Sent, l’eurent percé de coups d’épée et l’eurent jeté par la fenêtre, on vil figurer, dans la hideuse populace qui s’a
charna sur le cadavre et le traîna encore palpitant par la ville, des écoliers encore plus furieux que la masse, qui étaient ceux de Charpentier.
O Aristote ! car C’est lui, c’est la scolastique de ce Moyen Age, si vanté aujourd’hui jet si regretté, qui enfonça le glaive, qui arracha les entrailles de la victime, lui trancha la tête, dispersa ses lambeaux et les jeta dans la rivière. La religion
ne fut pour rien dans cet abominable drame. Charpentier était catholique, il est vrai, et l .amus protestant. Mais Ra
mus, ancien protégé du roi, de la reine-mère, du cardinal de Lorraine, aurait très-certainement été épargné, une fois les horreurs de là fatale nuit du Xk août esquivées, sans la haine de son rival. Et celui-ci s’était à diverses reprises nettement prononcé sur ce « qu’il aimait mieux un protestant qu’un catholique » (pourvu qu’il aimât Aristote).
Aussi, la chose à peine faite, ledit Charpentier, victorieux sur toute la ligne, s’empresse de mettre la dernière main à son œuvre de prédilection : Comparaison d’Aristote et de Platon, et la publie cinq mois après la Saint-Barthélemy, avec une dédicace au cardinal de Lorraine, où se trouvent ces belles paroles : « La France a vu, au mois d’août der
nier, la plus belle et la plus douce journée. » On se figure que c’est l’orthodoxie qui a triomphé au 24 août : point du tout ; c’est Aristote i
“ Tant de fiel entre-t-il dans l âme des savants? »
Mais qui le pourrait croire? Dans la même communion, au sein de la même Eglise, on retrouve le même acharne
ment pédant, le même antagonisme de notions et de règles.
Lorsque, deux ans avant la Saint-Barthélemy, Ramus, privé de sa chaire, et pressentant peut-être le sort qui l’attendait, voulut chercher de l’emploi chez ceux de sa religion et se
retirer à Genève, il en écrivit à Théodore de Bèze, et celuici l éconduisit par un refus poli et froid, dont le premier considérant est le défaut de vacances et des ressources né
cessaires à l’Académie de Genève, mais dont le second et le vrai est textuellement conçu ainsi : « Le second obstacle consiste dans notre résolution arrêtée de suivre le sentiment d’Aristote, sans en dévier d’une ligne, soit dans l’en
seignement de la logique, soit dans le reste de nos études. Je vous écris tout cela franchement, comme le veut cet ancien adage : « Entre gens de bien il faut bien agir, »
On a beaucoup frémi du fanatisme de cette sanglante et dramatique époque; mais il s en fallait bien, comme on voit, qu’on l’eût suivi dans toutes ses branches.
Ramus était un homme tout de ce fameux siècle. Son esprit studieux et ardent avait embrassé tout le cycle des con
naissances ayant cours. « Notre lime, écrivait-il au cardinal de Lorraine, son ex-protecteur (!), notre lime a passé sur la grammaire, sur la rhétorique et la dialectique, sur l a
rithmétique et la géométrie. » Il visait à se compléter par l’étude spéciale des deux autres arts libéraux ; puis son intention était de consacrer le reste de sa vie à celle des sain
tes Ecritures. Ces sciences multiples qu’il possédait à fond et qu’il enseignait, il en avait facilité les abords en les désobstruant des broussailles scolastiques. Le premier (chose immense !) il osa écrire un traité de dialectique en
français, i! fut, comme dit Sorel, un des premiers en France à desniayser les esprits, fl fut également de son siècle par son culte ardent pour l’antiquité. Mais il ne l’accepta que. sous bénéfice d’inventaire : ce fut sa grandeur, et l’on vient de voir que ce fut aussi son malheur et son crime. Il pen
sait qu’il était bon de rivaliser avec les anciens, mais en les imitant ; «et c’est par là, dit justement M.Waddingion, que le ramisme (sa doctrine) exprime si bien la Renaissance. »
C’est surtout cette philosophie qui aujourd’hui mérite de fixer l’attention ; car, quant aux travaux philologiques et mathématiques de Ramus, on comprend qu’ils sont aujour
d’hui singulièrement distancés, Socrate et Platon furent ses premiers maîtres ; mais il ne se servit d’eux que pour sortir de la scolastique, véritable enfance, selon lui (en
fance maintenant regrettée par quelques-uns de notre âge mûr). Il ne s’inféode à rien, et, tout en s’appuyant de la tradition, il ne s’y asservit point. Il n’y a, suivant lui, qu’une Méthode, qui est aussi bien celle d’Aristote et de Platon que de Galien et d’ilippocrate, de Virgile et de Ci
céron, d’ilomère et de Démosthèpes, « Aucune autorité, ditil, n’est au-dessus de la raison; c’est elle, au contraire, qui fonde l’autorité et qui doit la régler. » Aussi fut-il le véri
table précurseur, au seizième siècle, de Descartes, et même de Bacon, qui n’arriva qu’après lui. » Il avait, dit AI. Cousin, un espi it élevé, orné de plusieurs belles connaissances ; il introduisit parmi nous la sagesse socratique, tempéra et polit la rude science de son temps par le commerce des lettres, et le premier écrivit en français un traité de. dialectique. »
— « O le bon temps, dit Voltaire, ô le bon temps que c’é- tait, quand les écoliers de l’Université, qui avaient tous barbe au menton, assommèrent le vilain mathématicien Ra
mus, et traînèrent son corps nu et sanglant à la porte de tous les collèges pour faire amende honorable! — Ce Ra
mus était donc un homme bien abominable ? Il avait fait dè;
crimes bien énormes ? — Assurément, il avait écrit contre Aristote, et on le soupçonnait de pis. »
Il n’était pas seulement éloquent et savant : il était vertueux, dévoué au bien, incapable d’une lâche transaction.
Montluc, évêque de Valence, voulut le sauver peu de jours avant la Saint-Barthélemy, qu’il avait flairée eu homme parfaitement versé dans la science des coups d’Etat et des in
trigues. Partant en ambassade pour la Pologne, où régnait le duc d’Anjou (depuis Henri HT), il voulut emmener Ramus, et, sur sou refus, l’engagea du moins à appuyer les préten
tions de ce prince (au trône de France). Et cette motion, il l’étaya de la perspective de .récompenses magnifiques. «Un orateur, lui répondit le savant, doit être avant tout homme de bien; il ne doit pas vendre son éloquence. »
C’est sur cet insolent propos que l’historien Gaillard s’é crie : « Défaite singulière, lorsqu’il s’agit de servir ses maî
tres ! » Ce Gaillard d’historien parle d’or : à quoi sert qu il y ait des maîtres, si ce n’est pour rencontrer toujours et par
tout des sujets? Que signifie l’autorité de la raison, si ce n’est pour soutenir envers et contre tous, per fus cl ne fus, la raison de l’autorité? Ce Ramus avait donc mérité son tré
pas : le fait de l’avoir mis en très-petits morceaux 11e fut que le juste loyer de sa licencieuse indépendance.
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit biep voir.
Ce n’est pas toutefois l’avis de M. Charles Waddington, qui a entrepris de réhabiliter ce malheureux savant (le moins en us, malgré la désinence latine de son nom, de tout le seizième siècle). C’est une entreprise bien hardie, et que le succès seul pouvait justifier. Nous croyons qu’il faut renvoyer Je jeune professeur absous : Aristote nous le par
donne ! Aristote est comme la liberté : beaucoup de crimes ont été commis en son nom; il n’en peut être responsable.
Ce n’est toujours pas la liberté de conscience, qui a assassiné Ramus ; rayons cela de son bilan, Le livre de M. Waddington (Ramus, su vie, ses écrits et ses opinions) est. plein de science, d’émotion, de philosophie et d’amour de la vérité ; c’est tout un,
Ne pouvant pas étendre aujourd’hui beaucoup cette Chronique, nous ne changerons pas de siècle, à peine de sujet,
en mentionnant ici le Traité d’Education du cardinal Sadolet, et la Vie de l’auteur, d’Antoine Fiorebelli, traduits pour la première fois du latin par M. Pierre Charpenne.
Ce bon cardinal Sadolet, évêque de la fort jolie et, je ne sais pourquoi, tant glosée ville de Garpentras, est un homme que Gris-Bourdon a dû rencontrer aux enfers, non loin de saint Dominique :
Yous eussiez vu reculer Gris-Bourdon !
C’est, ni plus ni moins que Ramus, un platonicien qui parle la langue de Cicéron et de Virgile, de Cicéron surtout, dont le rapprochent le nombre et la longueur un peu molle de ses périodes. C’est un impardonnable prélat qui, dans son traité d’éducation (De liberis recte instituendis), ne rougit pas de déclarer qu’il faut fortifier la raison de l’adolescent, l’embellir par toutes les nobles études, afin qu’il puisse atteindre à la philosophie, qui doit le conduire au summum bonum,au souverain bien. Et quel est ce summum bonum ? C’est « cette sagesse suprême qui rapproche le plus l’ànie humaine de la Divinité, et qui est comme un rayonnement,
une émanation de ses attribue adorables, a Car, « quels sont les véritables besoins de l’ànie? Ce sont ces aspirations incessantes à s’élever, cà se perfectionner, à devenir de plus en plus semblable à Dieu. » Or les sciences, les lettres, les beaux-arts, toutes les connaissances humaines, servent à l’àme « comme de rampes et de degrés pour monter à cette philosophie. On y puise même des forces qui élèvent l’âme et la pensée; mais ce qui leur donne le plus grand prix, c’est qu’elles détournent l’âme des sens et lui enseignent à consi
dérer, à examiner seule en elle-même, loin du bruit des sensations corporelles, les choses qu’elle doit elle-même ob
server, ce qui est surtout le propre et constant devoir du philosophe. »
Philosophe, philosophie, raison, entendement, observation propre, voilà des mots bien damnables dans la bouche d’un prélat. Un prince de l’Eglise venant nous dire que le droit sens, l’âme éclairée, la connaissance, la méthode, peu
vent mener à la religion ; que ce chemin philosophique est encore le meilleur et le plus court qui y conduise ; qui ne veut pas qu’on s’abêtisse, qu’on ignore, qu’on abdique, voilà un spectacle réellement scandaleux et qui motive bien tou
tes les fulminations de l’Univers. Il est vrai que cela se passe en pleine ère de Renaissance, ce qui pallie un peu la chose, ou du moins l’explique, car on sait que cette époque scandaleuse, en remontant aux beautés d’art et aux grands esprits de l’antiquité, interrompit ce grand mouvement bê
tifiant du Moyen Age, qui est le souverain bien, et dont, grâce à Dieu, nous voici en train de renouer solidement la
chaîne. Il sont passés, ces jours de fête, et l’on ne verra plus cardinaux ni évêques payer tribut à cette odieuse gan
grène philosophique. Philosophie, philosophique, qu’est-ce que tout cela, bon Dieu !
Ce qui relève un peu ce mauvais cardinal, c’est, par exemple, un certain reste des idées d’un temps meilleur et qui nous revient au galop, reste en vertu duquel il admet le principe de l’inégalité des hommes. Ainsi il ne veut pas qu’on batte pour l’instruire un enfant dç bonne ird-m;
xessiî acharnement dont on voit, par sa biographie, qu’il lut animé contre les juifs de son époque. Ces financiers « avaient coutume de tromper les chrétiens ignorants et simples, et, en leur prêtant de l’argent, de ruiner à la fin toutes les fortunes par de gros intérêts, par une usure renouveléeet multipliée, » Quoi de plus naturel? Au lieu d’en
courager pourtant une pratique si légale, on peut même dire si louable, le cardinal de Sadolet eut la singulière idée de se jeter à la traverse, et il paraît qu’il réussit en grande partie à réprimer et à contenir dans son diocèse les enri
chissements des juifs. Si on le fit cardinal pour cela, Toussenel mérite bien la pourpre romaine.
Si M. Charpenne n’était pas aujourd’hui un grave fonc tionnaire, il mériterait, pour avoir remis en lumière ce dé
plorable cardinal et l’avoir fort bien traduit, de subir de nouveau les plaisanteries de journaux qui, si nous nous souvenons bien, l’assaillirent au temps jadis, nous ne sa
vons trop pourquoi. Il a beau servir le trône : quand on ébranle ainsi l’autel, on mérite au moins d’avoir sur les bras toute la sacristie, et c’est ce qui lui arrive, à fort juste titre, Discite moniti!... Ainsi soit traité quiconque ne craindra pas de réhabiliter les cardinaux, s’il s’en trouve d’au
tres, amis de la philosophie, ennemis des affaires, du fœ~ norabis et du veau d’or Israélites !
Félix Mornand.
M. François de Sanclis, né à Naples, réfugié en Piémont, est, à l’heure qu’il est, le représentant le plus accrédité de la critiqué italienne. Sa renommée, déjà grande, s’est encore accrue par le retentissement et le succès des cours publics qu’il a professés cà Turin sur Dante et ses œuvres. Nous sommes heureux de pouvoir enregistrer l’appréciation qu’un juge si compétent a portée sur la traduction de la Divine Comédie, par Lamennais, Nous l’avons extraite du Cimenta revue littéraire publiée à Turin, et l’un des premiers orga
nes de la presse littéraire en Italie. On l’y trouvera, plus complète que nous n’avons osé la donner, dans le numéro du 15 juillet dernier.
.... Voici un nouveau travail sur Dante. C’estle testament de Lamennais. J’avais toujours cru qu’une traduction de Dante en français était tout simplement impossible. Lamennais a fait un miracle. Il a plié la langue français® au vou
loir impérieux de Dante. Sa traduction est littérale. On sait que, dans ce genre de traduction, la lettre ordinairement tue l’esprit, rendant le sens mais non la poésie. Mais la let
tre, sous la plume de Lamennais, se fait pensée, image, cou
leur, musique. Le texte est rendu par lui mot pour mot, avec une intelligence si complète et un si grand respect du texte, que la pensée passe d’une langue dans l’autre sans rien
perdre de sa transparence, de sa limpidité premières. Ce résultat est déjà immense, et paraîtra tel à quiconque sait combien la compréhension de Dante présente de difficultés même aux compatriotes du grand poète. Mais il y a mieux que cette première victoire. Lamennais n’a pas voulu chercher simplement dans la langue française les mots équiva
lents à ceux dont s’est servi le poète italien. Il a étreint sa pensée, il s’est imbu de son esprit ; il a fait passer l’œuvre dantesque dans sa langue avec tous ses détails, son coloris propre, son harmonie. Tout cela sans effort, sans vaines en
flures, avec tant de netteté, une allure si naïve (un (are si naturelle), qu’on pourrait croire à ce phénomène d’une pensée italienne née en français. Chose étonnante ! cette, traduction, d une fidélité littérale, est en même temps pleine de vie. Par une savante disposition des mots, par une rare hardiesse d’inversions, Lamennais a créé une espèce de prose, rhythmique qui reproduit l’harmonie dantesque; tantôt au
moyen d’audacieuses ellipses, tantôt par la soudaineté des transitions, tantôt par l’usage ingénieux des particules, se trouve reproduit le nerf, la concision du style de la Divina Gommedia, Dante, comme on sait, exprime les pensées les plus profondes à l’aide d’images qui, le plus souvent, sont d’une merveilleuse simplicité ; ·— il donne à la métaphysi
que le relief de la sculpture ; — eh bien ! Lamennais a su s’élever à cette perfection plastique, Despote de sa langue, — oui, mais despote éclairé, — il s’est aidé de la tradition classique française, et, dans le tour de sa phrase, on sent je ne sais quoi qui rappelle Amyot et Montaigne.
Pour ne pas rester dans de pures généralités, je yeux comparer quelques fragments de la traduction de Lamennais avec celle de M. Bi’izeux...
(Suit en effet cette comparaison de détail que plus d’une convenance ne nous permet pas de reproduire ici. M. F. de Sanctis ajoute un peu plus loin :)
... Dans l’analyse du poème qui précède la traduction, il y a des considérations que l’on peut appeler de véritables découvertes, etc., etc.
On comprendra que nous n’ayons pas. voulu laisser passer un si éclatant hommage rendu à la mémoire de Lamen
nais, sans en nommer publiquement fauteur, et sans le faire valoir devant ceux de nos lecteurs qui voudront sérieu
sement asseoir leur opinion sur le mérite de la traduction nouvelle. Paulin.
Le SIÈCLE illustré.
« n’est pas le dix-neuvième Siècle; c’est cette grande feuille q .’f léen connue qui annonce une vue de Sébastopol déjà pil
ai. . L administration du Siècle est habituée à ne reculer de
ath. nui ju sacrifice quand il s’agit d ètre utile ou agréable à ses nombreux abonnés. Elle donne aujourd’hui une nouvelle preuve de en fait bien connu. » Il est bien connu en effet que le Siècle 11e recule devant, rien (i! ne serait pas de son siècle) ; une vue de Sébas
topol 11e lui fait pas peur, et 11e peut manquer d’être agréable à ses abonnés, comme sa troisième et sa quatrième page, et même comme sa propre rédaction bien connue. Le Siècle assure que cette vue de Sébastopol est prise du sommet du fort Constantin : il faut, le croire,
puisqu’il le dit; mais un de nos amis, qui arrive de Ciirnée et. qui est à la veille d’y retourner, affirme qu’il 11e le croira plus, dès qu’il aura vu Sébastopol du haut du fort Constantin.
Ceci n’est qu’un détail ; la vraie question est de savoir de quelle importance est le sacrifice qui n’a pas fait reculer le Siècle afin d’ê tre agréable à ses nombreux abonnés ? Encore faut-il que notre re
connaissance déjà grande, à cause du charme que le Siècle, sait ré
pandre sur sa politique et sa littérature, apprenne ce qu’elle doit ajouter au prix de l’abonnement : 13 francs pour trois mois, plus X
V. Paulin.
charna sur le cadavre et le traîna encore palpitant par la ville, des écoliers encore plus furieux que la masse, qui étaient ceux de Charpentier.
O Aristote ! car C’est lui, c’est la scolastique de ce Moyen Age, si vanté aujourd’hui jet si regretté, qui enfonça le glaive, qui arracha les entrailles de la victime, lui trancha la tête, dispersa ses lambeaux et les jeta dans la rivière. La religion
ne fut pour rien dans cet abominable drame. Charpentier était catholique, il est vrai, et l .amus protestant. Mais Ra
mus, ancien protégé du roi, de la reine-mère, du cardinal de Lorraine, aurait très-certainement été épargné, une fois les horreurs de là fatale nuit du Xk août esquivées, sans la haine de son rival. Et celui-ci s’était à diverses reprises nettement prononcé sur ce « qu’il aimait mieux un protestant qu’un catholique » (pourvu qu’il aimât Aristote).
Aussi, la chose à peine faite, ledit Charpentier, victorieux sur toute la ligne, s’empresse de mettre la dernière main à son œuvre de prédilection : Comparaison d’Aristote et de Platon, et la publie cinq mois après la Saint-Barthélemy, avec une dédicace au cardinal de Lorraine, où se trouvent ces belles paroles : « La France a vu, au mois d’août der
nier, la plus belle et la plus douce journée. » On se figure que c’est l’orthodoxie qui a triomphé au 24 août : point du tout ; c’est Aristote i
“ Tant de fiel entre-t-il dans l âme des savants? »
Mais qui le pourrait croire? Dans la même communion, au sein de la même Eglise, on retrouve le même acharne
ment pédant, le même antagonisme de notions et de règles.
Lorsque, deux ans avant la Saint-Barthélemy, Ramus, privé de sa chaire, et pressentant peut-être le sort qui l’attendait, voulut chercher de l’emploi chez ceux de sa religion et se
retirer à Genève, il en écrivit à Théodore de Bèze, et celuici l éconduisit par un refus poli et froid, dont le premier considérant est le défaut de vacances et des ressources né
cessaires à l’Académie de Genève, mais dont le second et le vrai est textuellement conçu ainsi : « Le second obstacle consiste dans notre résolution arrêtée de suivre le sentiment d’Aristote, sans en dévier d’une ligne, soit dans l’en
seignement de la logique, soit dans le reste de nos études. Je vous écris tout cela franchement, comme le veut cet ancien adage : « Entre gens de bien il faut bien agir, »
On a beaucoup frémi du fanatisme de cette sanglante et dramatique époque; mais il s en fallait bien, comme on voit, qu’on l’eût suivi dans toutes ses branches.
Ramus était un homme tout de ce fameux siècle. Son esprit studieux et ardent avait embrassé tout le cycle des con
naissances ayant cours. « Notre lime, écrivait-il au cardinal de Lorraine, son ex-protecteur (!), notre lime a passé sur la grammaire, sur la rhétorique et la dialectique, sur l a
rithmétique et la géométrie. » Il visait à se compléter par l’étude spéciale des deux autres arts libéraux ; puis son intention était de consacrer le reste de sa vie à celle des sain
tes Ecritures. Ces sciences multiples qu’il possédait à fond et qu’il enseignait, il en avait facilité les abords en les désobstruant des broussailles scolastiques. Le premier (chose immense !) il osa écrire un traité de dialectique en
français, i! fut, comme dit Sorel, un des premiers en France à desniayser les esprits, fl fut également de son siècle par son culte ardent pour l’antiquité. Mais il ne l’accepta que. sous bénéfice d’inventaire : ce fut sa grandeur, et l’on vient de voir que ce fut aussi son malheur et son crime. Il pen
sait qu’il était bon de rivaliser avec les anciens, mais en les imitant ; «et c’est par là, dit justement M.Waddingion, que le ramisme (sa doctrine) exprime si bien la Renaissance. »
C’est surtout cette philosophie qui aujourd’hui mérite de fixer l’attention ; car, quant aux travaux philologiques et mathématiques de Ramus, on comprend qu’ils sont aujour
d’hui singulièrement distancés, Socrate et Platon furent ses premiers maîtres ; mais il ne se servit d’eux que pour sortir de la scolastique, véritable enfance, selon lui (en
fance maintenant regrettée par quelques-uns de notre âge mûr). Il ne s’inféode à rien, et, tout en s’appuyant de la tradition, il ne s’y asservit point. Il n’y a, suivant lui, qu’une Méthode, qui est aussi bien celle d’Aristote et de Platon que de Galien et d’ilippocrate, de Virgile et de Ci
céron, d’ilomère et de Démosthèpes, « Aucune autorité, ditil, n’est au-dessus de la raison; c’est elle, au contraire, qui fonde l’autorité et qui doit la régler. » Aussi fut-il le véri
table précurseur, au seizième siècle, de Descartes, et même de Bacon, qui n’arriva qu’après lui. » Il avait, dit AI. Cousin, un espi it élevé, orné de plusieurs belles connaissances ; il introduisit parmi nous la sagesse socratique, tempéra et polit la rude science de son temps par le commerce des lettres, et le premier écrivit en français un traité de. dialectique. »
— « O le bon temps, dit Voltaire, ô le bon temps que c’é- tait, quand les écoliers de l’Université, qui avaient tous barbe au menton, assommèrent le vilain mathématicien Ra
mus, et traînèrent son corps nu et sanglant à la porte de tous les collèges pour faire amende honorable! — Ce Ra
mus était donc un homme bien abominable ? Il avait fait dè;
crimes bien énormes ? — Assurément, il avait écrit contre Aristote, et on le soupçonnait de pis. »
Il n’était pas seulement éloquent et savant : il était vertueux, dévoué au bien, incapable d’une lâche transaction.
Montluc, évêque de Valence, voulut le sauver peu de jours avant la Saint-Barthélemy, qu’il avait flairée eu homme parfaitement versé dans la science des coups d’Etat et des in
trigues. Partant en ambassade pour la Pologne, où régnait le duc d’Anjou (depuis Henri HT), il voulut emmener Ramus, et, sur sou refus, l’engagea du moins à appuyer les préten
tions de ce prince (au trône de France). Et cette motion, il l’étaya de la perspective de .récompenses magnifiques. «Un orateur, lui répondit le savant, doit être avant tout homme de bien; il ne doit pas vendre son éloquence. »
C’est sur cet insolent propos que l’historien Gaillard s’é crie : « Défaite singulière, lorsqu’il s’agit de servir ses maî
tres ! » Ce Gaillard d’historien parle d’or : à quoi sert qu il y ait des maîtres, si ce n’est pour rencontrer toujours et par
tout des sujets? Que signifie l’autorité de la raison, si ce n’est pour soutenir envers et contre tous, per fus cl ne fus, la raison de l’autorité? Ce Ramus avait donc mérité son tré
pas : le fait de l’avoir mis en très-petits morceaux 11e fut que le juste loyer de sa licencieuse indépendance.
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait : on le lui fit biep voir.
Ce n’est pas toutefois l’avis de M. Charles Waddington, qui a entrepris de réhabiliter ce malheureux savant (le moins en us, malgré la désinence latine de son nom, de tout le seizième siècle). C’est une entreprise bien hardie, et que le succès seul pouvait justifier. Nous croyons qu’il faut renvoyer Je jeune professeur absous : Aristote nous le par
donne ! Aristote est comme la liberté : beaucoup de crimes ont été commis en son nom; il n’en peut être responsable.
Ce n’est toujours pas la liberté de conscience, qui a assassiné Ramus ; rayons cela de son bilan, Le livre de M. Waddington (Ramus, su vie, ses écrits et ses opinions) est. plein de science, d’émotion, de philosophie et d’amour de la vérité ; c’est tout un,
Ne pouvant pas étendre aujourd’hui beaucoup cette Chronique, nous ne changerons pas de siècle, à peine de sujet,
en mentionnant ici le Traité d’Education du cardinal Sadolet, et la Vie de l’auteur, d’Antoine Fiorebelli, traduits pour la première fois du latin par M. Pierre Charpenne.
Ce bon cardinal Sadolet, évêque de la fort jolie et, je ne sais pourquoi, tant glosée ville de Garpentras, est un homme que Gris-Bourdon a dû rencontrer aux enfers, non loin de saint Dominique :
A ce discours, à cet auguste nom, ,
Yous eussiez vu reculer Gris-Bourdon !
L’Univers l’y a aperçu comme il flânait par là, l’autre jour, en tournée de recensement.
C’est, ni plus ni moins que Ramus, un platonicien qui parle la langue de Cicéron et de Virgile, de Cicéron surtout, dont le rapprochent le nombre et la longueur un peu molle de ses périodes. C’est un impardonnable prélat qui, dans son traité d’éducation (De liberis recte instituendis), ne rougit pas de déclarer qu’il faut fortifier la raison de l’adolescent, l’embellir par toutes les nobles études, afin qu’il puisse atteindre à la philosophie, qui doit le conduire au summum bonum,au souverain bien. Et quel est ce summum bonum ? C’est « cette sagesse suprême qui rapproche le plus l’ànie humaine de la Divinité, et qui est comme un rayonnement,
une émanation de ses attribue adorables, a Car, « quels sont les véritables besoins de l’ànie? Ce sont ces aspirations incessantes à s’élever, cà se perfectionner, à devenir de plus en plus semblable à Dieu. » Or les sciences, les lettres, les beaux-arts, toutes les connaissances humaines, servent à l’àme « comme de rampes et de degrés pour monter à cette philosophie. On y puise même des forces qui élèvent l’âme et la pensée; mais ce qui leur donne le plus grand prix, c’est qu’elles détournent l’âme des sens et lui enseignent à consi
dérer, à examiner seule en elle-même, loin du bruit des sensations corporelles, les choses qu’elle doit elle-même ob
server, ce qui est surtout le propre et constant devoir du philosophe. »
Philosophe, philosophie, raison, entendement, observation propre, voilà des mots bien damnables dans la bouche d’un prélat. Un prince de l’Eglise venant nous dire que le droit sens, l’âme éclairée, la connaissance, la méthode, peu
vent mener à la religion ; que ce chemin philosophique est encore le meilleur et le plus court qui y conduise ; qui ne veut pas qu’on s’abêtisse, qu’on ignore, qu’on abdique, voilà un spectacle réellement scandaleux et qui motive bien tou
tes les fulminations de l’Univers. Il est vrai que cela se passe en pleine ère de Renaissance, ce qui pallie un peu la chose, ou du moins l’explique, car on sait que cette époque scandaleuse, en remontant aux beautés d’art et aux grands esprits de l’antiquité, interrompit ce grand mouvement bê
tifiant du Moyen Age, qui est le souverain bien, et dont, grâce à Dieu, nous voici en train de renouer solidement la
chaîne. Il sont passés, ces jours de fête, et l’on ne verra plus cardinaux ni évêques payer tribut à cette odieuse gan
grène philosophique. Philosophie, philosophique, qu’est-ce que tout cela, bon Dieu !
Ce qui relève un peu ce mauvais cardinal, c’est, par exemple, un certain reste des idées d’un temps meilleur et qui nous revient au galop, reste en vertu duquel il admet le principe de l’inégalité des hommes. Ainsi il ne veut pas qu’on batte pour l’instruire un enfant dç bonne ird-m;
.outre chez lui une. tendance iutdiémble c’est
xessiî acharnement dont on voit, par sa biographie, qu’il lut animé contre les juifs de son époque. Ces financiers « avaient coutume de tromper les chrétiens ignorants et simples, et, en leur prêtant de l’argent, de ruiner à la fin toutes les fortunes par de gros intérêts, par une usure renouveléeet multipliée, » Quoi de plus naturel? Au lieu d’en
courager pourtant une pratique si légale, on peut même dire si louable, le cardinal de Sadolet eut la singulière idée de se jeter à la traverse, et il paraît qu’il réussit en grande partie à réprimer et à contenir dans son diocèse les enri
chissements des juifs. Si on le fit cardinal pour cela, Toussenel mérite bien la pourpre romaine.
Si M. Charpenne n’était pas aujourd’hui un grave fonc tionnaire, il mériterait, pour avoir remis en lumière ce dé
plorable cardinal et l’avoir fort bien traduit, de subir de nouveau les plaisanteries de journaux qui, si nous nous souvenons bien, l’assaillirent au temps jadis, nous ne sa
vons trop pourquoi. Il a beau servir le trône : quand on ébranle ainsi l’autel, on mérite au moins d’avoir sur les bras toute la sacristie, et c’est ce qui lui arrive, à fort juste titre, Discite moniti!... Ainsi soit traité quiconque ne craindra pas de réhabiliter les cardinaux, s’il s’en trouve d’au
tres, amis de la philosophie, ennemis des affaires, du fœ~ norabis et du veau d’or Israélites !
Félix Mornand.
La traduction de Dante par Lamennais.
M. François de Sanclis, né à Naples, réfugié en Piémont, est, à l’heure qu’il est, le représentant le plus accrédité de la critiqué italienne. Sa renommée, déjà grande, s’est encore accrue par le retentissement et le succès des cours publics qu’il a professés cà Turin sur Dante et ses œuvres. Nous sommes heureux de pouvoir enregistrer l’appréciation qu’un juge si compétent a portée sur la traduction de la Divine Comédie, par Lamennais, Nous l’avons extraite du Cimenta revue littéraire publiée à Turin, et l’un des premiers orga
nes de la presse littéraire en Italie. On l’y trouvera, plus complète que nous n’avons osé la donner, dans le numéro du 15 juillet dernier.
.... Voici un nouveau travail sur Dante. C’estle testament de Lamennais. J’avais toujours cru qu’une traduction de Dante en français était tout simplement impossible. Lamennais a fait un miracle. Il a plié la langue français® au vou
loir impérieux de Dante. Sa traduction est littérale. On sait que, dans ce genre de traduction, la lettre ordinairement tue l’esprit, rendant le sens mais non la poésie. Mais la let
tre, sous la plume de Lamennais, se fait pensée, image, cou
leur, musique. Le texte est rendu par lui mot pour mot, avec une intelligence si complète et un si grand respect du texte, que la pensée passe d’une langue dans l’autre sans rien
perdre de sa transparence, de sa limpidité premières. Ce résultat est déjà immense, et paraîtra tel à quiconque sait combien la compréhension de Dante présente de difficultés même aux compatriotes du grand poète. Mais il y a mieux que cette première victoire. Lamennais n’a pas voulu chercher simplement dans la langue française les mots équiva
lents à ceux dont s’est servi le poète italien. Il a étreint sa pensée, il s’est imbu de son esprit ; il a fait passer l’œuvre dantesque dans sa langue avec tous ses détails, son coloris propre, son harmonie. Tout cela sans effort, sans vaines en
flures, avec tant de netteté, une allure si naïve (un (are si naturelle), qu’on pourrait croire à ce phénomène d’une pensée italienne née en français. Chose étonnante ! cette, traduction, d une fidélité littérale, est en même temps pleine de vie. Par une savante disposition des mots, par une rare hardiesse d’inversions, Lamennais a créé une espèce de prose, rhythmique qui reproduit l’harmonie dantesque; tantôt au
moyen d’audacieuses ellipses, tantôt par la soudaineté des transitions, tantôt par l’usage ingénieux des particules, se trouve reproduit le nerf, la concision du style de la Divina Gommedia, Dante, comme on sait, exprime les pensées les plus profondes à l’aide d’images qui, le plus souvent, sont d’une merveilleuse simplicité ; ·— il donne à la métaphysi
que le relief de la sculpture ; — eh bien ! Lamennais a su s’élever à cette perfection plastique, Despote de sa langue, — oui, mais despote éclairé, — il s’est aidé de la tradition classique française, et, dans le tour de sa phrase, on sent je ne sais quoi qui rappelle Amyot et Montaigne.
Pour ne pas rester dans de pures généralités, je yeux comparer quelques fragments de la traduction de Lamennais avec celle de M. Bi’izeux...
(Suit en effet cette comparaison de détail que plus d’une convenance ne nous permet pas de reproduire ici. M. F. de Sanctis ajoute un peu plus loin :)
... Dans l’analyse du poème qui précède la traduction, il y a des considérations que l’on peut appeler de véritables découvertes, etc., etc.
On comprendra que nous n’ayons pas. voulu laisser passer un si éclatant hommage rendu à la mémoire de Lamen
nais, sans en nommer publiquement fauteur, et sans le faire valoir devant ceux de nos lecteurs qui voudront sérieu
sement asseoir leur opinion sur le mérite de la traduction nouvelle. Paulin.
Le SIÈCLE illustré.
« n’est pas le dix-neuvième Siècle; c’est cette grande feuille q .’f léen connue qui annonce une vue de Sébastopol déjà pil
le ?;s et dont l’habile éditeur a profité pour avoir une réclame,
ai. . L administration du Siècle est habituée à ne reculer de
ath. nui ju sacrifice quand il s’agit d ètre utile ou agréable à ses nombreux abonnés. Elle donne aujourd’hui une nouvelle preuve de en fait bien connu. » Il est bien connu en effet que le Siècle 11e recule devant, rien (i! ne serait pas de son siècle) ; une vue de Sébas
topol 11e lui fait pas peur, et 11e peut manquer d’être agréable à ses abonnés, comme sa troisième et sa quatrième page, et même comme sa propre rédaction bien connue. Le Siècle assure que cette vue de Sébastopol est prise du sommet du fort Constantin : il faut, le croire,
puisqu’il le dit; mais un de nos amis, qui arrive de Ciirnée et. qui est à la veille d’y retourner, affirme qu’il 11e le croira plus, dès qu’il aura vu Sébastopol du haut du fort Constantin.
Ceci n’est qu’un détail ; la vraie question est de savoir de quelle importance est le sacrifice qui n’a pas fait reculer le Siècle afin d’ê tre agréable à ses nombreux abonnés ? Encore faut-il que notre re
connaissance déjà grande, à cause du charme que le Siècle, sait ré
pandre sur sa politique et sa littérature, apprenne ce qu’elle doit ajouter au prix de l’abonnement : 13 francs pour trois mois, plus X
V. Paulin.