des impôts les ministres évangélistes : malgré les réclamations des évê
ques, il confia les fonctions de contrôleur général des finances à un banquier protestant qui avait autrefois mis sa for
tune à la disposition du cardinal de Richelieu, afin de lui permettre de payer les auxiliaires étrangers qui, faute de solde, allaient, dans un moment critique, quitter le service de France.
Fouquet et Colbert, appréciant la capacité et la probité
L’examen des saintes écritures et la discussion des questions religieuses avaient fait contracter aux calvinistes des goûts plus sérieux, des habitudes de raisonnement que l’on
ne trouvait que rarement chez les catholiques. Ils étaient en outre obligés, par la surveillance des consistoires, par leur état de minorité et la solidarité que leurs actes faisaient pe
ser sur toute la secte, à s’observer avec un soin minutieux, à ne pas se départir des règles d’une stricte moralité. Aussi devinrent-ils bientôt, de l’aveu même de leurs persécu
teurs, aveu consigné dans les rapports des intendants à Louis XIV, l’élite de la population française.
Les cantons qu’ils habitaient comme agriculteurs étaient les mieux cultivés, les plus productifs. Dans les villes, la bourgeoisie, adonnée au commerce, à l’industrie, déployait une activité, une intelligence, une probité, qui lui méritè
rent la confiance générale. Etrangère au luxe et aux plaisirs bruyants, elle n’employa les richesses gagnées par le travail, augmentées par l’économie, qu’à étendre et développer ses spéculations, et donna une vive impulsion à l’industrie française. Plus dégagés des liens de la routine par la fréquenta
tion des nations étrangères, les protestants adoptèrent les premiers le système des grands établissements industriels et créèrent d’importantes manufactures dans plusieurs provin