des religionnaires, se plaisaient à les appeler aux emplois de finance, qui devinrent en quelque sorte leur apanage exclusif.
Ainsi, lorsqu’on 1661, après la mort du cardinal de Mazarin, Louis XIV, alors âgé de vingt-deux ans, prit les rênes de l’Etat, la religion réformée était librement exercée dans tout le royaume et l’édit de Nantes scrupuleusement observé. Les calvinistes enrichissaient la France par leur industrie,
la fertilisaient par leur travail, contribuaient à l’éclairer par leurs études, à la moraliser par l’exemple des vertus domes
tiques. Sujets invariablement dévoués depuis trente-deux ans, ils avaient défendu la royauté, alors que tant de fidéli
tés s’étaient montrées chancelantes ; alors qu’une partie des provinces, de la noblesse, des parlements, des princes du sang, arboraient l’étendard de la révolte. Mais la tournure sévère et indépendante de leur esprit les rendait suspects aux souverains qui, comme Louis XIV, voulaient que tout pliât silencieusement devant eux; que les pensées comme les actes fussent en conformité avec leurs décisions. Les seuls griefs que l’on pût donc reprocher aux huguenots, c’é­
tait de ne pas adorer le Christ de la même manière que la majorité des Français, d’être soupçonnés de ne pas accep
ter aveuglement l’autorité de la tradition et de porter dans la politique les habitudes de libre examen qu’ils appliquaient aux choses religieuses.
Nous avons insisté sur ce point, parce que nous ne devions pas laisser échapper l’occasion de montrer le peu de. fondement des motifs prêtés à la révocation de l’édit de Nantes par la légèreté ou la mauvaise foi de quelques écrivains. Lorsqu’ils ont avancé que cette mesure était commandée par la raison d’Etat, qu’elle était politiquement indis
pensable afin de rétablir dans la monarchie l’unité détruite par des sectaires, dont l’esprit de rébellion entravait l’action du pouvoir, ils ont tout simplement commis un anachro
nisme. L’excuse eût été admissible sous le cardinal de ni— chelieu : mais en 1680, lorsque les tracasseries auxquelles les religionnairesétaient en butte depuis une dizaine d’années prirent le caractère d’odieuses persécutions; lorsque lés violences exercées contre eux déterminèrent des résistances locales, il y avait plus de cinquante ans que les réformés étaient les plus paisibles des sujets du roi, et la révocation de l’édit de Nantes ne pouvait politiquement se justifier par aucune opposition à l’action du gouvernement. Plus tard on a mis en avant ce prétexte pour diminuer l’odieux d’une pareille mesure ; pour détourner la responsabilité d une grande iniquité de ses véritables auteurs, mais ce. n’est qu’une erreur historique ajoutée à tant d’autres, et contre, laquelle on ne saurait trop hautement protester.
Ce furent donc des sujets fidèles, laborieux, économes, éclairés, que Louis XIV obligea, par son intolérance, à se réfugier dans les pays étrangers, fis portèrent avec eux les secrets de leur industrie, la connaissance el la possession des marchés sur lesquels se débitaient les produits français, l’instruction militaire acquise sous des chefs illustres, enfin tous les trésors d’une civilisation beaucoup plus avancée dans leur ancienne patrie que dans les contrées qui les accueillirent avec un généreux et politique empressement.
Quel fut le chiffre de cette émigration? Quels arts, quelles industries alla-t-elle, implanter dans des pays rivaux? C’est ce que nous allons chercher à indiquer, toujours en nous servant des consciencieux travaux de VI. Weiss.
Les documents qu’il analyse sont de deux natures. Les uns exposent plus ou moins exactement, selon les intendants qui ont rédigé ces rapports, le chiffre et l’importance de l’é­
migration par chaque province de France, les vides qu elle laissa dans nos campagnes, dans nos ateliers, dans notre flotte, dans nos armées; les autres disent, avec plus de pré
cision, dans quels pays se retirèrent les réfugiés protestants ; quelle transformation ils firent subir aux lieux qui leur ser
virent de retraite ; de quels services ils payèrent l hospitalité qui leur fut accordée.
Le chiffre de l’émigration protestante est impossible à établir : elle a duré environ vingt-cinq années avec plus ou moins d’activité. Elle s’est entourée d’un profond pecret : chaque fugitif cherchant à cacher son évasion avant son accomplissement, car les galères punissaient la seule tenta
tive; après la réussite, parce que les ventes opérées par les émigrés étaient déclarées nulles, lorsqu’elles avaient eu lieu moins d’un an avant leur départ, et d’ailleurs la certitude acquise par l autorité de chaque expatriation exposait â des recherches sévères les parents et amis soupçonnés de l’avoir favorisée ou les dépositaires des capitaux que l’on n’avait pu emporter avec soi.
Jamais, en effet, le despotisme ne fut plus absurdement intolérant : il ne disait pas aux dissidents : Vous vous con
vertirez, ou vous quitterez le pays dans lequel vous êtes en minorité ; il leur enjoignait de croire ou de feindre : la fuite était un crime. La persistance, dans ses convictions livrait la famille qui ne voulait pas s’abaisser à une abjuration mensongère, non à une peine stipulée, mais à l’arbitraire des soldais. Ces missionnaires bottés envahissaient le domi
cile, se livrant à tous les excès, proclamant que tout, excepté le. viol et le meurtre, leur était permis pour réduire ceux qui, comme disait Louvois, aspiraient à la sotie gloire d’être les derniers à professer une religion qui déplaisait à Sa Majesté.
Un écrivain royaliste, cherchant à atténuer, à justifier les laits qu’il ne peu! passer sous silence, évalue à 225,000 le. nombre des émigrés ; Voltaire â 500,000 ; Sismondi de 3 à 400,000 ; M. Weiss après avoir compulsé les rapports des intendants rédigés en 1698 et qui contiennent des lis
tes incomplètes, ne s’appliquant qu’à un certain nombre d années, réduit ce. chiffre de 250 à 300,000.
Nous laisserons le lecteur choisir entre ces nombres. Au point de vue d’ailleurs de la criminalité morale de l’acte,
quelques mille de plus ou de moins importent peu. Au point de vue des conséquences économiques de la mesure prise par Louis XIV, c’est moins la quantité que la qualité des
émigrants qui a de l’importance. Nous nous bornerons donc aux indications relatives aux industries exercées en France par les huguenots et plus ou moins complètement ruinées par leur départ.
Dans la généralité de la Rochelle, la population et le commerce se détruisaient insensiblement, dit l’intendant, par l’émigration d’un tiers des habitants, et par l’impossibilité de marier les nouveaux convertis à cause des difficultés qu’opposaient les curés, aimant mieux voir les familles s’é­ teindre que se propager au profit de l’hérésie.
En Auvergne, les riches manufacturiers d’Ambert et de plusieurs autres villes quittèrent la France, emmenant la plus grande partie de leurs ouvriers, La plupart des mou
lins à papier cessèrent de fonctionner, et le commerce si lucratif de cet article, fut considérablement réduit. Les fa
briques de papier de l’Augoumois, de 60, tombèrent à 16 ; celles de Castel-Jaloux furent ruinées par l’émigration des maîtres.
En Touraine, de .400 tanneries travaillant en 1780, il n’en restait plus à la lin du siècle que 54. Ses 8,000 métiers d’étoffe de soie étaient réduits à 1,200 ; ses 700 moulins à 70. Les 3,000 métiers à rubans à 60. Sur 40,000 ouvriers employés à dévider la soie, l apprêter, la fabriquer, 4.000 seuls restèrent.
La nombreuse population protestante de Lyon, évaluée à près de 20,000 âmes,se retira en Suisse et en Allemagne, à l’exception d’une vingtaine de familles. Aussi, des 18,000
métiers d’étoffes battant avant la révocation, 4,000 au plus restaient en activité en 1608.
Dans la généralité de Paris, la fabrication des dentelles d’or et d’argent qui s’effectuait dans les campagnes subit une notable diminution, et tout le pays en fut appauvri.
Sur les 200,000 protestants existant en Normandie, d’a­ près un historien local, 184,000 environ émigrèrent, em
portant avec eux les capitaux qui alimentaient le. commerce s’effectuant avec l’étranger. Caen et les autres villes du lit
toral, appauvries par le départ des riches négociants, ne purent de longtemps rétablir les relations qu’elles entrete
naient avec les nations maritimes. Les belles manufactures de toiles de Coutanees furent transférées dans les îles de Jersey, de Guernesey, et de là en Angleterre.
Les fabriques si diverses qui faisaient la prospérité de Rouen, Darnetal, Elbeuf, bouviers, Caudebee, ruinées par l’abandon des ouvriers qui suivirent leurs maîtres, suffisaient à peine à la consommation de cette province, qui exportait auparavant ses produits dans les autres parties de la France el à l’étranger. Plus de 26,000 habitations furent longtemps désertes.
La partie la plus industrieuse de la population champenoise s’expatria. Des 1,812 métiers que l’on comptait à Reims, à l’époque de la révocation, il n’en existait plus, douze ans après, que 950. A lihélel il 11e resta que 37 ou 38 manufactures d’étoffes de laine, des 80 qui faisaient la richesse de cette ville, lies 109 métiers à fabriquer la serge, en activité à Mézières, il n’y en avait plus, en 1698, que 8. Deux ouvriers seulement restèrent dans la belle manufacture de drap de. Sézanne.
400 familles de la principauté de Sedan portèrent à l’é­ tranger leurs capitaux et leur industrie. Plus de 2,000 ou
vriers appartenant à diverses professions se trouvèrent pri
vés de travail par le départ des maîtres qui les employaient, et cette ville si florissante, jusque-là ne se releva de la lan


gueur produite par l’émigration que grâce aux encourage


ments qui lui furent accordés sous le ministère Choiseul.
A Metz, les prolestants commerçants, vignerons ou jardiniers allèrent porter leur industrie dans le Brandebourg. Des seuls villages de Givonne. et de Daigny, 60 fabricants de faux, poêles el autres ustensiles de fer, émigrèrent. Ces can
tons ne sont jamais parvenus depuisbm degré de prospérité dont ils jouissaient alors.
En Bretagne, l’émigration, évaluée, à 4,000 personnes, dont beaucoup chefs d’établissements, porta une atteinte funeste à l’industrie des toiles, dont le commerce diminua des deux tiers, el la culture du chanvre dut être propor
tionnellement réduite, Le même effel se produisit dans le Maine el à Laval, qui n’occupa plus au filage, au dévidage et à la fabrication des toiles que 6,000 ouvriers des deux sexes au lieu des 20,000 qui y étaient employés.
Tels sont les principaux chiffres extraits des rapports des intendants, rapports presque tous incomplets, quelquefois mensongers. L’esprit de, parti ou la complaisance pour le pouvoir, dont les fautes avaient produit de si tristes résul
tats, le désir de. sauver leur réputation, dissimulèrent une partie de l’émigration, dont la réussite accusait la vigilance administrative. Aussi c’est en consultant les renseignements plus exacts, plus détaillés, recueillis par M. Weiss dans les pays étrangers sur les services si divers rendus à leur nou
velle. patrie par les réfugiés protestants, que l’on appréciera toute l’étendue des pertes que l’intolérance fit essuyer à la France.


C’est l’analyse de ces documents que nous donnerons dans un second article.


JOUBERT.


Nouveau télégraphe sous-marin.


Le chevalier Bonelli, déjà connu par l’invention rl’un procédé pour la transmission des dépêches élect riques pendant la marc he des convois sur les chemins de 1er, vient, nous écrit-on de Turin, de trou
ver un perfectionnement important des télégraphes sous-marins. Si les assertions de M. Bonelli sont reconnues exactes à la suite d’ex


périences décisives, son procédé réduira des neuf dixièmes la dépense de Rétablissement d’un télégraphe de cette nature, et diminuera dans une proportion égale le temps nécessaire pour l’immersion.


Ainsi un cordon électrique qui, dans le système en usage, coûte environ 15,000 fr. par kilomètre, ne coûtera que 1,400 fr. par la
méthode Bonelli. Actuellement, le câble étant d’un poids énorme, il ne peut être transporté qu’à l’aide de moyens dispendieux; on ne peut rii nmerger que. par un temps câline ; s’il survient une bourras
que durant l’op: ration, on risque de le perdre en partie, ou tout au moins de le voir endommager.
Le cordon Bonelli peut être plongé dans la mer par tous les temps possibles. Si une tempête oblige de suspendre l’opération, on aban
donne le cordon dans les Ilots en l’attachant à une bouée, qui sert de point de repère pour le repêcher, et. l’on attend le retour du beau temps.
M. Bonelli affirme que ses moyens d’exécution sont tellement expéditifs que, lii où il faudrait trois aimées pourétablir un télégraphe sous-marin par la méthode connue, il u’emploiera qu’un peu plus de trois mois.
Le chevalier Bonelli va proposer deux projets -.
Le premier consistera dans l’établissement d’une ligne sous-marine de. Cagliari à Malle, offrant un développement de UOO kilomètres en ligne droite, ou 720 en tenant compte des courbes du cordon électrique. La dépense, est évaluée à un peu plus de 1 million.
L’autre, projet consistera dans le prolongement de la ligne jusqu’à 1 de de Candie, où le lil se bifurquera pour aboutir d’uu côté à. Alexandrie, de l’autre à Constantinople, en passant par les Darda
nelles et Gallipoti. Cette seconde ligne aura un développement de !,80o kilomètres, ou 3,360 en y comprenant les courbes. La dépense sera de 4,700,000 fr. La ligne totale de Cagliari à Constantinople et à Alexandrie comprendra donc une distance de 4,080 kilomètres, \ compris les courbes, et donnera lieu à une dépense de 5,700,000 fr.
Six mois suffiront pour la mettre en état de fonctionner. D’après le système usité jusqu’à ce jour, les frais dépasseraient 50 millions, et il faudrait plusieurs années pour l’installation complète.
Lu ligne de Malte à Constantinople pourra comprendre l’lle de Sira, le Pirée et Smyrne.
Ainsi ce télégraphe électrique sons-marin mettra en communication la Spezzia avec Cagliari (ce fragment existe déjà) ; Malte avec Candie; Candie avec Alexandrie d’un côté, de l’autre avec Constantinople, par Sinyrue, les Dardanelles et Gallipoti, avec embranchements sur Sira et le Pirée.
Pour 11’eiu isager que le côté politique de ce projet, il faut remarquer que, jusqu’à ce moment, les puissances occidentales sont, pour leurs communications télégraphiques avec l’Orient, dans la dépendance (te l’Autriche, car toutes les dépêches datées du Da
nube ou de Constantinople doivent suivre les lignes autrichiennes, et arriver à Vienne pour être ensuite transmises à Paris et à Londres. L’Autriche en retire un large profit financier. Mais la ques
tion (l’argent est ici peu importante. Le point de vue politique est
seul ii considérer. Dans les complications qui ont entraîné la guerre entre les puissances de l’Occident et la Russie, la loyauté du cabi
net de \ ièinus ne doit, dit-011, pas être mise en doute. Mais suppo
sez , pour un moinent, que les bonnes relations de la France et de l’Angleterre avec l’Autriche se changent en une inimitié armée ;
supposez une rupture définitive ; en ce cas, nous serions réduits à correspondre avec l’Orient, par les bateaux à vapeur, et l’on sait quels délais entraine, dans les circonstances les plus favorables, la navigation entre Constantinople et Marseille. Pendant que les dépêches des généraux alliés feraient lentement le trajet de la Méditerranée. , les Autrichiens el les Russes seraient informés en quel
ques heures de ce qui se passerait en Crimée, sur le Danube, ou sur le Bosphore ; il y aurait une différence de, huit ou dix jours entre nos moyens de communication et ceux de nos ennemis.
Lu tout cas, et même en écartant cette hypothèse d’un conllit avec l’Autriche, nous sommes, pour nos relations télégraphiques avec l’orient, à la discrétion du cabinet de Vienne, qui peut, soit retarder la transmission des dépêches, soit interrompre toute communication sous un prétexte quelconque.
L’exécution du projet de M. Bonelli affranchirait les puissances occidentales de cette fâcheuse dépendance. Et, à ce, seul point de vue, il mérite d’attirer l’attention des gouvernements de France et d’Angleterre.
Nous avouons que les affirmations et les promesses de M. te chevalier Bonelli nous paraissent empreintes de quelque exagération. Toutefois cet honorable savant vient de prouver, dans des circon
stances toutes récentes, qu’il est homme loyal, sérieux et consciencieux. Nous sommes donc persuadés que le nouveau perfectionnement qu’il annonce offre, en théorie, toutes les garanties de cer


titude; restent les expériences pratiques; et nous désirons bien


sincèrement qu’elles démontrent péremptoirement qu’il ne s’est pas fait illusion.


Exposition universelle


des beaux-arts (1).
Quoique l’école de M. Ingres soit loin d’être aussi féconde que les écoles de MM. Paul Delaroche, Picot, Léon Cogniet, elle a pris rang par le talent de quelquesuns de ses élèves, et elle a fixé l’attention, parce que le système du maître, adouci ou exagéré par ses pieux adeptes, se posait comme une protestation froide et sé
vère, contre le laisser-aller et les témérités des tendances nouvelles. M. Hippolyte Flandrin est la plus haute expression de l’école ; il en est la continuation la plus pure, avec un sentiment personnel tempéré, élégiaque et gracieux. Ce caractère se retrouve dans les paysages de son frère, M. Paul Flandrin. Au delà on rencontre deux artistes extrêmes : deux séides de la religion ingriste.
M. Amaury Duval, chez qui le fanatisme du galbe et la peur de la vie aboutissent à cette singulière figure que l’auteur appelle la Tragédie, parce qu’il était impossible delà nommer ttachel ; et un paysagiste, M. Desgofff.,
pour qui trop souvent le ciel, l’eau, la terre, les arbres ne sont que des formules abstraites et qui mortifie la verdure, comme M. Amaury Duval pétrifie la figure humaine. Puis l école compte aussi des dissidents, des transfuges, des égarés, comme MM. Ciiasseriau et Verdier , ayant depuis longtemps rompu tout lien d’affinité.
M. Henri Lehmann doit être cité à part parmi les élèves de M. Ingres. H y a chez lui un tempérament de peintre et des appétits de couleur qui l’entrainent souvent au delà des sévères canons de l’école, mais que parfois il refrène, et dont il fait expiation en rentrant pleinement sous la rude discipline. Cet artiste a réuni à l’exposition vingt tableaux où l’on peut suivre, depuis ses débuts jus


qu’aujourd’hui, les variations de sa manière. Les plus an


(1) Voir les numéros 638, 640. 643, 644, 645et 646.