Excursion dans le Queyras (Hautes-Alpes). — Inauguration de la route de Queyras.
11 y a quelques jours, toute la vallée de Queyras, et le château sur
tout, étaient en émoi : une grande et solennelle fête se préparait; et certes,il y avait matière à réjouissances, car ce pays allait être défini
tivement ouvert à la circulation; il allait vivre d’une nouvelle vie. Une belle et magnifique route s’ouvrait au milieu de ses rochers jadis in
franchissables, et derrière lesquels le Queyras était comme séparé du
monde entier. Il n’y a pas longtemps encore qu’un voyage dans celte vallée était regardé comme une excursion dans un pays inconnu ; on parlait avec effroi des chemins dange
reux qui y conduisent : vrai sentier de chasseurs de chamois, il côtoyait les abîmes au fond desquels on apercevait à peine le torrent, dont le murmure vous arrivait comme un gémis
sement; dans ce sentier taillé au pied de rochers majestueux, le voyageur craignait à chaque instant de voir s’écrouler sur sa tête les blocs im
menses sous lesquels il passait en tremblant. On racontait de lugubres histoires, et le frisson vous prenait quand on parlait du fameux Pas de Ui Mort. Certes le département n’a pas fondu les rochers, ni effacé les montagnes (et ce serait dommage),
mais le voyageur peut maintenant parcourir ce charmant pays sans que son admiration soit interrompue par la crainte de se voir rayé du nombre des vivants. Je le sais, cette inau
guration d’une petite route d’un tout petit pays ne vaut pas les ma
jestueuses solennités de l’ouverture d’une ligne de fer dans de riches et populeuses contrées, et sera bien un peu éclipsée par celles dont l Illustration a donné les détails pom
peux; mais, de même qu’un tableau d; genre peut parfaitement tenir sa p ace à côté d’une sérieuse page d’histoire, ainsi l’inauguration de l’ouverture de lasi pittoresque vallée, ne fera pas tache dans l’Illustration,
ouverte aux inaugurations de tout genre. Combien cette solennité pour
tant aurait de charmes aux yeux des artistes, s’ils con
naissaient ce coin des Hautes-Alpes;
là, tout abonde de ce que peut désirer le paysagiste : tran
quilles paysages, a- nïmés par des habi
tants aux costumes variés et curieux; spectacle grandiose des majestueuses montagnes couvertes de neige; ro


chers aux formes et aux couleurs va


riées, tout y est, et tout celadouhné par h tête chauve et neigeuse du moni Visa, qui ferme la vallée. Combien de richesses aussi pour l’entomologiste et le botaniste ! Mais à une autre fois le plaisir de décrire et dessincràfônd cette i îléressante vallée; la fête nous attend, parlons-en.
Et d’abord il est de toute rigueur de faire connaître le
l eu de la fête. Le cbateau Queyras est situé au milieu de la vallée; c’est un délicieux petit for
tin perché comme un nid d’aigle sur un rocher taillé à pic presque de tout côté. Si le voyageur est étonné de voir tout à coup s’élever ces murs crénelés au milieu des monlagnes, le fort luimême paraît bien plus ébouriffé de
Le château Queyras, vue prise du chemin d’Abries. — D’après les dessins de Μ. E. Guigues.
voir un étranger, à la manière dont il est ramassé sur lui-même comme pour s’élancer sur celui qui voudrait l’attaquer, et à l’air menaçant avec lequel il le regarde par ses embra
sures garnies de canons. C’est que jadis le petit fort a eu, lui aussi, ses moments de trouble ; c’est qu’il a vu des armées passer sous ses murs; c’est que plus d’un boulet est venu mordre ses fortifications ou percer ses tourelles. De grands noms amis et ennemis se mêlent à son histoire : Lesdiguières, qui, pour s’en empa
rer, est obligé d’y faire porter des canons à bras; Victor-Amédée, le duc de Savoie, est obligé de le res
pecter, car le petit fort, au mol de reddition, avait montré les dents; puis Catinat, qui y vient établir un camp retranché, dont on montre en
core les vestiges. Vous le voyez, le petit fort a sa place dans l’histoire, et une place honorable. Le lieu de la fête était donc bien choisi. On voulait y célébrer dignement l’ou
verture de la route; il devait y avoir grand’messe, concert, banquet, ré
jouissances, et peut-être même grand bal. Des convocations avaient été faites dans toute la vallée, et bon nombre d’étrangers étaient invités. Au jour fixé, tout le clergé, les au
torités et les habitants de Queyras se rassemblaient autour d’un autel
très-pittoresquement établi dans le rocher, sur lequel s’appuie un nouveau pont d’une giganiesque struc
ture. Le coup d’œil était charmant : le rocher, tapissé de fleurs et de bannières aux vives couleurs, dans une fissure duquel s’agitaient les
choristes ; au pied, une foule joyeuse et bariolée; sur le pont, les. drapeaux aux couleurs nationales, des guir
landes, de beaux sapins verts, tout cela éclairé par notre beau soleil des montagnes : c’était ravissant. Après la messe, qui fut dite en grande so
lennité; plusieurs discours pleins de chaleureuses aspirations vers le progrès furent prononcés par les notables du pays ; puis, après la bé
nédiction de la route et du pont, le cortège se rendait
au banquet préparé, au bruit étourdis
sant d’une furieuse mousqueterie. — A peu près étranger aux convives du banquet, je ne fus pas moins pressé vi
vement de grossir le nombre des invi
tés , et bientôt je me trouvai assis devant un de ces co
pieux dîners, pour la composition du
quel les montagnes et le torrent avaient été mis à contribution ; chamois, faisans, lièvres, per
drix, et la truite si délicate, se pres
saient à l’envi sur les plais. J’ai été trop vivement tou
ché île la franche hospitalité que j’ai reçue pour oublier de la mentionner, et d’ailleurs je serais narrateur in
complet, car, ainsi que dans l’Ecosse, chez les montagnards alpins l’hospitalité se donne....
Vous voyez donc que j’acquitte une dette de reconnais
sance en même temps que je cède à un besoin d’exprimer les senti
ments que cette heu
reuse journée a fait naître en moi, en vous adressant deux dessins que j’offre à vos lecteurs.
Emile Guigues.


Cérémonie d’inauguration sur le nouveau pont de la route du Queyras.