Arrivée de S. Μ. la Reine d’Angleterre à Boulogne.


Etaples, 18 août 1855.


Au Directeur de l’Illustration,
C’est à Etaples que je viens pour vous raconter les magnificences dont j ai été témoin à Boulogne, car il ne fallait pas songer à se loger clans cette cité anglo-française; les bateaux à vapeur qui arrivent de l’autre côté du détroit sont depuis quelques jours tellement encombrés de voyageurs, qu’il semblerait qu’un de plus serait suffisant à les faire sombrer ; les trains du chemin de fer vomissent à chaque mo
ment de nouveaux torrents de curieux, tandis que les routes environnantes sont encombrées de voyageurs en voiture, à cheval, à pied; cet empressement m’a remis en mémoire la belle description que fait Walter Scott de l’arrivée de la reine Elisabeth au château de Kenilworth.
C’était un magnifique spectacle que celui dont Boulogne était, cç. malin, le théâtre, éclairé par un soleil radieux. Les Imites falaises qui dominent la ville au nord et au midi se couvraient peu à peu, à perte de vue, des troupes formant les quatre camps qui environnent la ville; la flotte anglaise, composée de deux navires à trois ponts, le Neptune et le S,mil-Georges, d’un à deux ponts, de deux frégates, se trouvait mouillée à deux kilomètres environ de l’ouverture du port; les compagnies d’élite de chaque régiment étaient descendues en ville, étal-major et musique en tête, et se for
maient en haie le long do la jetée de l’ouest et sur le parcours du cortège impérial et royal ; les bannières des nations al
liées flottaient à toutes les fenêtres, tous les navires étaient pavoises,, et la mer était couverte d’une nombreuse flot
tille composée de ces élégants cutters appartenant au Yacht- Ci nb de Londres, et qui croisaient à l’embouchure du port en rivalisant de rapidité et de précision dans les manœuvres.
1 ne longue ligne, formée par toutes les embarcations de la flotte anglaise, servait en quelque sorte de balises pour marquer la route que devait suivre le royal navire, les je
tées, les dunes, le parcours du cortège, s’encombraient de curieux, tous les regards interrogeaient l horizon, un peu brumeux, pour voir apparaître la ligne de fumée qui an
noncerait l’arrivée des. hôtes illustres que la France allait recevoir.
L’Aricl, seul bâtiment: de la flotte impériale qui se trouvât ii Boulogne, sortit du port, sitôl que la hauteur de la marée le lui permit, pour aller au-devant du yacht royal.
En passant, devant la flotte, il salua le pavillon de l’amiral, et gagna bientôt la pleine mer pour être le premier à mon
trer les couleurs françaises à la souveraine de la Grande- Bretagne.
Bientôt on voit entrer dans le port deux bateaux à vapeur de la correspondance ordinaire entre les deux pays, char
gés outre mesure de voyageurs qui saluent la terre de France par de chaleureux hourras, et vont augmenter le (lot toujours croissant des spectateurs appelés pour l’imposante cérémonie qui se prépare.
A une heure el demie, le Vktoria-and-Albert, — le nouveau yacht royal, — est signalé en petite rade; à ce moment le canon de la batterie de terre commence à ton
ner. Les régiments placés au sommet des falaises ouvrent un feu qui ne doit s’interrompre que lorsque le yacht en
trera dans le port, et la flotte anglaise est en un moment entourée d’un nuage de fumée blanche qui laisse cepen
dant apercevoir les matelots postés dans le gréement, d’où ils saluent leur Heine par trois acclamations.
Quelques minutes après, le noble navire glissait majestueusement entre les jetées faisant flotter au vent le pa
villon royal au grand mât, le pavillon français au mât de misaine, le pavillon de l’escadre rouge au mât d’artimon, à
la poupe et au beaupré, et venait s’amarrer au quai devant la douane, où un élégant débarcadère avait été élevé parles soins des autorités de la ville.
C’est là qu’a eu lieu l’entrevue des deux souverains. L’Empereur est descendu de cheval au moment où le pont a été placé, et s’est avancé à la rencontre de la Heine qu’il a cordialement embrassée, puis lui a offert la main pour la con
duire à la voiture impériale, qui devait la transporter au chemin de fer. La Reine, le prince Albert, le prince, de Galles et la princesse impériale occupaient la première voiture; l’Empereur, achevai, se tenait à la portière de droite, le maréchal Baraguey - d’Uilliers élait à gauche ; dans les voitures suivantes, au nombre de trois, étaient placés lord Clarendon, le marquis Bradalbane, le duc de Wellington et les dames d’honneur de la reine, lady Churchill,
la marquise d’Elv, et les honorables miss Bulteell et Hildgard, gouvernantes des enfants de la Heine.
Du point de débarquement à la gare, ce n’a été qu’une longue ovation ; les cris de : Arive la Heine se mêlaient aux hourras anglais, des milliers d’écharpes, de mouchoirs s’a- gitaientau vent, et les musiques militaires faisaient enten
dre lé Gbd sctve tiw Queen, remplaçant avantageusement le lirait du canon qui avait cessé de retentir.
La décoration de la gare était réellement féerique; un arc de triomphe de proportions colossales, resplendissant d or ingénieusement appliqué de manière à le faire scintiller au soleil, couvert de blasons et de pavillons aux couleurs écla
tantes, surmonté de la statue de la Civilisation qui dominait les armes de France et d’Angleterre, sur lequel on lisait : Welcome to France, est le premier objet qui a frappé les yeux de la Reine à l’entrée de la cour, transformée en un jardin couvert d’une profusion de fleurs rares; une es- Irade semi-circulaire s’étendait au devant de la gare et con
tenait douze cents dames élégamment parées; au milieu d’elles on remarquait les femmes de pêcheurs de Portet, au costume si pittoresque, et auxquelles des places spéciales avaient été réservées. Quant à la façade extérieure, elle élait couverte de tentures semées d’abeilles d’or, pavoisée d’une multitude de pavillons; c’est sous une riche tente de Ve
lours que la Heine a mis pied à terre et qu’elle a été reçue par M. le baron de Rothschild, président du conseil d’admi
nistration, et MM. Delebecque, vice-président, le marquis Dalon, le baron Antony de Rothschild, Lebobe, Marc Gaillard, Poisat, Ch. Picard et le vicomte de l’Aigle, administrateurs.
La Heine a pénétré dans la gare, donnant le bras à l’Empereur, et est entrée dans la salle de réception, dé
corée d’une manière splendide, couverte de tentures de velours semées d’abeilles d’or, et dont le parquet était re
couvert d’un riche tapis. Des lustres de fleurs retombaient de la voûte, et sur la gauche une estrade était réservée aux dames invitées. Sur la droite, on avait disposé un élégant boudoir aux tentures blanches et roses, â crépines d’or, et orné de guirlandes de fleurs ; la Heine s’y est reposée quel
ques instants, el a bien voulu féliciter la compagnie sur le goût exquis qui a présidé à l ornementation du monument. Une partie de ces compliments revient de droit à M. Le
jeune, architecte de la compagnie, qui en avait disposé l’ordonnance, ainsi qu’à AL Constant-Lheureux, tapissier de la ville de Boulogne, qui l avait activement secondé. Peu après, S. M. Britannique montait dans le wagon impérial, où elle trouvait un magnifique bouquet d’orchidées prove
nant des serres de Ferrières, lequel y avait été déposé par les soins du président du conseil. Je n’ose vous dire le prix fabuleux que l’a estimé un jardinier qui avait été admis, ainsi
que moi, à le voir dans la caisse où il était conservé, avec quatre autres destinés aux dames qui accompagnaient S. M., mais il faudrait trois zéros pour l’écrire.
A deux heures et demie, le train impérial se mettait en route sous la direction de M. Pétiet, ingénieur en chef de la compagnie, et conduit par M. Volait, chef du mouvement à Boulogne. Quelques secondes après, grâce à la rapidité qu’ils ont su imprimer à la marche, il ne restait plus dans cette ville que le souvenir de celte mémorable visite.
A ce spectacle imposant en a succédé un autre non moins curieux : c’élait le départ pour Paris des innombrables vi
siteurs que les bateaux à vapeur avaient amenés le matin;
la gare élait littéralement envahie, et malgré cette affluence inaccoutumée de voyageurs, tout le monde a trouvé sa place, tout le monde est parti; et grâce aux précautions minutieuses prises par la compagnie el au zèle de ses agents, aucun accident n’est venu attrister cette journée mémorable pour la ville de Boulogne.
Tout à vous, PH. Blanchard.
Exposition universelle des beaux-arts (1). ECOLE ANGLAISE (2).


(1er article )


C’est certainement une véritable jouissance offerte à l’esprit que la possibilité de comparer entre elles une grande quantité d’œuvres d’art, appartenant à des nationalités di
verses, et réunies dons un même local; cette comparaison immédiate, et qui s’opère à quelques pas de distance et en
quelques minutes, présente une bien autre certitude que celle qui ne peut avoir lieu que d’une manière fractionnée en se transportant par de longs voyages d’un pays à un autre, et en étant obligé de chercher les termes de comparai
son dans sa mémoire. Cependant, — nous l avons dit dès le début de nos articles, — la surprise, sous ce rapport, n’a pas été, à l’Exposition universelle des beaux-arts, telle qu’on s’v attendait par défaut de réflexion. En effet, toutes les grandes écoles de peinture modernes ne puisent-elles pas aux mêmes sources d’enseignement? L’Allemagne, aussi bien que la France, n’envoie-t-elle pas de jeunes lauréats se perfectionner dans leur art à Home? Toute l’érudition traditionnelle ne pèse-t-elle pas également sur l’art moderne, et ne l’incline-t-elle pas inévitablement à l’unifor
mité? Aussi, lorsque, sortant des galeries renfermant les peintures françaises, on passe aux salles d’exposition des tableaux de l’Allemagne, de la Belgique, de l’Espagne ou du Nord, il semble toujours qu’on soit chez soi et qu’on n’ait pas quitté la France; tant il y a d’analogie dans les maniè
res des peintres I Le grand étonnement à subir est celui de la diversité extrême qui règne au sein même de l’école fran


çaise moderne. Les écoles étrangères ne se produisent nulle


part sous quelques-uns de ses aspects extrêmes et vraiment originaux; en les parcourant, on croit être dans la zone moyenne, tempérée, de notre propre école.
il n’en est plus de même lorsqu’on arrive à la galerie des peintures anglaises. Que l’impression subie soit favorable ou non, du moins est-on saisi par la nouveauté et l’étrangeté, par l éclat inusité, la vivacité chatoyante, le cliquetis des teintes, l’intensité de lumière, qui souvent agace la vue. La
filiation commune, qui rattache tout l’art moderne à l’art italien tout entier, ou accidentellement à quelque maître de la Flandre ou de la Hollande, est ici rompue. On dirait que cette peinture s’est développée, soustraite à tout contact. C’est bien là le :
...Penitùs toto divises orbeBritanncs.
Le goût, le sentiment, le coloris, le procédé... tout diffère; et cette originalité, qui éveille l’intérêt et pique la curiosité, appelle un examen attentif el consciencieux.
L’Angleterre n’a pas été une terre favorite pour l’art ; et il faut moins en accuser son ciel et son climat, ·— car pour
quoi, sous ce rapport, eût-elle été moins bien partagée que la Flandre el que la Hollande, — qu’il ne faut en chercher la cause dans les institutions et le génie de ses habitants.
Quand les souverains anglais prirent goût à la peinture, ils durent avoir recours à des artistes étrangers. Holbein fut le peintre de prédilection de Henri VIII. Van Dyck fut celui de Charles 1 , prince qui eut un goût très-prononcé pour les beaux-arts, qui forma de riches collections de tableaux, paya deux millions la précieuse collection des ducs de Man
loue, et acquit les célèbres cartons de Raphaël, aujourd hui encore la gloire d Ilampton-Gourt, el que son fils Charles II
fut sur lé point de Vendre à Louis X IA. Le Long Parlement fil vendre les tableaux et les statues qui décoraient le palais de White-llall. Et c’est alors que plusieurs chefs-d’œuvre de. celte collection, acquis parle banquier Jobach, de Colo
gne, résidant à Paris, passèrent en France, et, peu de temps après, achetés pour le cabinet du roi, sont devenus et sont encore aujourd hui l’ornement de notre musée du Louvre. Un puritanisme farouche alla même jusqu’à ordonner la des
truction de certaines peintures religieuses. Les derniers Stuarts n’héritèrent pas du goût de Charles t pour la peinture. L’art du portrait resta seul eu faveur, et il s’y déve
loppa un goût d’aristocratique élégance qui a un caractère si élevé dans la peinture de Van Dyck, el qui s’est perpétuée jusqu’à nos. jours dans celle de feu sir Thomas Lawrence, le peintre de portrait du monde élégant, du world of fashion.
Le premier grand nom de peintre vraiment original que puisse revendiquer l’Angleterre est celui d’Hogartli (1697- i 7GÛ), peintre moraliste, doué d’un génie d’observation satirique, qu’il a appliqué avec succès à représenter les tra
vers de son temps dans une suite de tableaux, tels que : le Mariage à la mode, la Vie, du libertin, etc... Horace Walpole disait lai-même de ses ouvrages que c’était moins de la peinture que de la comédie écrite avec le pinceau. — Le pre
mier peintre de l’école anglaise est sir Joshua Reynolds (1723-1792), qui passa trois ans à étudier en Italie les œu
vres des grands peintres, mais ne s’éleva jamais à la pureté
et à l’élévation de leur style ; il a de l éclat dans le coloris et excella dans le portrait. Reynolds a laissé des discours esti
més et où il parle avec discernement de son art.—A côté de, lui, il faut nommer Benjamin West (1738-1820), qui passa également quelques années en Italie, et y acquit de la cor
rection dans le dessin en étudiant le. modèle vivant; ce que les peintres anglais ne faisaient pas jusque-là, au dire de Reynolds. Ses œuvres, et entre autres : la Mort du général Wollèj le Cromwell et la Restauration, reproduites par la gravure, sont connues en France. Ses grandes compositions historiques, d’après des sujets bibliques ou antiques, man
quent de style, sont froides et sans vie. Le docteur AYaagen prétend que rien n’est plus rare en Angleterre que le senti
ment naturel des qualités propres à la grande peinture. — Après ces noms, il faut citer ceux des paysagistes : W ilson (17 Lfi-1782), surnommé complaisamment le Claude Lorrain anglais; Gainsborough (1728-1788), le premier artiste qui peignit avec talent le paysage anglais ; Constable (1780- 1837), maniéré et visant à l’effet; le célèbre Turner, mort récemment, etc... Puis les noms de quelques peintres de genre, parmi lesquels celui du peintre VVilkie a acquis de la popularité en France par les habiles reproductions de ses œuvres faites par la gravure. La supériorité avec laquelle ce genre est traité en Angleterre donne souvent une idée supérieure à la valeur réelle de l’œuvre reproduite.
L’aquarelle est cultivée avec un tel succès en .Angleterre qu’elle y forme comme un type spécial et une division prin
cipale de l’art. Elle a depuis longues années ses expositions particulières. Une société s’est formée à cet effet (llic Society of painters in water colours). Elle exerce évidem
ment une influencé marquée sur la peinture à l’huile, qui s’efforce de lutter avec elle de fraîcheur et de légèreté de tons, par des procédés analogues, c’est-à-dire en couvrant peu la toile, en évitant l’épaisseur de la couleur. En effet,
des yeux accoutumés else plaisant aux limpides colorations des aquarellistes anglais, supporteraient difficilement les formidables empâtements que se permettent quelquefois les peintres français. Cet art des aquarellistes, qui, également re
produit par la gravure, a popularisé parmi nous les noms des Cattermole, des Fielding, des Harding, des Turner, des Prout..., brille d’une manière très-remarquable à l’exposition anglaise de cette année.
La Grande-Bretagne figure pour 376 ouvrages de peinture à l’Exposition universelle. Cet ensemble d’ouvrages, dont quelques-uns datent déjà de quelques années, permet de se former une juste idée du caractère, des tendances et du mode d’exécution de l’école anglaise. Il faut toutefois se rappeler que ces tableaux appartiennent pour la plupart à des particuliers, qui s’en sont dessaisis pour l’Exposition. C’est donc une collection faite un peu au lrasard et selon le bon vouloir des propriétaires, fl est regrettable que Γ An
gleterre n’ait pas profité de cette occasion solennelle pour faire connaître à la France quelques spécimens de ses an
ciens maîtres ou de plusieurs de ses peintres célèbres morts dans ces dernières années, tels que AA ilkie et Tur
ner. La peinture historique n’y compte que d’une manière exceptionnelle. Ce qui domine, c’est le genre, c’est la fan
taisie , le paysage et les animaux. Quoiqu’il y règne une certaine variété de manières, qui atteste l indépendance individuelle en l’absence d’une grande direction imprimée à l’art, toutes ces productions ont, pour ainsi dire, leur marque de fabrique ; elles ont une saveur de terroir trèsprononcée, et c’est particulièrement en cela que réside l’in
térêt de surprise qu’elles causent. Nous aurons à y signaler des qualités originales et brillantes; mais, malgré notre in
tention d’accueil courtois, et tout en cherchant à nous prémunir contre des idées préconçues et à entrer dans l’es
prit d’une école étrangère, nous ne pouvons louer que ce qui y est, et il nous est impossible de nous soustraire au sentiment de ce qui lui manque sous le rapport de l’am
pleur, de la grandeur et de l’élévation du style. La peinture anglaise, qui n’a pas été, comme en d’autres pays, consacrée à être dans les temples l’interprète du sentiment reli
gieux , et qui s’est développée en dehors de l’intervention du gouvernement, est un art de luxe, exclusivement des
tiné aux jouissances de l’aristocratie et des classes élevées; il en reflète les goûts et les caprices, mais en même temps il subit les déchéances qu’entraîne sa destination trop étroite. En fait d’art, la véritable grandeur n’appartient qu’à ce que féconde l inspiration populaire. La majesté de
(1) Voir ies numéros 688, 640, 643, 644,645, 646, 647, 64S, C49 et 651. (2) La fi de notre revue de l’ÉCOLE française est renvoyée aux pro
chains numéros