enfants auxquels il ne laisse que son nom el son épée. »
Voici encore un noble dévouement à enregistrer, non qu’ils soient rares à l’armée, mais parce qu’il lire un intérêt louchant des circonstances qui l’ont accompagné.
Tout le monde sait la mort brillante du sous-lieutenant porte-drapeau Poitevin, tué à la bataille de l’Alma : celui qui lui avait succédé, le sous-lieutenant Poussin, vient de périr à l’assaut du bastion Central d’une façon non moins héroïque. Voici comment est raconté cet épisode par le correspondant de la Patrie :
«Vers les cinq heures, M. Poussin, sous-lieutenant portedrapeau du 39° de ligne, qui avait remplacé M. Poitevin , tué en combattant noblement à l’Alma, a été victime de son courage et de son noble dévouement.
« Un capitaine du régiment se trouvant parmi les blessés
qui étaient restés en avant des tranchées et presqu’au pied du bastion, le brave Poussin s’esl porté au milieu de la compagnie du capitaine, el a demandé quatre hommes ,de bonne volonté pour aller l’enlever, inutile de dire que les hommes n’ont pas manqué ; Poussin est parti malgré tout ce qu’on a pu lui dire ; plusieurs de ses amis l’avaient en
gagé à retarder d’une heure ou deux, mais il n’a tenu compte de rien, et, franchissant le parapet par un mouvement sublime, il s’est trouvé bientôt avec les quatre hommes auprès du blessé, qu’il a fait enlever.
« Malheureusement, il devait payer cher cette courageuse action, car à peine avait-il fait quelques pas pour rentrer, qu’il a été tué ; les hommes et le capitaine blessé sont arrivés dans la tranchée sans accident. »
Et, dans notre vaillante armée, il en est toujours ainsi.
On ne peut malheureusement citer tous les actes de dévouement, tous les nobles sacrifices faits à l’honneur, ce dieu du soldat ; mais ce que l’on peut affirmer hautement et fiè
rement, c’est que tous les enfants que la France pleure en ce moment sont morts glorieusement et la face vers l’ennemi !
Maintenant que les tristes devoirs ont été rendus à ces deux héros, nous nous empressons de donner les dépêches el les rapports sur l’expédition de Kinburn, dont le succès, s’il ne peut nous consoler, adoucit au moins la douleur causée par des sacrifices nécessaires.
La première dépêche télégraphique a été affichée, le 120, à la Bourse. Elles sont aujourd’hui sans objet; le rapport de l’amiral Bruat présente seul un intérêt historique.
« Kinburn, le 17 octobre.
«Le ilx octobre au matin, les escadres ont quitté la rade d’Odessa dès que les gros vents d’ouest, qui contrariaient leurs opérations depuis le 8 octobre, ont cessé. Le soir même, elles ont mouillé devant Kinburn.
« Dans la nuit, quatre chaloupes canonnières françaises, Tirailleuse, Stridente, Meurtrière et Mutine, expédiées par le contre-amiral Pellion, sous les ordres du lieutenant de vaisseau Allemand, du Cacique, ont franchi, avec cinq canonnières anglaises, la passe d’Otchakow et sont entrées dans le Dnieper.
« Le lendemain 15 octobre, dès la pointe du jour, les troupes ont été débarquées à lx,500 mètres environ dans le sud de la place. Dans l’après-midi les bombardes ont ouvert leur feu, mais elles ont été obligées de l’interrompre quand la nuit s’est faite, à cause de la houle, qui rendait leur tir incertain.
S* « La journée du 16 a été à peu près perdue pour nous, les vents étant retombés au sud-ouest. Les troupes se sont occupées de se retrancher et de pousser des reconnaissan
ces vers le sud. Les canonnières qui étaient dans le Dniéper ont pu seules inquiéter la place.
« Lèvent ayant passé au nord dans la nuit, nous nous sommes occupés dès ce matin, l’amiral Lyons et moi, de faire mettre à exécution le plan de combat que nous avions arrêté depuis la veille, d’après les sondages du capitaine
Spratt, du Spilfirc, et du lieutenant de vaisseau Cloué, du Brandon, assistés de MM. Ploix et Manon , ingénieurs hy
drographes. A neuf heures vingt minutes, les trois batteries flottantes Dévastation, Lave et Tonnante, ont ouvert leur feu.
« Le succès qu’elles ont obtenu dans cette journée a répondu à toutes les espérances de l’Empereur. Le rempart qu’elles battaient a présenté très-promptement et sur plusieurs points des brèches praticables.
« Les bombardes françaises et anglaises ont ouvert leur feu à neuf heures quarante-cinq minutes ; leur tir, rectifié par les signaux des avisos, a été admirablement bien dirigé. Je leur attribue une grande part dans la prompte reddition de la place.
« Les cinq canonnières françaises Grenade, Flèche, Mitraille, Flamme et .Jlarme, soutenues par six canonnières anglaises, ont pris leur poste à peu près en même temps que les bombardes. Leur tir ricochait très-avantageusement les batteries à barbette, que combattaient les batteries flottantes.
« Dès que le feu de la place a diminué de vivacité, nos canonnières se sont portées, sur le signal du capitaine de la Grenade, M. Jauréguiberry, à la hauteur des batteries flottantes. Elles ont été accompagnées dans ce mouvement par les canonnières anglaises.
« A midi précis, les vaisseaux, suivis par les frégates, les corvettes et les avisos, ont mis sous vapeur. Les vaisseaux
se sont formés sur une ligne de front; ils ont jeté l’ancre et se sont embossés à 1,600 mètres des forts par vingt-six pieds el demi d’eau. Au même moment, six frégates an
glaises, conduites par le contre-amiral Stewart, et trois fré
gates françaises, sous les ordres du contre-amiral Pellion, Asmodée, Cacique et Sané, ont donné dans la passe d’Otchakow pour prendre les forts de Kinburn à revers. Le vais
seau anglais llannibat s’est avancé jusqu’au milieu de cette passe. Les généraux Bazaine et Spencer ont porté leurs ti
railleurs et leurs pièces de campagne à ZiOO mètres environ de la place.
« Ces mamnuvres hardies el le front imposant que présentaient les neuf vaisseaux français et anglais, embossés beaupré sur poupe, et tonnant de toute leur artillerie, ont eu uii effet décisif. A une heure trente-cinq minutes, re
marquant que le fort de Kinburn ne tirait plus, bien que les ouvrages du nord continuassent à se servir encore de leurs mortiers, l’amiral Lyons et moi nous avons pensé qu’il
convenait de respecter le courage des braves gens que nous combattions : nous avons en conséquence fait le signe de cesser le feu, et nous avons arboré le pavillon de parlemen
taire, en envoyant à terre une embarcation française et une embarcation anglaise.
« Les forts ont accepté la capitulation offerte. La garnison est sortie de la place avec les honneurs de la guerre et s’est rendue prisonnière. Nos troupes occupent tous les ouvrages russes.
« La capitulation stipulait que la place nous serait remise dans l’état où elle se trouvait. Nous entrons donc en pos
session des approvisionnements et des munitions de l’en
nemi. L’amiral Lyons et moi envoyons les chirurgiens des deux escadres pour soigner les blessés russes, au nombre de 80 environ.
« Le chiffre des prisonniers est de 12 à 1,500. Nous allons nous occuper de constituer ici un solide établissement. »
Sous le titre : Notes sur Kimburn, le Moniteur contenait quelques détails que nous reproduisons textuellement :
«Les eaux du Bug et du Dnieper aboutissent à la mer par une seule branche. Après avoir formé un lac ou ils se confondent, les deux fleuves s’écoulent ensemble, entre Otchakow au nord et Kinburn au sud, par un chenal étroit d’une profondeur variable (15 pieds minimum), beaucoup plus rapproché de Kinburn que d’Otchakow.
« Otehakow, sur la rive droite, est bâtie au sommet d’une falaise d’une élévation moyenne, s’avançant en angle aigu droit au sud, et projetant une pointe basse sur laquelle s’é
lève un vieux fort d’origine génoise, en assez mauvais état. Une batterie de neuf pièces d’artillerie de gros calibre, ré
cemment construite sur la falaise en dehors du chenal, le prenant d enfilade, mais à grande portée, complète la défense de ce côté sans présenter d’obstacles sérieux.
« C’est sur la rive gauche, sur la langue de sable formée
des alluvions des deux fleuves, qu’est bâtie la citadelle de Kinburn, dominant le passage de plus près, battant en dehors et en dedans, constituant, en un mol, la seule défense de l’embouchure du Dniéper.
« La citadelle de Kinburn est un ouvrage à cornes, en maçonnerie, avec parapets en terre, entouré d’un fossé là où il n’est pas baigné par la mer, contenant des casernes et autres édifices dont les toitures et cheminées apparaissent au-dessus du rempart. Elle est armée sur toutes ses faces,
offrant un étage de feux couverts casematés, surmonté d’une batterie à barbette, le tout pouvant présenter environ 60 bouches à feu, dont la moitié battant en dehors sur la mer, du sud-ouest au nord-nord-ouest.
« Kinburn porte le pavillon de guerre toujours arboré, indice d’armement, et contient une garnison de 2,000 hom
mes, sans compter les colons militaires établis en dehors dans’im village régulièrement bâti, au sud et à portée du canon de la place. Deux nouvelles batteries ont été élevées dernièrement au nord-ouest de la forteresse. »
L’Ost-Deutch-Post prétend que l’expédition qu’on croyait d’abord dirigée sur NikolaïefF, et dont le résultat actuel est la prise de Kinburn, l’est en réalité sur Kherson, dont la prise rendrait impossible le ravitaillement des troupes rus
ses en Crimée, en même temps que ces deux points seraient un refuge excellent pour que les flottes pussent y passer leurs quartiers d’hiver.
D’après les dernières nouvelles de Constantinople, le prince Gortschakoff aurait l’intention d’évacuer les forts du Nord el de se concentrer à Simphéropol. L’ennemi se retire à mesure que les armées alliées se rapprochent. La division d’Autemarre a marché hardiment en avant, et s’est établie sui- les hauteurs du Belbeck. La division des chasseurs d’A
frique s’est avancée jusqu’à Baïdar. L’armée d’Eupatoria a reçu des renforts considérables; la cavalerie anglaise y est arrivée. La division du général de Failly a rejoint, le 12, la division du général d’Allonville. A Constantinople on embarquait des troupes pour Trébizonde.
Des félicitations ont été adressées par le maréchal Pélissier aux marins détachés à terre pour participer aux travaux du siège de Sébastopol. De son côté, l’amiral Lyons a transmis à M. l’amiral Bruat l’expression des sentiments des lords de l’amirauté, sur le bon accord qui n’a cessé de régner entre les amiraux alliés depuis le commencement des opérations.
Dans un ordre du jour du 7 octobre, l’amiral Bruat porte à la connaissance de l’escadre ce témoignage flatteur pour notre marine.
On écrit de Nargen, le 9, au Morninq-Post : Bien ne peut égaler la joie que les heureuses nouvelles d’Orient ont im
primée aux Suédois. Il est certain que l’opinion de toutes les classes nous est favorable ; mais les Suédois ont été si habi
tués à trembler devant la Russie, qu’ils ne peuvent pas se départir de l’idée que, s’ils embrassaient ouvertement notre cause, les Busses les châtieraient sévèrement après la guerre,
PRISE DE LA CITADELLE DE KINBURN
17 Octobre 1855
H. NOT.