l’impératrice et la Reine d’Angleterre ont exprimés à MM. Mégai d et Jules Duval.
CH.-P. Magne.
Tome XII de I’Histoire DU CONSULAT Et de L’EMPIRE.
Un publiant, dans noire précédent numéro, l’admirable morceau que M. Thiers a écrit, sous le titre d Avertissement, en tête de ce tome XII, nous savions que le senti
ment des meilleurs juges et l’approbation des plus nobles esprits applaudiraient ces pages, qui sont aujourd’hui sous les yeux des milliers de souscripteurs de Y Histoire du Consulat et de l’Empire. Mais de tous les témoi
gnages qui déposent en faveur de notre admiration, aucun ne nous a paru plus précieux et plus dignement exprimé que celui que nous empruntons au Journal des Débats :
„ Le douzième volume de VH isloire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers, a paru aujourd’hui, comme on l’avait annoncé, chez Paulin, libraire-éditeur, il va sans dire que nous rendrons prochai
nement compte de ce nouveau volume, qui va justement éveiller la curiosité publique Aucun livre peut-être n’a eu un succès plus écla
tant. et plus populaire que l’Histoire du Consul t et. de l Empire.. L’intérêt du sujet est immense. M. Thiers, en le traitant, y a déployé dans toute sa maturité le talent qu’il possède à un degré merv eilleux de tout comprendre, de tout expliquer, de mettre les événements mêmes et les hommes sous les yeux du lecteur. Jamais écri
vain n’a été plus éloigné que M. Thiers des recherches de la fausse éloquence. Sans visera la profondeur, il l’atteint par la vérité. Son récit, naturel et simple, emporte le lecteur. On assiste aux batailles, on en suit les vicissitudes, on croit y être; on entre dans les con
seils de l’homme prodigieux qui imprimait le caractère de son génie aux moindres détails vie l’administration et des finances ; on délibère avec lui ; on le v oit préparer de loin ses plans de campagne ; on l’entend annoncer d’avance le jour où une nouvelle victoire lui don
nera le droit de remanier Γκιη υρο. M. Thiers admire Napoléon ; il
le juge cependant avec une impartialité qui est le premier devoir de l historien honnête homme. Au total, VHistoire du Consulat et de F Empire a rempli l’ambition la plus, chère à M. Thiers : elle lui assure à jamais une place parmi les grands historiens.
«Nous n’avons fait encore qu’entrevoir, pour ainsi dire, ce nouveau volume. Il conduit le lecteur jusqu’au jour où va commencer la fatale expédition de Russie.‘Mais ce volume est précédé d’une pré
face que nous avons lue avec soin, et qui nous a causé le plus vif plaisir. Dans la première partie, toute littéraire, de cette préface, vl. Thiers expose la théorie de l’art historique tel qu’il le conçoit, et,
en traçant d’une main si ferme, d’une plume si nette et si facile les devoirs de l’historien et les qualités qu’il doit avoir, M. Thiers, sans peut-être qu’il s’en doutât, a défini son propre talent. Cette intelli
gence si vive et si prompte, à laquelle rien n’échappe, ce soin des détails sans lesquels on n’est jamais clair, cette sympathie pour le génie, cette indulgence qui n’exclut pas la justice, tant vie naturel, tant.de bon sens, n’est-ce pas M. Thiers lui-même? Dans la seconde partie, M. Thiers, en jugeant l’Empereur, appelé naturelle
ment à prononcer sur les plus hautes questions de la politique et à dire quelques mots de sa position personnelle, le fait avec une di
gnité simple et touchante. On ne lira pas sans émotion ces trois ou
quatre pages qui nous ont rappelé les plus belles improvisations de M. Thiers. La noblesse des sentiments y est relevée encore par la modestie même de l’expression. La fermeté des convictions, cette fermeté si rare et si honorable, s’y allie à une modération parfaite
M. Thiers n’a rien écrit qui fasse plus d’honneur à son patriotisme et à son talent. » « S. de Sacy. »
Nous avons reçu deux Etudes, dont nous n’avons pas l’honneur de connaître l’auteur, et qui auront sans doute une suite, provoquée par l’accueil que nous nous empressons défaire à cette première communication.
I.
Scènes et types contemporains.
L’HOMME DE LETTRES.
Ab Jove princ.ipium, ou, comme dit le proverbe, qui, par hasard , se trouv e avoir raison pour cette fois : A tout seigneur tout honneur !
Commençons donc par l’homme de lettres.
Ce n’èst ni un plaidoyer ni un réquisitoire que j’écris : assez d’autrès s’en sont chargés avant moi : c’est un portrait que je trace, et ce. ne sera pas ma faute si le portrait n’est pas toujours flatteur dans ses moindres détails.
Les bourgeois sont insupportables quand ils se font peindre : tous les artistes tombent d’accord là-dessus. Iis n’ont pas de cesse que le malheureux Apclles qui s’est chargé de ce rude travail n’ait, rac
courci leur nez, agrandi leur front, épaissi leur chevelure, et ne leur ait donné la pose olympienne de l’Apollon du Belvédère. Ils se fâcheraient volontiers contre le daguerréotype lui-même de ce qu’il 1 reproduit tout bêtement leurs traits, tels qu’ils sont, sans jeter pardessus un peu de cette gaze complaisante dont ils ont si grand besoin.
Or ceci est un daguerréotype. Messieurs les gens de lettres, qui se sont largement égayés aux dépens de cette manie du bourgeois,
auront assez u’esprit pour n’y pas tomber à leur tour, et pour ne pas on v ouloir au peintre, au lieu de s’en prendre à l original.
Voilà, je crois, un solide argument, ad hominem, ou je ne m’y connais pas.
11 est bien entendu du reste, suivant l’antique usage, que nous vous exceptons, vous, monsieur, qui nous lisez ; et nous sommes persuadé qu’en cela nous n’avons pas à nous reprocher la moindre complaisance.
Et puis, pour éviter tout malentendu, constatons encore que ce n’est pas ce personnage collectif fort respectable, appelé l’homme de lettres, que nous aurons parfois à attaquer, mais les hommes de lettres, — ce qui n’est pas tout à fait la même chose ; — nous ne nous en prenons pas au principe, mais au fait ; — pas à l’abstraction, mais à l’individu.
Ces précautions oratoires prises une fois pour toutes, je commence.
L’homme de lettres ne doit pas se confondre avec l’écrivain. On peut être sur que cette variété du genre n’existait pas du temps des raies primitifs; on la voit poindre à l’époque des rapsodes, qui parcourent les villes grecques, chantant, en échange de l’hospitalité,
d’une place choisie et de la part la plus succulente à la table du maître , les vers de VIliade, enrichis de leurs inspirations person
nelles, La filiation se continue à travers les sophistes et les rhéteurs ; elle arrivejusflii’à nous, transmise par les mlnnesiager allemands, lés tioühâddiirà et les ménestrels français.
Au dix-septième siècle, la profession tend à se constituer sur une base plus solide: seulement, au lieu de s’adresser au public qui n’existe pas encore, les gens de lettres d’alors s’adressent aux Mécènes de la cour, auxTurcarets delà finance, qui payent leurs éloges en beaux écus comptants, et leurs épigramtnes en coups de bâ
ton. Tout n’était pas bénéfice dans le métier : demandez a Colletet et à Saint-Amant, — les deux poètes crottés ; mais il y avait par
fois de bonnes aubaines qui dédommageaient largement du passé. — C’est alors qu’on organise l’ingénieuse industrie des dédicaces, dont chacune était, pour l’écrivain habile et peu avare d’hyperboles, un capital placé à gros intérêts.
L’homme de lettres, comme il résulte de cet historique à vol d’oiseau, n’est donc pas tout à fait une création contemporaine ; il existait déjà à l’état d’emhrvon, mais c’est à notre siècle que revient la gloire de l’avoir définitivement constitué en corps social.
Si l’on me pardonne un peu d’arithmétique en un pareil sujet, je dirai que l’homme de lettres est,, au poète et à l’artiste , ce que le
manufacturier et parfois le marchand sont à l’inventeur. Il n’y a guère qu’une petite différence, c’est que, si eu général le marchand s’enrichit aux dépens de l’inventeur, l’homme de lettres croupit presque toujours, aussi bien que l’artiste , dans une gueuserie qui est sa seconde nature ; mais c’est là un détail insignifiant, cela ne veut, pas dire qu’on ne puisse jamais découvrir la moindre trace d’inspiration ni chez le manufacturier, ni chez l’homme de lettres : seulement c’est plus difficile.
tl y a deux grandes classes de gens de lettres : il y en a même plus de deux, mais je les réduis à deux pour simplifier, — les gens de lettres ünprimés et les gens de lettres inédits. Ceux-là sont innombrables. Ce sont des bêtes féroces tant qu’ils ne sont pas parve
nus à la publicité ; ils persécutent leurs confrères plus heureux, de poignées de main, de salutations et de demi-tasses ; ils rieut lâche
ment île leurs calembours -, ils vont au Divan, pour faire croire aux garçons qu’ils écrivent dans >e Mousquetaire ; ils se ménagent des intelligences dans la place assiégée ; ils ont des accointances par
tout, et connaissent tous nos illustres. A les entendre causer, vous les prendriez pour des vétérans de la presse et de la plume (l’oie. Mais nous n’avons pas à nous occuper aujourd’hui de cette classe.
Généralement, du reste, après quelques années de stage, l’homme de lettres inédit finit par passer, — grâce à quelqu’un de ces petits journaux qui sont la providence des rhétoriciens ambitieux, — au rang d’homme de lettres édité ; et il rentre dans notre cadre.
C’est une chose inouïe et vraiment humiliante que le nombre de ceux qui se font imprimer de nos jours, et qui ont, des lecteurs. Vous avez causé hier avec un monsieur au café ; il vous rencon
tre aujourd’hui et vous montre son dernier article du Sans le sou. Vous vous croisez dans la rue avec un ancien camarade de collège, cancre de première force, et il vous dit : « Tu sais, je suis rédacteur en chef de ta Trompette artistique; apporte-moi donc quelque chose. » Vous ouvrez deux journaux, et vous trouvez dans le pre
mier un article philosophique et libre penseur d’un étudiant en médecine, votre compatriote, — et dans le second un compte rendu dramatique d’un Jort en thème grec, qui vous a enlevé le prix au concours général j et qui s’est chargé des théâtres dans une feuille infime, pour pouvoir s’y étendre à son aise sur les beaux yeux de Mlle Azimont, du Palais-Royal. La multiplication des pains de l’E
vangile est un mythe bien pâle à côté de cette multipliçation-là. On ne peut plus faire un pas sans marcher sur un homme de let
tres, comme au dix-septième siècle on n’en pouvait faire un sans risquer d’écraser un poète épique
Les préliminaires une fois posés, rien ne m’empêche de faire un peu de phdosôphie pratique. Il est deux choses surtout qui me pa
raissent manquer à nos hommes de lettres ·. ces deux petites choses sont le respect de soi-même, et, — ce qui en découle, — le respect du public. On me dispensera, j’espère, de développer ma proposition dans les règles, comme les deux points d’un sermon.
Je ne prétends pas que les gens de lettres aient plus de démêlés avec la morale que la plupart des autres mortels ; mais ils en ont tout, autant pour le moins, et c’est beaucoup trop pour des hom
mes qui doivent avoir des idées si hautes et si généreuses, des sen
timents si larges et si beaux., une fois la plume à la main. Je me rappellerai toujours le désappointement dont je fus saisi, la première fois que je me trouvai dans un cénacle de jeunes poètes et romanciers Il y avait là quelques illustrations mitoyennes, quelques célé
brités clair-de-lune, dont j’avais lu et savouré les élucubrations. Je m’attendais, je l’avoue, à trouver des êtres d’une n dure quelque peu éthérée, et je fus tout ettàrouché d’entendre une conversation qui, du premier coup, cassa les deux ailes à mon idéal. Je reconnus que Ja slatue d’or avait des pieds d’argile.
Pareil mécompte est réservé à tout jeune homme naïf : c’est une expérience à faire. Conduisez-le dans un cercle intime d’hommes de lettrés, ahouchez-le avec quelques-uns d’entre eux, et il s’en retour
nera probablement fort peu édifié sur l’art et la poésie, mais riche en anecdotes scabreuses et en relations familières surMogador, Pavillon, Rose-Pompon, Turlurette et Pomaré.
Oui, il faut avoir le courage de nous dire à nous-mêmes ces vérités un peu crues. (Et ici, qu’on me passe un petit bout de sermon, assez déplacé, j’en conviens, dans ma bouche et dans ces co
lonnes ; — mais qui est-ce qui n’a pas fait une action déplacée une fois en passant ? ) L’existence de l’homme de lettres est trop peu di
gne et trop peu réglée, pour être complètement honorable. C’est une existence flottant à tous les vents, abandonnée à l’imprévu, dé
pensée au jour le jour,.toute d’extérieur, sans l’intimité calme et sereine de la famille; — une vie de club oii l’on pérore, — de café où l’on pose et où l’on compose ·. j’en sais qui ne peuvent écrire une ligne qu’au milieu des caunettes et des grogs.
Quant aux relations les plus suivies, celles auxquelles on revient le plus volontiers, elles font trop souvent partie du monde interlope des pêches à quinze sous, où l’on va puiser à la fois des plai sirs et des inspirations.
Dans ces derniers temps on a inventé un mot. particulier approprié à ce genre, de vie, — la bohème ; — vilain mot pour une vilaine chose.
A l’école des bohèmes se rattache de fort près l’école des jeunes, qui fait profession (à froid, on le sent bien, et c’est ce qu’il y a de pis) d’exagération fougueuse, d’emportement cavalier, de folié prin
tanière dans le style et dans les idées. Les jeunes se battent les flancs pour faire croire qu’ils ont la fièvre; naturellement ils mépri
sent et insultent les vieillards, les édentés, les caducs, qui n ont pas l’esprit de se retirer à temps pour leur faire place, — et ils ne songent pas qu’ils seront vieux eux-mêmes dans dix ans, avant d’a
voir eu le temps de s’en apercevoir ! Ils font la pirouette, dans leurs livres, à toute idée sérieuse, à toute croyance reçue; ils traitent nos grands hommes de polissons et de crétins, par espièglerie ; ils se transforment eu dons Juans sceptiques, matérialistes, ricaneurs, par bravade et par esprit de jeunesse Le malheur est qu’après avoir commencé ainsi, on se trouve condamné, par un juste châti
ment, à poursuivre jusqu’au bout sur le même ton : le public vous emprisonne dans ce genre; vous n’en pouvez sortir, quand même vous le voudriez, et vous voilà réduits à grimacer éternellement, — comme un saltimbanque qui se sent perdu du moment où il ne fera plus rire la galerie, — à sauter et à gambader sans relâche, déjà chauves et ventrus, à faire les beaux et les fendants avec une figure dévastée et une mâchoire dégarnie, à jouer, en un mot, le tôle ridicule et bafoué par tous les comiques, des Gérontc qui veu
lent singeries Léandre, et dont on voit le crâne pelé à travers la perruque blonde, — ou de ces petit s vieux se grimant en pitres dans
tes parades, et détendant leurs rides avec des ricanements d’une gaieté sinistre et lamentable.
On trouvait cette mascarade charmante, tant que l’auteur n’a vait pas dépassé trente ans ; mais plus tard cela soulève le cœur et fait pitié. Et combien n’y en a-t-il pas aujourd’hui, dans ta littéra
ture, de ces faux, de ces vieux jeunes-gens, qui essayent de se faire encore illusion à eux-mêmes et de faire illusion au public, sembla
bles à ces femmes-colosses qu’on montre sur les foires, et qui ont vingt-deux ans depuis le moment de leur début jusqu’à celui de leur mort ! Pourtant ou peut les distinguer de ceux qui sont \ mi
ment jeunes, en ce qu’ils n’osent plus se moquer directement des vieux. Le lecteur pourra mettre ici dix noms propres au bout de ma plume : qu’on me dispense de cette besogne.
Ceux qu’on appelle, ou plutôt qui s’appellent les jeunes, sont presque toujours les vieux en réalité ; ils sont jeunes par ce mou
vement fébrile et nerveux, qui n’est, rien autre chose qu’une espèce d’épilepsie morale; ils sont vieux par le scepticisme, l extinction de foute croyance naïve, dans un cœur blasé par l’abus des émo
tions violentes, comme un gosier d’ivrogne par l’abus des liqueurs fortes.
Tout cela ne peut manquer de déteindre sur la littérature. On parlait beaucoup autrefois du sacerdoce des lettres et de la mission de l’écrivain : j’aimais encore mieux ces grands mots, avec leur em
phase qui nous paraît si réjouissante aujourd’hui, que la manière par trop réaliste dont on envisage maintenant l’art et les artistes. On ne parle plus désormais de cette mission que pour en faire des gorges chaudes. Figurez-ious donc Messieurs les membres de la société des gens de lettres habillés en grands prêtres et essayant de prendre au sérieux leur titre de pontifes : j’imagine que, comme les augures de Cicéron, iis ne pourraient se regarder sans rire.
Il est. donc bien entendu qu’on laisse désormais le sacerdoce des lettres, — préjugé gothique et suranné, — aux troubadours qui sont en arrière d’un siècle et aux lauréats des académies de province. Voyons les appréciations qui ont remplacé celle-là. La première est celle des fantaisistes, qui sc résumait en cette formule célèbre : l art pour Cari! — devise matérialiste, il est vrai, qui as
simile à peu près l’utilité des écrivains à celle des bons joueurs de quilles, par un procédé renouvelé de Malherbe et de Boileau, —
mais qui pourtant est la plus élevée. La seconde est celle des esprits positifs, ennemis des phrases creuses et vides, qui ne voient dans la littérature qu’un commerce, et dans la poésie qu’une marchan
dise d’un genre à pari, comme dans la société des gens de lettres qu’une grande machine d’exploitation industrielle, à laquelle il faut tâcher de faire produire le plus possible, en s’accommodant au goût des consommateurs.
Il y a encore des journaux soi-disant littéraires où de soi-disant écrivains déposent ces choses-là, — et cette opinion gagne du ter
rain tous les jours, et il devient de plus en plus ridicule et inepte de ne pas s’y- ranger.
Il est tout simple qu’avec de pareilles idées, les gens de lettres se mettent, comme tous les fabricants habiles, à la piste des modes et des engouements du jour, se laissant diriger par le public qu’ils
devraient précéder eux-mêmes ; — qu’ils exploitent les goûts et les préjugés du moment ; qu’ils spéculent sur le scandale comme sur une bonne fortune. De là encore les manufactures de romans, les fabriques de vaudevilles et de mélodrames, raison un tel et C ‘. L’inspiration s’efface devant le faire; l’habileté et les ficelles, — le dernier mot de l’art, — suppléent avantageusement au feu sacré, — chose maladroite et gênante à la fois.
« Omis, ecce Veus ! » s’écrient nos votes du jour en voyant les pièces de cent sous du libraire Lecou; et l’enthousiasme vient les couvrir de ses ailes frémissantes.
Je sais bien qu’il faut vivre, et qu’en ce siècle surtout l’argent n’est pas une chimère, quoi qu’en ait dit M. Scribe ; mais je n’aime point ces capitulations des plumes intelligentes devant la statue du veau d’or. Avec ce beau système, on en vient à écrire des mémoi
res en style fleuri, sous la dictéed’une Mogador quelconque, qui les signe. Je conçois parfaitement ceux qui rédigent in petto le Journal de l’Epicerie, qui font des prospectus fantaisistes pour les dentis
tes et les marchands de vin, et qui s’en vantent en faisant semblant d’en rire pour qu’on n’en rie point. — Ceux-là sont conséquents.
Comment voulez-vous donc, avec de tels principes, que les gens de lettres aient pour le lecteur un autre respect que celui du mar
chand pour sa pratique? Et l’on sait, ou du moins l’on dit, que les marchands ne se font pas faute d’attraper le client tant qu’ils peu
vent. Cette pauvre et débonnaire majesté du public est aujourd’hui bien déchue, comme toutes tes majestés : elle n’a plus guère le droit d’exiger ces ménagements infinis et ce tremblement suprême avec iosqueis on l’abordait autrefois ; on la traite fort cavalièrement jusque (tans les titres et les préfaces, que certains s’évertuent à faire les plus dégagés et les plus outrecuidants possible, et l’on a pour l ami lecteur de, petits airs de protection fort impertinents.
Pourquoi les beaux et. bons livres littéraires deviennent-ils si rares ? Sans en aller chercher la cause dans toutes sortes de raisons sociales, beaucoup trop profondes pour moi, qui n’ai pas écrit le moindre Essai sur la civilisation moderne, je la trouve dans cette vie (le serre chaude dont j’ai parlé, dans ces habitudes peu dignes, dans cette hâte de gagner, — principe du tirage à la ligne, — dans cet empressement à se faire connaître pour arriver plus vite au gain, surtout dans cet amour malsain du paradoxequi en est la conséquence immédiate, et qui attaque le style comme l’idée. Le para
doxe semble, aux esprits et aux cœurs blasés, le plus sûr moyen de produire un effet rapide, de se populariser piar la stupeur et l’étonnement. Il serait trop long d’entrer par la porte, — on préfère en
trer par la brèche. On imite ce courtisan hardi, qui, pour se faire, remarquer du monarque à la cérémonie du baise-mains, lui mordit le pouce en feignant de vouloir l’effleurer de ses lèvres.
Le paradoxe est encore un fruit du dix-neuvième siècle. Ce n’est pas qu’il fût inconnu aux âges précédents : demandez à Diderot et à Jean-Jacques. Mais ce qui était l’exception est devenu la règle, si
bien que les professeurs mêmes de Sorbonne et les écrivains de la Revue des Deux-Mondes se mettent à le cultiver à leur tour. La chose est tellement commune et banale aujourd’hui, que la meilleure manière de se singulariser serait de soutenir de belles et bon
nes vérités, toutes vulgaires, et de revenir au gros bon sens. C’est une ressource que je suggère aux esprits indépendants qui n’aiment point le rôle de moutons de Panurge.
Simple recette pour faire un paradoxe : prenez une proposition bien évidente, bien universellement admise, retournez-la comme on fait d’un vieil habit, mêlez-y à larges doses quelques ingrédients épicés de la cuisine littéraire, — morale facile, épithètes hasardées, néologismes hauts en couleur, —- toutes choses qui remplacent avantageusement la cannelle et les truffes, — saupoudrez le tout de poivre et de sel aussi peu attique que possible, battez ferme et servez chaud. Ce n’est pas plus malin que cela.
Pour faire un saltimbanque, prenez un homme qui marchait les pieds en bas et la tête en Pair. Mettez-le les pieds en Pair et la tête en bas. Le public, qui ne faisait pas attention à lui quand il marchait comme tout le monde, sera ravi et s’arrondira en cercle épais et béant.
c’est, ainsi qu’on nous a prouvé que Messaline était une matrone de friœuïs irréprochables, que Robespierre était le plus inoffensif
CH.-P. Magne.
Tome XII de I’Histoire DU CONSULAT Et de L’EMPIRE.
Un publiant, dans noire précédent numéro, l’admirable morceau que M. Thiers a écrit, sous le titre d Avertissement, en tête de ce tome XII, nous savions que le senti
ment des meilleurs juges et l’approbation des plus nobles esprits applaudiraient ces pages, qui sont aujourd’hui sous les yeux des milliers de souscripteurs de Y Histoire du Consulat et de l’Empire. Mais de tous les témoi
gnages qui déposent en faveur de notre admiration, aucun ne nous a paru plus précieux et plus dignement exprimé que celui que nous empruntons au Journal des Débats :
„ Le douzième volume de VH isloire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers, a paru aujourd’hui, comme on l’avait annoncé, chez Paulin, libraire-éditeur, il va sans dire que nous rendrons prochai
nement compte de ce nouveau volume, qui va justement éveiller la curiosité publique Aucun livre peut-être n’a eu un succès plus écla
tant. et plus populaire que l’Histoire du Consul t et. de l Empire.. L’intérêt du sujet est immense. M. Thiers, en le traitant, y a déployé dans toute sa maturité le talent qu’il possède à un degré merv eilleux de tout comprendre, de tout expliquer, de mettre les événements mêmes et les hommes sous les yeux du lecteur. Jamais écri
vain n’a été plus éloigné que M. Thiers des recherches de la fausse éloquence. Sans visera la profondeur, il l’atteint par la vérité. Son récit, naturel et simple, emporte le lecteur. On assiste aux batailles, on en suit les vicissitudes, on croit y être; on entre dans les con
seils de l’homme prodigieux qui imprimait le caractère de son génie aux moindres détails vie l’administration et des finances ; on délibère avec lui ; on le v oit préparer de loin ses plans de campagne ; on l’entend annoncer d’avance le jour où une nouvelle victoire lui don
nera le droit de remanier Γκιη υρο. M. Thiers admire Napoléon ; il
le juge cependant avec une impartialité qui est le premier devoir de l historien honnête homme. Au total, VHistoire du Consulat et de F Empire a rempli l’ambition la plus, chère à M. Thiers : elle lui assure à jamais une place parmi les grands historiens.
«Nous n’avons fait encore qu’entrevoir, pour ainsi dire, ce nouveau volume. Il conduit le lecteur jusqu’au jour où va commencer la fatale expédition de Russie.‘Mais ce volume est précédé d’une pré
face que nous avons lue avec soin, et qui nous a causé le plus vif plaisir. Dans la première partie, toute littéraire, de cette préface, vl. Thiers expose la théorie de l’art historique tel qu’il le conçoit, et,
en traçant d’une main si ferme, d’une plume si nette et si facile les devoirs de l’historien et les qualités qu’il doit avoir, M. Thiers, sans peut-être qu’il s’en doutât, a défini son propre talent. Cette intelli
gence si vive et si prompte, à laquelle rien n’échappe, ce soin des détails sans lesquels on n’est jamais clair, cette sympathie pour le génie, cette indulgence qui n’exclut pas la justice, tant vie naturel, tant.de bon sens, n’est-ce pas M. Thiers lui-même? Dans la seconde partie, M. Thiers, en jugeant l’Empereur, appelé naturelle
ment à prononcer sur les plus hautes questions de la politique et à dire quelques mots de sa position personnelle, le fait avec une di
gnité simple et touchante. On ne lira pas sans émotion ces trois ou
quatre pages qui nous ont rappelé les plus belles improvisations de M. Thiers. La noblesse des sentiments y est relevée encore par la modestie même de l’expression. La fermeté des convictions, cette fermeté si rare et si honorable, s’y allie à une modération parfaite
M. Thiers n’a rien écrit qui fasse plus d’honneur à son patriotisme et à son talent. » « S. de Sacy. »
Nous avons reçu deux Etudes, dont nous n’avons pas l’honneur de connaître l’auteur, et qui auront sans doute une suite, provoquée par l’accueil que nous nous empressons défaire à cette première communication.
I.
Scènes et types contemporains.
L’HOMME DE LETTRES.
Ab Jove princ.ipium, ou, comme dit le proverbe, qui, par hasard , se trouv e avoir raison pour cette fois : A tout seigneur tout honneur !
Commençons donc par l’homme de lettres.
Ce n’èst ni un plaidoyer ni un réquisitoire que j’écris : assez d’autrès s’en sont chargés avant moi : c’est un portrait que je trace, et ce. ne sera pas ma faute si le portrait n’est pas toujours flatteur dans ses moindres détails.
Les bourgeois sont insupportables quand ils se font peindre : tous les artistes tombent d’accord là-dessus. Iis n’ont pas de cesse que le malheureux Apclles qui s’est chargé de ce rude travail n’ait, rac
courci leur nez, agrandi leur front, épaissi leur chevelure, et ne leur ait donné la pose olympienne de l’Apollon du Belvédère. Ils se fâcheraient volontiers contre le daguerréotype lui-même de ce qu’il 1 reproduit tout bêtement leurs traits, tels qu’ils sont, sans jeter pardessus un peu de cette gaze complaisante dont ils ont si grand besoin.
Or ceci est un daguerréotype. Messieurs les gens de lettres, qui se sont largement égayés aux dépens de cette manie du bourgeois,
auront assez u’esprit pour n’y pas tomber à leur tour, et pour ne pas on v ouloir au peintre, au lieu de s’en prendre à l original.
Voilà, je crois, un solide argument, ad hominem, ou je ne m’y connais pas.
11 est bien entendu du reste, suivant l’antique usage, que nous vous exceptons, vous, monsieur, qui nous lisez ; et nous sommes persuadé qu’en cela nous n’avons pas à nous reprocher la moindre complaisance.
Et puis, pour éviter tout malentendu, constatons encore que ce n’est pas ce personnage collectif fort respectable, appelé l’homme de lettres, que nous aurons parfois à attaquer, mais les hommes de lettres, — ce qui n’est pas tout à fait la même chose ; — nous ne nous en prenons pas au principe, mais au fait ; — pas à l’abstraction, mais à l’individu.
Ces précautions oratoires prises une fois pour toutes, je commence.
L’homme de lettres ne doit pas se confondre avec l’écrivain. On peut être sur que cette variété du genre n’existait pas du temps des raies primitifs; on la voit poindre à l’époque des rapsodes, qui parcourent les villes grecques, chantant, en échange de l’hospitalité,
d’une place choisie et de la part la plus succulente à la table du maître , les vers de VIliade, enrichis de leurs inspirations person
nelles, La filiation se continue à travers les sophistes et les rhéteurs ; elle arrivejusflii’à nous, transmise par les mlnnesiager allemands, lés tioühâddiirà et les ménestrels français.
Au dix-septième siècle, la profession tend à se constituer sur une base plus solide: seulement, au lieu de s’adresser au public qui n’existe pas encore, les gens de lettres d’alors s’adressent aux Mécènes de la cour, auxTurcarets delà finance, qui payent leurs éloges en beaux écus comptants, et leurs épigramtnes en coups de bâ
ton. Tout n’était pas bénéfice dans le métier : demandez a Colletet et à Saint-Amant, — les deux poètes crottés ; mais il y avait par
fois de bonnes aubaines qui dédommageaient largement du passé. — C’est alors qu’on organise l’ingénieuse industrie des dédicaces, dont chacune était, pour l’écrivain habile et peu avare d’hyperboles, un capital placé à gros intérêts.
L’homme de lettres, comme il résulte de cet historique à vol d’oiseau, n’est donc pas tout à fait une création contemporaine ; il existait déjà à l’état d’emhrvon, mais c’est à notre siècle que revient la gloire de l’avoir définitivement constitué en corps social.
Si l’on me pardonne un peu d’arithmétique en un pareil sujet, je dirai que l’homme de lettres est,, au poète et à l’artiste , ce que le
manufacturier et parfois le marchand sont à l’inventeur. Il n’y a guère qu’une petite différence, c’est que, si eu général le marchand s’enrichit aux dépens de l’inventeur, l’homme de lettres croupit presque toujours, aussi bien que l’artiste , dans une gueuserie qui est sa seconde nature ; mais c’est là un détail insignifiant, cela ne veut, pas dire qu’on ne puisse jamais découvrir la moindre trace d’inspiration ni chez le manufacturier, ni chez l’homme de lettres : seulement c’est plus difficile.
tl y a deux grandes classes de gens de lettres : il y en a même plus de deux, mais je les réduis à deux pour simplifier, — les gens de lettres ünprimés et les gens de lettres inédits. Ceux-là sont innombrables. Ce sont des bêtes féroces tant qu’ils ne sont pas parve
nus à la publicité ; ils persécutent leurs confrères plus heureux, de poignées de main, de salutations et de demi-tasses ; ils rieut lâche
ment île leurs calembours -, ils vont au Divan, pour faire croire aux garçons qu’ils écrivent dans >e Mousquetaire ; ils se ménagent des intelligences dans la place assiégée ; ils ont des accointances par
tout, et connaissent tous nos illustres. A les entendre causer, vous les prendriez pour des vétérans de la presse et de la plume (l’oie. Mais nous n’avons pas à nous occuper aujourd’hui de cette classe.
Généralement, du reste, après quelques années de stage, l’homme de lettres inédit finit par passer, — grâce à quelqu’un de ces petits journaux qui sont la providence des rhétoriciens ambitieux, — au rang d’homme de lettres édité ; et il rentre dans notre cadre.
C’est une chose inouïe et vraiment humiliante que le nombre de ceux qui se font imprimer de nos jours, et qui ont, des lecteurs. Vous avez causé hier avec un monsieur au café ; il vous rencon
tre aujourd’hui et vous montre son dernier article du Sans le sou. Vous vous croisez dans la rue avec un ancien camarade de collège, cancre de première force, et il vous dit : « Tu sais, je suis rédacteur en chef de ta Trompette artistique; apporte-moi donc quelque chose. » Vous ouvrez deux journaux, et vous trouvez dans le pre
mier un article philosophique et libre penseur d’un étudiant en médecine, votre compatriote, — et dans le second un compte rendu dramatique d’un Jort en thème grec, qui vous a enlevé le prix au concours général j et qui s’est chargé des théâtres dans une feuille infime, pour pouvoir s’y étendre à son aise sur les beaux yeux de Mlle Azimont, du Palais-Royal. La multiplication des pains de l’E
vangile est un mythe bien pâle à côté de cette multipliçation-là. On ne peut plus faire un pas sans marcher sur un homme de let
tres, comme au dix-septième siècle on n’en pouvait faire un sans risquer d’écraser un poète épique
Les préliminaires une fois posés, rien ne m’empêche de faire un peu de phdosôphie pratique. Il est deux choses surtout qui me pa
raissent manquer à nos hommes de lettres ·. ces deux petites choses sont le respect de soi-même, et, — ce qui en découle, — le respect du public. On me dispensera, j’espère, de développer ma proposition dans les règles, comme les deux points d’un sermon.
Je ne prétends pas que les gens de lettres aient plus de démêlés avec la morale que la plupart des autres mortels ; mais ils en ont tout, autant pour le moins, et c’est beaucoup trop pour des hom
mes qui doivent avoir des idées si hautes et si généreuses, des sen
timents si larges et si beaux., une fois la plume à la main. Je me rappellerai toujours le désappointement dont je fus saisi, la première fois que je me trouvai dans un cénacle de jeunes poètes et romanciers Il y avait là quelques illustrations mitoyennes, quelques célé
brités clair-de-lune, dont j’avais lu et savouré les élucubrations. Je m’attendais, je l’avoue, à trouver des êtres d’une n dure quelque peu éthérée, et je fus tout ettàrouché d’entendre une conversation qui, du premier coup, cassa les deux ailes à mon idéal. Je reconnus que Ja slatue d’or avait des pieds d’argile.
Pareil mécompte est réservé à tout jeune homme naïf : c’est une expérience à faire. Conduisez-le dans un cercle intime d’hommes de lettrés, ahouchez-le avec quelques-uns d’entre eux, et il s’en retour
nera probablement fort peu édifié sur l’art et la poésie, mais riche en anecdotes scabreuses et en relations familières surMogador, Pavillon, Rose-Pompon, Turlurette et Pomaré.
Oui, il faut avoir le courage de nous dire à nous-mêmes ces vérités un peu crues. (Et ici, qu’on me passe un petit bout de sermon, assez déplacé, j’en conviens, dans ma bouche et dans ces co
lonnes ; — mais qui est-ce qui n’a pas fait une action déplacée une fois en passant ? ) L’existence de l’homme de lettres est trop peu di
gne et trop peu réglée, pour être complètement honorable. C’est une existence flottant à tous les vents, abandonnée à l’imprévu, dé
pensée au jour le jour,.toute d’extérieur, sans l’intimité calme et sereine de la famille; — une vie de club oii l’on pérore, — de café où l’on pose et où l’on compose ·. j’en sais qui ne peuvent écrire une ligne qu’au milieu des caunettes et des grogs.
Quant aux relations les plus suivies, celles auxquelles on revient le plus volontiers, elles font trop souvent partie du monde interlope des pêches à quinze sous, où l’on va puiser à la fois des plai sirs et des inspirations.
Dans ces derniers temps on a inventé un mot. particulier approprié à ce genre, de vie, — la bohème ; — vilain mot pour une vilaine chose.
A l’école des bohèmes se rattache de fort près l’école des jeunes, qui fait profession (à froid, on le sent bien, et c’est ce qu’il y a de pis) d’exagération fougueuse, d’emportement cavalier, de folié prin
tanière dans le style et dans les idées. Les jeunes se battent les flancs pour faire croire qu’ils ont la fièvre; naturellement ils mépri
sent et insultent les vieillards, les édentés, les caducs, qui n ont pas l’esprit de se retirer à temps pour leur faire place, — et ils ne songent pas qu’ils seront vieux eux-mêmes dans dix ans, avant d’a
voir eu le temps de s’en apercevoir ! Ils font la pirouette, dans leurs livres, à toute idée sérieuse, à toute croyance reçue; ils traitent nos grands hommes de polissons et de crétins, par espièglerie ; ils se transforment eu dons Juans sceptiques, matérialistes, ricaneurs, par bravade et par esprit de jeunesse Le malheur est qu’après avoir commencé ainsi, on se trouve condamné, par un juste châti
ment, à poursuivre jusqu’au bout sur le même ton : le public vous emprisonne dans ce genre; vous n’en pouvez sortir, quand même vous le voudriez, et vous voilà réduits à grimacer éternellement, — comme un saltimbanque qui se sent perdu du moment où il ne fera plus rire la galerie, — à sauter et à gambader sans relâche, déjà chauves et ventrus, à faire les beaux et les fendants avec une figure dévastée et une mâchoire dégarnie, à jouer, en un mot, le tôle ridicule et bafoué par tous les comiques, des Gérontc qui veu
lent singeries Léandre, et dont on voit le crâne pelé à travers la perruque blonde, — ou de ces petit s vieux se grimant en pitres dans
tes parades, et détendant leurs rides avec des ricanements d’une gaieté sinistre et lamentable.
On trouvait cette mascarade charmante, tant que l’auteur n’a vait pas dépassé trente ans ; mais plus tard cela soulève le cœur et fait pitié. Et combien n’y en a-t-il pas aujourd’hui, dans ta littéra
ture, de ces faux, de ces vieux jeunes-gens, qui essayent de se faire encore illusion à eux-mêmes et de faire illusion au public, sembla
bles à ces femmes-colosses qu’on montre sur les foires, et qui ont vingt-deux ans depuis le moment de leur début jusqu’à celui de leur mort ! Pourtant ou peut les distinguer de ceux qui sont \ mi
ment jeunes, en ce qu’ils n’osent plus se moquer directement des vieux. Le lecteur pourra mettre ici dix noms propres au bout de ma plume : qu’on me dispense de cette besogne.
Ceux qu’on appelle, ou plutôt qui s’appellent les jeunes, sont presque toujours les vieux en réalité ; ils sont jeunes par ce mou
vement fébrile et nerveux, qui n’est, rien autre chose qu’une espèce d’épilepsie morale; ils sont vieux par le scepticisme, l extinction de foute croyance naïve, dans un cœur blasé par l’abus des émo
tions violentes, comme un gosier d’ivrogne par l’abus des liqueurs fortes.
Tout cela ne peut manquer de déteindre sur la littérature. On parlait beaucoup autrefois du sacerdoce des lettres et de la mission de l’écrivain : j’aimais encore mieux ces grands mots, avec leur em
phase qui nous paraît si réjouissante aujourd’hui, que la manière par trop réaliste dont on envisage maintenant l’art et les artistes. On ne parle plus désormais de cette mission que pour en faire des gorges chaudes. Figurez-ious donc Messieurs les membres de la société des gens de lettres habillés en grands prêtres et essayant de prendre au sérieux leur titre de pontifes : j’imagine que, comme les augures de Cicéron, iis ne pourraient se regarder sans rire.
Il est. donc bien entendu qu’on laisse désormais le sacerdoce des lettres, — préjugé gothique et suranné, — aux troubadours qui sont en arrière d’un siècle et aux lauréats des académies de province. Voyons les appréciations qui ont remplacé celle-là. La première est celle des fantaisistes, qui sc résumait en cette formule célèbre : l art pour Cari! — devise matérialiste, il est vrai, qui as
simile à peu près l’utilité des écrivains à celle des bons joueurs de quilles, par un procédé renouvelé de Malherbe et de Boileau, —
mais qui pourtant est la plus élevée. La seconde est celle des esprits positifs, ennemis des phrases creuses et vides, qui ne voient dans la littérature qu’un commerce, et dans la poésie qu’une marchan
dise d’un genre à pari, comme dans la société des gens de lettres qu’une grande machine d’exploitation industrielle, à laquelle il faut tâcher de faire produire le plus possible, en s’accommodant au goût des consommateurs.
Il y a encore des journaux soi-disant littéraires où de soi-disant écrivains déposent ces choses-là, — et cette opinion gagne du ter
rain tous les jours, et il devient de plus en plus ridicule et inepte de ne pas s’y- ranger.
Il est tout simple qu’avec de pareilles idées, les gens de lettres se mettent, comme tous les fabricants habiles, à la piste des modes et des engouements du jour, se laissant diriger par le public qu’ils
devraient précéder eux-mêmes ; — qu’ils exploitent les goûts et les préjugés du moment ; qu’ils spéculent sur le scandale comme sur une bonne fortune. De là encore les manufactures de romans, les fabriques de vaudevilles et de mélodrames, raison un tel et C ‘. L’inspiration s’efface devant le faire; l’habileté et les ficelles, — le dernier mot de l’art, — suppléent avantageusement au feu sacré, — chose maladroite et gênante à la fois.
« Omis, ecce Veus ! » s’écrient nos votes du jour en voyant les pièces de cent sous du libraire Lecou; et l’enthousiasme vient les couvrir de ses ailes frémissantes.
Je sais bien qu’il faut vivre, et qu’en ce siècle surtout l’argent n’est pas une chimère, quoi qu’en ait dit M. Scribe ; mais je n’aime point ces capitulations des plumes intelligentes devant la statue du veau d’or. Avec ce beau système, on en vient à écrire des mémoi
res en style fleuri, sous la dictéed’une Mogador quelconque, qui les signe. Je conçois parfaitement ceux qui rédigent in petto le Journal de l’Epicerie, qui font des prospectus fantaisistes pour les dentis
tes et les marchands de vin, et qui s’en vantent en faisant semblant d’en rire pour qu’on n’en rie point. — Ceux-là sont conséquents.
Comment voulez-vous donc, avec de tels principes, que les gens de lettres aient pour le lecteur un autre respect que celui du mar
chand pour sa pratique? Et l’on sait, ou du moins l’on dit, que les marchands ne se font pas faute d’attraper le client tant qu’ils peu
vent. Cette pauvre et débonnaire majesté du public est aujourd’hui bien déchue, comme toutes tes majestés : elle n’a plus guère le droit d’exiger ces ménagements infinis et ce tremblement suprême avec iosqueis on l’abordait autrefois ; on la traite fort cavalièrement jusque (tans les titres et les préfaces, que certains s’évertuent à faire les plus dégagés et les plus outrecuidants possible, et l’on a pour l ami lecteur de, petits airs de protection fort impertinents.
Pourquoi les beaux et. bons livres littéraires deviennent-ils si rares ? Sans en aller chercher la cause dans toutes sortes de raisons sociales, beaucoup trop profondes pour moi, qui n’ai pas écrit le moindre Essai sur la civilisation moderne, je la trouve dans cette vie (le serre chaude dont j’ai parlé, dans ces habitudes peu dignes, dans cette hâte de gagner, — principe du tirage à la ligne, — dans cet empressement à se faire connaître pour arriver plus vite au gain, surtout dans cet amour malsain du paradoxequi en est la conséquence immédiate, et qui attaque le style comme l’idée. Le para
doxe semble, aux esprits et aux cœurs blasés, le plus sûr moyen de produire un effet rapide, de se populariser piar la stupeur et l’étonnement. Il serait trop long d’entrer par la porte, — on préfère en
trer par la brèche. On imite ce courtisan hardi, qui, pour se faire, remarquer du monarque à la cérémonie du baise-mains, lui mordit le pouce en feignant de vouloir l’effleurer de ses lèvres.
Le paradoxe est encore un fruit du dix-neuvième siècle. Ce n’est pas qu’il fût inconnu aux âges précédents : demandez à Diderot et à Jean-Jacques. Mais ce qui était l’exception est devenu la règle, si
bien que les professeurs mêmes de Sorbonne et les écrivains de la Revue des Deux-Mondes se mettent à le cultiver à leur tour. La chose est tellement commune et banale aujourd’hui, que la meilleure manière de se singulariser serait de soutenir de belles et bon
nes vérités, toutes vulgaires, et de revenir au gros bon sens. C’est une ressource que je suggère aux esprits indépendants qui n’aiment point le rôle de moutons de Panurge.
Simple recette pour faire un paradoxe : prenez une proposition bien évidente, bien universellement admise, retournez-la comme on fait d’un vieil habit, mêlez-y à larges doses quelques ingrédients épicés de la cuisine littéraire, — morale facile, épithètes hasardées, néologismes hauts en couleur, —- toutes choses qui remplacent avantageusement la cannelle et les truffes, — saupoudrez le tout de poivre et de sel aussi peu attique que possible, battez ferme et servez chaud. Ce n’est pas plus malin que cela.
Pour faire un saltimbanque, prenez un homme qui marchait les pieds en bas et la tête en Pair. Mettez-le les pieds en Pair et la tête en bas. Le public, qui ne faisait pas attention à lui quand il marchait comme tout le monde, sera ravi et s’arrondira en cercle épais et béant.
c’est, ainsi qu’on nous a prouvé que Messaline était une matrone de friœuïs irréprochables, que Robespierre était le plus inoffensif