ces. Ceci est l’affaire du constructeur, et exige une habileté ordinaire.
Les trois points mis en ligne et ma charrue ajustée, il me reste à régler l’entrure de la charrue. Que faut-il pour cela? que le corps de charrue, au lieu de poser sur le sol, vienne reposer plus bas, sur le fond du sillon, à la profondeur où je veux creuser. Je fais glisser quelque peu en arrière, sur le bras perpendiculaire de la roulette immobile, Page, dont je respecte l’inclinaison par moi ajustée, et l’on conçoit que le
point de résistance ira descendre selon cette inclinaison à la profondeur que je déterminerai pour mon labour, en suivant exactement le prolongement dans le sol de la ligne de tirage.
Quant à la déviation latérale, j’ai peu à m’en occuper, tant il est facile d’y pourvoir. La chape dans laquelle la roulette va maintenant se mouvoir a peu de largeur; elle porte en avant une bande transversale, dans laquelle sont pratiqués cinq ou six trous qui permettent de porter le crochet d’attelage légèrement sur la droite ou sur la gauche, selon le besoin.
Pour mon exposition de la théorie de l’instrument de M. Crussard, j’ai imaginé de faire manœuvrer le corps de charrue; dans la pratique, c’est simplement la roulette qu’il
s’agit de déplacer. Tout se borne à l’avancer ou à la reculer quelque peu, et Λ donner un tour ou deux à la vis de rappel qui fait basculer l’âge.
Le charron, pour construire une telle charrue, aura d’autant plus de facilité à calculer le point central présumable des résistances, que le coutre y est fixé dans une position in
variable et se relie au soc. Dans cette position il présente une inclinaison d’environ h5 degrés, calculée, dit M. Crussard, pour rendre son action plus énergique.
Dans celles des terres de son arrondissement qui sont de consistance moyenne, la charrue de M. Crussard exécute avec un seul cheval, et à 20 ou 22 centimètres de profondeur sur une largeur de 25 à 28, des labours qui précédemment exigeaient deux bœufs de force ordinaire avec de bonnes charrues à avant-train. Il y a là une économie notable qu’il attribue à la seule précision de l’ajustage.
Quant à la déperdition de force par un mode vicieux d’attelage, il s’élève avec raison contre une faute grave, qui ne se commet pas seulement dans sa contrée, mais à peu près dans toute la France, lorsqu’on emploie plus d’une paire de bœufs au même tirage, ce qui est presque toujours le cas avec la charrue à avant-train, là où la culture se fait avec cette espèce d’animaux. Il est d’usage, dans ce cas, d’atta
cher ceux qui sont devant à la lance de bois passant dans le joug de ceux de derrière, dont cette lance forme une partie de la ligne de tirage, et par conséquent à la hauteur de leur tête, ce qui place, quant aux premiers, le point d’attache bien au-dessus de la ligne naturelle. Ajoutons qu’à l’inverse de ce qui devrait être, ce sont toujours les plus petits qui sont au premier rang.
Il serait difficile, dit M. Crussard, d’évaluer en chiffres, outre la gêne qui en résulte pour les bœufs de derrière, la perte supplémentaire qu’un pareil tirage éprouve, puis
qu’elle peut varier comme l’ouverture des angles auxquels il donne lieu; mais je suis convaincu par ma propre expérience que si le tirage de deux paires de bœufs était indé
pendant, l’effet utile serait d’un tiers plus considérable, car il est certain que quatre bœufs, attelés d’après ce mode vi
cieux, fournissent à peine le travail de trois. On objectera qu’en rendant le tirage indépendant, l’élasticité de la longue ligne peut occasionner une perte : je ferai observer que cette perte serait bien des fois compensée par la réduction de l’obliquité, et que d’ailleurs rien n’est plus facile que d’an
nihiler cette élasticité en employant, au lieu de cordes, des tiges de fer inextensibles et convenablement articulées pour ne pas gêner la marche des animaux au détour des champs en labour. Lorsqu’il m’arrive de défricher des landes, seul
cas où j’emploie plus de deux bœufs au même attelage, là où mes voisins mettent huit bœufs, je mets quatre bœufs précédés d’un cheval; mais le tirage de chacune de mes paires de bœufs est complètement indépendant. Le cheval s’at
tache sans inconvénient a la tête des bœufs qui le suivent, parce que, tirant de plus haut, la ligne effective de son ti
rage ne s’écarte qu’impercepliblementde la ligne naturelle. — A l’appui de ces considérations de AI. Crussard, je rap
pellerai qu’en Espagne, où l’on attelle fréquemment au même travail plusieurs paires de mules, on a toujours soin de rendre le tirage de chaque paire indépendant, et voilà des siècles que cette bonne réforme s’y est opérée.
Saint-Germain Leduc.
Il y a quelques mois, je me trouvais à Bonn, la patrie de Beethoven. J’y rencontrai un vieux musicien qui avait connu
intimement l’illustre compositeur ; et c’est de lui que je tiens l’anecdocte suivante :
« Vous spvez, » me dit-il, « que Beethoven naquit dans une maison de la llheincjasse (rue du Rhin) ; mais, à l’époque où je fis sa connaissance, il logeait au-dessus d’une humble petite échoppe, près du Rœmerplatz (place des Romains). Il était alors fort pauvre, si pauvre qu’il ne sortait que de nuit pour se promener, à cause de l’état délabré de ses vê
tements. Pourtant il avait un piano, des plumes, du papier, de l’encre et quelques livres; et, malgré ses privations, il trouvait parfois un moment de bonheur. 11 n’était pas en
core sourd et pouvait jouir au moins de l’harmonie de ses propres compositions. Plus tard il ne lui resta plus même cette consolation.
« Un soir d’hiver j’entrai chez lui ; car je voulais l’emmener à la promenade et le faire ensuite souper avec moi. Je le trouvai assis à la fenêtre au clair de lune, sans feu ni chandelle, la figure cachée dans ses mains, et tout son corps grelottant de froid, car il gelait très-fort. Je le tirai de son as
soupissement, le persuadai de m’accompagner, et l’exhortai à
secouer sa tristesse. Il sortit avec moi ; mais il était sombre et désespéré ce soir-là, et il refusa tous mes encouraments.
« Je hais le monde, » dit-il avec véhémence. « Je me hais moi-même. Personne ne me comprend ni ne s’inquiète de moi. J’ai du génie, et je suis traité comme un paria. J’ai un cœur, et personne à aimer. Je voudrais que tout fût fini, et pour toujours ! Je voudrais être couché tranquillement au
fond du fleuve là-bas. tl est des moments où j’ai peine à résister à la tentation de m’y jeter. »
Et il me montrait le Rhin, le large Rhin, dont les flots glacés scintillaient au clair de lune.
Je ne fis aucune réponse. Il était inutile de discuter avec Beethoven, et je le laissai continuer sur ce ton-là. Il ne s’arrêta que quand nous rentrâmes en ville, et alors il tomba dans un morne silence.
Nous traversions une rue sombre et étroite, voisine de la porte de Coblentz. Tout à coup il s’arrêta.
« Chut ! » fit-il. « Quel est ce bruit? »
Je prêtai l’oreille, et j’entendis les faibles accents d’un vieux clavecin venant de quelque maison peu éloignée. C’é tait une mélodie plaintive à trois temps, et malgré l’ingra
titude de l’instrument, l’exécutant donnait à ce morceau une grande tendresse d’expression.
« C’est tiré de ma symphonie en Fl » dit-il. «Voici la maison. Ecoutez !... que c’est bien joué ! »
La maison était humble et petite; une lumière brillait à travers les fentes des volets. Nous nous arrêlâmes pour écouter. L’exécutant continuait, et les deux phrases suivantes furent rendues avec la même fidélité, la même ex
pression. Au milieu du final, il y eut une brusque inter
ruption... un silence d’un moment. Puis on entendit un sanglot étouffé.
« Je ne puis continuer, » dit une voix de femme, « Je ne puis aller plus loin ce soir, Friedrich !
— Pourquoi, ma sœur?
— Je sais à peine pourquoi... si ce n’est parce que cela est si beau que je me sens tout à fait incapable de le jouer dignement. Oh ! que ne donnerais-je pas pour aller ce soir à Cologne ! Il y a un concert au Kaufhaus, et l’on y exé
cute toute sorte de belle musique. Ce doit être si beau un concert !
— Ah ! chère sœur, » dit Friedrich en soupirant, « il faut être riche pour se procurer ce plaisir. A quoi bon se forger des regrets là où il n’y a pas de remède ? C’est à peine si nous pouvons payer notre loyer. Pourquoi penser à des choses qui sont au delà de notre portée?
— Vous avez raison, Friedrich. Et cependant, par moment, quand je joue, je désire d’entendre une fois dans ma vie de la bonne musique bien exécutée. Mais c’est inutile, inutile! »
Il y avait quelque chose de singulièrement touchant dans le ton et la répétition de ces derniers mots.
« Entrons! » dit-il brusquement.
« Entrer! » m’écriai-je. « Comment... pourquoi entrerions-nous?
— Je jouerai pour elle, » reprit-il avec vivacité. « Elle a du sentiment, du génie, de l’intelligence. Je jouerai pour elle, et elle m’appréciera! »
Et avant que j’eusse pu le retenir, il avait la main sur la porte. Elle n’était que fermée au loquet et s’ouvrit aussitôt.
Je le suivis donc à travers un sombre corridor vers une porte entrebâillée à droite. Il la poussa, et nous nous trou
vâmes dans une chambre pauvre et nue, avec un petit poêle à un bout et quelques meubles grossiers. Un jeune homme pâle était assis à une table ; il travaillait à un soulier. Près de lui, accoudée mélancoliquement sur un antique clavecin, élait une jeune fille sur la figure inclinée de laquelle retom
bait une profusion d’admirables cheveux blonds. Tous deux étaient proprement mais très-pauvrement vêtus ; tous deux se levèrent en sursaut et se tournèrent vers nous quand nous entrâmes.
« Pardonnez-moi, » dit Beethoven assez embarrassé. « Pardonnez-moi, mais... mais j’ai entendu de la musique, et j’ai été tenté d’entrer. Je suis musicien. »
La jeune fille rougit, et le jeune homme prit un air sévère, presque irrité.
« J’ai surpris aussi quelques-unes de vos paroles, » continua mon ami. « Vous désirez d’entendre... c’est-à-dire vous aimeriez... bref, voulez-vous que je vous joue un morceau ? »
Il y avait quelque chose de si étrange, de si bizarre, de si brusque dans toute l’affaire, et quelque chose de si plai
sant et de si excentrique dans les manières de celui qui avait parlé, que la glace fut brisée en un moment, et tous sourirent involontairement.
« Je vous remercie, » dit le cordonnier ; « mais notre clavecin est mauvais, et puis nous n’avons pas de musique.
— Pas de musique ! » répéta mon ami. « Comment donc la fraülein.... ? »
Il s’arrêta et rougit, car la jeune fille venait de se tourner vers lui, et à ses yeux tristes et voilés il avait reconnu qu’elle élait aveugle.
« Je... je vous supplie de me pardonner, » balbutia—l-il ; « mais je n’avais pas vu d’abord... Vous jouez donc de mémoire?
— Tout à fait.
— Et où avez-vous entendu cette musique, puisque vous ne fréquentez pas les concerts?
— J’entendais une dame qui était notre voisine, lorsque nous demeurions à Brühl, il y a deux ans. Durant les soirées d’été, sa fenêtre était toujours ouverte, et je me promenais devant la maison pour l’entendre.
« Et vous n’avez jamais entendu d’autre musique? — Jamais... si ce n’est la musique des rues. »
Elle semblait intimidée, aussi Beethoven n’ajouta pas un
mot, mais il s’assit tranquillement au clavecin et se mit à jouer. ,11 n’eut pas plutôt attaqué les premières notes, que je devinai ce qui allait suivre, et combien il serait sublime ce soir-là! Et je ne me trompais pas. Jamais, jamais pendant les années que je le connus intimement, je ne l’enten
dis jouer comme il joua pour la jeune aveugle et pour son frère! Jamais je n’entendis tant d’énergie, tant de tendresse passionnée, tant d’infinies gradations de mélodie et de mo
dulation ! Il était vraiment inspiré ; et du moment que ses doigts commencèrent à se promener sur le clavecin, les notes de l’instrument semblèrent s’adoucir et devenir plus égales.
Nous restions assis haletants à l’écouter. Le frère et la sœur étaient muets d’étonnement et comme en extase. Le premier avait mis de côté son ouvrage; la seconde, la tête légèrement penchée en avant, s’était approchée de l’extré
mité du clavecin, les deux mains serrées contre sa poitrine,
comme si elle avait redouté que le battement de son cœur n’interrompît ces accents d’une si magique douceur. Il sem
blait que nous fussions tous la proie d’un rêve étrange, et que notre seule crainte fût de nous réveiller trop tôt.
Soudain la flamme de Tunique chandelle vacilla, la mèche, consumée jusqu’au bout, tomba et s’éteignit. Beetho
ven s’arrêta. J’ouvris les volets pour laisser entrer les rayons de la lune, tl faisait presque aussi clair qu’auparavant dans la chambre, et la clarté tombait plus vive sur le musicien et le clavecin.
Mais cet accident semblait avoir brisé la chaîne des idées de Beethoven. Sa tête s’inclina sur sa poitrine, ses mains se posèrent sur ses genoux ; il paraissait plongé dans une profonde méditation.
Il resta ainsi quelque temps.
A la fin le jeune cordonnier se leva, s’approcha de lui et lui dit d’une voix basse et respectueuse :
Beethoven leva la tête et le regarda d’un air distrait, comme s’il n’avait pas compris le sens de ses paroles.
Le cordonnier répéta sa question.
Le compositeur sourit, comme lui seul savait sourire, avec une douceur et une bienveillance royales.
« Ecoutez! » dit-il. Et il joua les premières mesures de la symphonie en F.
Un cri de joie s’échappa des lèvres du frère et de la sœur; ils la reconnaissaient et s’écrièrent : « Vous êtes donc Beethoven ! » et ils couvrirent ses mains de baisers et de larmes.
Il se leva pour partir ; mais nos supplications parvinrent à le retenir.
« Jouez-nous encore une fois, seulement encore une fois ! »
Il se laissa ramener à l’instrument. Les rayons de la lune entraient brillants par la fenêtre sans rideaux, et illuminaient son front massif et sévère.
«Je vais improviser une sonate au clair de lune,! » dit-il d’un air badin. Il contempla quelques moments le ciel par
semé d’étoiles ; puis ses doigts se posèrent sur le clavier, et il commença à jouer en un ton bas, triste, mais infini
ment aimable ; l’harmonie sortait de l’instrument douce et égale comme la clarté que la lune répand sur les ombres de la terre. Cette délicieuse ouverture fut suivie d’un morceau à trois temps, vif, léger, capricieux, sorte d’intermède bur
lesque, comme une danse de follets à minuit sur le gazon. Puis vint un rapide agitato finale, un mouvement haletant,
tremblant, précipité, décrivant la fuite et l’incertitude, une terreur vague et instinctive, qui nous emporta sur ses ailes frémissantes et nous laissa à la fin tout émus et surpris.
« Adieu, » dit Beethoven brusquement, en repoussant sa chaise et se dirigeant vers la porte. « Adieu.
— Vous reviendrez ? » demandèrent-ils tous deux en même temps.
il s’arrêta et regarda la jeune aveugle d’un air de eompassion, presque de tendresse.
«Oui, oui,» répondit-il précipitamment, «je reviendrai, et je donnerai à la fraülein quelques leçons. Adieu.... je reviendrai bientôt. »
Ils nous suivirent jusqu’à la porte dans un silence plus éloquent que des paroles, et restèrent debout sur le seuil jusqu’à ce qu’ils ne purent plus nous voir ni nous entendre.
« Hâtons-nous de rentrer, » me dit Beethoven dans la rue. «Hâtons-nous, afin que je puisse noter cette sonale tandis qu’elle est encore dans ma mémoire. »
Nous rentrâmes, et il resta à l’écrire jusque bien après le point du joui1.
Telle est l’histoire de cette Sonate au clair de lune, que tous nous aimons tant. —
J’écoutais encore le vieux musicien après qu’il eut cessé de parler.
« Et Beethoven donna-t-il plus lard des leçons à la jeune aveugle?» lui demandai-je enfin.
U sourit mélancoliquement en hochant la tète.
« Beethoven ne remit jamais les pieds dans cette humble maison. L’excitation passée, son intérêt pour l’aveugle passa aussi ; et quoique le frère et la sœur l’attendissent sans doute longtemps, il ne pensa plus à eux, si ce n’est peutêtre quand ses regards venaient à tomber sur les pages de cette sonate... Et n’est-ce pas la règle ordinaire de la vie ? »
Traduit d’Amélie B. Edwards,
par Edouard Scheffter. GUIDES ILLUSTRÉS A 1 FRANC.
1 FR. 25 C. PAR LA POSTE.
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Guide des Théâtres. Portraits des premiers acteurs de Paris dans leurs principaux rôles. 60 gravures.
Guide dans le palais de l’Exposition de l’industrie et des beaux-arts.
Les trois points mis en ligne et ma charrue ajustée, il me reste à régler l’entrure de la charrue. Que faut-il pour cela? que le corps de charrue, au lieu de poser sur le sol, vienne reposer plus bas, sur le fond du sillon, à la profondeur où je veux creuser. Je fais glisser quelque peu en arrière, sur le bras perpendiculaire de la roulette immobile, Page, dont je respecte l’inclinaison par moi ajustée, et l’on conçoit que le
point de résistance ira descendre selon cette inclinaison à la profondeur que je déterminerai pour mon labour, en suivant exactement le prolongement dans le sol de la ligne de tirage.
Quant à la déviation latérale, j’ai peu à m’en occuper, tant il est facile d’y pourvoir. La chape dans laquelle la roulette va maintenant se mouvoir a peu de largeur; elle porte en avant une bande transversale, dans laquelle sont pratiqués cinq ou six trous qui permettent de porter le crochet d’attelage légèrement sur la droite ou sur la gauche, selon le besoin.
Pour mon exposition de la théorie de l’instrument de M. Crussard, j’ai imaginé de faire manœuvrer le corps de charrue; dans la pratique, c’est simplement la roulette qu’il
s’agit de déplacer. Tout se borne à l’avancer ou à la reculer quelque peu, et Λ donner un tour ou deux à la vis de rappel qui fait basculer l’âge.
Le charron, pour construire une telle charrue, aura d’autant plus de facilité à calculer le point central présumable des résistances, que le coutre y est fixé dans une position in
variable et se relie au soc. Dans cette position il présente une inclinaison d’environ h5 degrés, calculée, dit M. Crussard, pour rendre son action plus énergique.
Dans celles des terres de son arrondissement qui sont de consistance moyenne, la charrue de M. Crussard exécute avec un seul cheval, et à 20 ou 22 centimètres de profondeur sur une largeur de 25 à 28, des labours qui précédemment exigeaient deux bœufs de force ordinaire avec de bonnes charrues à avant-train. Il y a là une économie notable qu’il attribue à la seule précision de l’ajustage.
Quant à la déperdition de force par un mode vicieux d’attelage, il s’élève avec raison contre une faute grave, qui ne se commet pas seulement dans sa contrée, mais à peu près dans toute la France, lorsqu’on emploie plus d’une paire de bœufs au même tirage, ce qui est presque toujours le cas avec la charrue à avant-train, là où la culture se fait avec cette espèce d’animaux. Il est d’usage, dans ce cas, d’atta
cher ceux qui sont devant à la lance de bois passant dans le joug de ceux de derrière, dont cette lance forme une partie de la ligne de tirage, et par conséquent à la hauteur de leur tête, ce qui place, quant aux premiers, le point d’attache bien au-dessus de la ligne naturelle. Ajoutons qu’à l’inverse de ce qui devrait être, ce sont toujours les plus petits qui sont au premier rang.
Il serait difficile, dit M. Crussard, d’évaluer en chiffres, outre la gêne qui en résulte pour les bœufs de derrière, la perte supplémentaire qu’un pareil tirage éprouve, puis
qu’elle peut varier comme l’ouverture des angles auxquels il donne lieu; mais je suis convaincu par ma propre expérience que si le tirage de deux paires de bœufs était indé
pendant, l’effet utile serait d’un tiers plus considérable, car il est certain que quatre bœufs, attelés d’après ce mode vi
cieux, fournissent à peine le travail de trois. On objectera qu’en rendant le tirage indépendant, l’élasticité de la longue ligne peut occasionner une perte : je ferai observer que cette perte serait bien des fois compensée par la réduction de l’obliquité, et que d’ailleurs rien n’est plus facile que d’an
nihiler cette élasticité en employant, au lieu de cordes, des tiges de fer inextensibles et convenablement articulées pour ne pas gêner la marche des animaux au détour des champs en labour. Lorsqu’il m’arrive de défricher des landes, seul
cas où j’emploie plus de deux bœufs au même attelage, là où mes voisins mettent huit bœufs, je mets quatre bœufs précédés d’un cheval; mais le tirage de chacune de mes paires de bœufs est complètement indépendant. Le cheval s’at
tache sans inconvénient a la tête des bœufs qui le suivent, parce que, tirant de plus haut, la ligne effective de son ti
rage ne s’écarte qu’impercepliblementde la ligne naturelle. — A l’appui de ces considérations de AI. Crussard, je rap
pellerai qu’en Espagne, où l’on attelle fréquemment au même travail plusieurs paires de mules, on a toujours soin de rendre le tirage de chaque paire indépendant, et voilà des siècles que cette bonne réforme s’y est opérée.
Saint-Germain Leduc.
Histoire d’une sonate.
Il y a quelques mois, je me trouvais à Bonn, la patrie de Beethoven. J’y rencontrai un vieux musicien qui avait connu
intimement l’illustre compositeur ; et c’est de lui que je tiens l’anecdocte suivante :
« Vous spvez, » me dit-il, « que Beethoven naquit dans une maison de la llheincjasse (rue du Rhin) ; mais, à l’époque où je fis sa connaissance, il logeait au-dessus d’une humble petite échoppe, près du Rœmerplatz (place des Romains). Il était alors fort pauvre, si pauvre qu’il ne sortait que de nuit pour se promener, à cause de l’état délabré de ses vê
tements. Pourtant il avait un piano, des plumes, du papier, de l’encre et quelques livres; et, malgré ses privations, il trouvait parfois un moment de bonheur. 11 n’était pas en
core sourd et pouvait jouir au moins de l’harmonie de ses propres compositions. Plus tard il ne lui resta plus même cette consolation.
« Un soir d’hiver j’entrai chez lui ; car je voulais l’emmener à la promenade et le faire ensuite souper avec moi. Je le trouvai assis à la fenêtre au clair de lune, sans feu ni chandelle, la figure cachée dans ses mains, et tout son corps grelottant de froid, car il gelait très-fort. Je le tirai de son as
soupissement, le persuadai de m’accompagner, et l’exhortai à
secouer sa tristesse. Il sortit avec moi ; mais il était sombre et désespéré ce soir-là, et il refusa tous mes encouraments.
« Je hais le monde, » dit-il avec véhémence. « Je me hais moi-même. Personne ne me comprend ni ne s’inquiète de moi. J’ai du génie, et je suis traité comme un paria. J’ai un cœur, et personne à aimer. Je voudrais que tout fût fini, et pour toujours ! Je voudrais être couché tranquillement au
fond du fleuve là-bas. tl est des moments où j’ai peine à résister à la tentation de m’y jeter. »
Et il me montrait le Rhin, le large Rhin, dont les flots glacés scintillaient au clair de lune.
Je ne fis aucune réponse. Il était inutile de discuter avec Beethoven, et je le laissai continuer sur ce ton-là. Il ne s’arrêta que quand nous rentrâmes en ville, et alors il tomba dans un morne silence.
Nous traversions une rue sombre et étroite, voisine de la porte de Coblentz. Tout à coup il s’arrêta.
« Chut ! » fit-il. « Quel est ce bruit? »
Je prêtai l’oreille, et j’entendis les faibles accents d’un vieux clavecin venant de quelque maison peu éloignée. C’é tait une mélodie plaintive à trois temps, et malgré l’ingra
titude de l’instrument, l’exécutant donnait à ce morceau une grande tendresse d’expression.
Beethoven me regarda, l’œil étincelant.
« C’est tiré de ma symphonie en Fl » dit-il. «Voici la maison. Ecoutez !... que c’est bien joué ! »
La maison était humble et petite; une lumière brillait à travers les fentes des volets. Nous nous arrêlâmes pour écouter. L’exécutant continuait, et les deux phrases suivantes furent rendues avec la même fidélité, la même ex
pression. Au milieu du final, il y eut une brusque inter
ruption... un silence d’un moment. Puis on entendit un sanglot étouffé.
« Je ne puis continuer, » dit une voix de femme, « Je ne puis aller plus loin ce soir, Friedrich !
— Pourquoi, ma sœur?
— Je sais à peine pourquoi... si ce n’est parce que cela est si beau que je me sens tout à fait incapable de le jouer dignement. Oh ! que ne donnerais-je pas pour aller ce soir à Cologne ! Il y a un concert au Kaufhaus, et l’on y exé
cute toute sorte de belle musique. Ce doit être si beau un concert !
— Ah ! chère sœur, » dit Friedrich en soupirant, « il faut être riche pour se procurer ce plaisir. A quoi bon se forger des regrets là où il n’y a pas de remède ? C’est à peine si nous pouvons payer notre loyer. Pourquoi penser à des choses qui sont au delà de notre portée?
— Vous avez raison, Friedrich. Et cependant, par moment, quand je joue, je désire d’entendre une fois dans ma vie de la bonne musique bien exécutée. Mais c’est inutile, inutile! »
Il y avait quelque chose de singulièrement touchant dans le ton et la répétition de ces derniers mots.
Beethoven me regarda.
« Entrons! » dit-il brusquement.
« Entrer! » m’écriai-je. « Comment... pourquoi entrerions-nous?
— Je jouerai pour elle, » reprit-il avec vivacité. « Elle a du sentiment, du génie, de l’intelligence. Je jouerai pour elle, et elle m’appréciera! »
Et avant que j’eusse pu le retenir, il avait la main sur la porte. Elle n’était que fermée au loquet et s’ouvrit aussitôt.
Je le suivis donc à travers un sombre corridor vers une porte entrebâillée à droite. Il la poussa, et nous nous trou
vâmes dans une chambre pauvre et nue, avec un petit poêle à un bout et quelques meubles grossiers. Un jeune homme pâle était assis à une table ; il travaillait à un soulier. Près de lui, accoudée mélancoliquement sur un antique clavecin, élait une jeune fille sur la figure inclinée de laquelle retom
bait une profusion d’admirables cheveux blonds. Tous deux étaient proprement mais très-pauvrement vêtus ; tous deux se levèrent en sursaut et se tournèrent vers nous quand nous entrâmes.
« Pardonnez-moi, » dit Beethoven assez embarrassé. « Pardonnez-moi, mais... mais j’ai entendu de la musique, et j’ai été tenté d’entrer. Je suis musicien. »
La jeune fille rougit, et le jeune homme prit un air sévère, presque irrité.
« J’ai surpris aussi quelques-unes de vos paroles, » continua mon ami. « Vous désirez d’entendre... c’est-à-dire vous aimeriez... bref, voulez-vous que je vous joue un morceau ? »
Il y avait quelque chose de si étrange, de si bizarre, de si brusque dans toute l’affaire, et quelque chose de si plai
sant et de si excentrique dans les manières de celui qui avait parlé, que la glace fut brisée en un moment, et tous sourirent involontairement.
« Je vous remercie, » dit le cordonnier ; « mais notre clavecin est mauvais, et puis nous n’avons pas de musique.
— Pas de musique ! » répéta mon ami. « Comment donc la fraülein.... ? »
Il s’arrêta et rougit, car la jeune fille venait de se tourner vers lui, et à ses yeux tristes et voilés il avait reconnu qu’elle élait aveugle.
« Je... je vous supplie de me pardonner, » balbutia—l-il ; « mais je n’avais pas vu d’abord... Vous jouez donc de mémoire?
— Tout à fait.
— Et où avez-vous entendu cette musique, puisque vous ne fréquentez pas les concerts?
— J’entendais une dame qui était notre voisine, lorsque nous demeurions à Brühl, il y a deux ans. Durant les soirées d’été, sa fenêtre était toujours ouverte, et je me promenais devant la maison pour l’entendre.
« Et vous n’avez jamais entendu d’autre musique? — Jamais... si ce n’est la musique des rues. »
Elle semblait intimidée, aussi Beethoven n’ajouta pas un
mot, mais il s’assit tranquillement au clavecin et se mit à jouer. ,11 n’eut pas plutôt attaqué les premières notes, que je devinai ce qui allait suivre, et combien il serait sublime ce soir-là! Et je ne me trompais pas. Jamais, jamais pendant les années que je le connus intimement, je ne l’enten
dis jouer comme il joua pour la jeune aveugle et pour son frère! Jamais je n’entendis tant d’énergie, tant de tendresse passionnée, tant d’infinies gradations de mélodie et de mo
dulation ! Il était vraiment inspiré ; et du moment que ses doigts commencèrent à se promener sur le clavecin, les notes de l’instrument semblèrent s’adoucir et devenir plus égales.
Nous restions assis haletants à l’écouter. Le frère et la sœur étaient muets d’étonnement et comme en extase. Le premier avait mis de côté son ouvrage; la seconde, la tête légèrement penchée en avant, s’était approchée de l’extré
mité du clavecin, les deux mains serrées contre sa poitrine,
comme si elle avait redouté que le battement de son cœur n’interrompît ces accents d’une si magique douceur. Il sem
blait que nous fussions tous la proie d’un rêve étrange, et que notre seule crainte fût de nous réveiller trop tôt.
Soudain la flamme de Tunique chandelle vacilla, la mèche, consumée jusqu’au bout, tomba et s’éteignit. Beetho
ven s’arrêta. J’ouvris les volets pour laisser entrer les rayons de la lune, tl faisait presque aussi clair qu’auparavant dans la chambre, et la clarté tombait plus vive sur le musicien et le clavecin.
Mais cet accident semblait avoir brisé la chaîne des idées de Beethoven. Sa tête s’inclina sur sa poitrine, ses mains se posèrent sur ses genoux ; il paraissait plongé dans une profonde méditation.
Il resta ainsi quelque temps.
A la fin le jeune cordonnier se leva, s’approcha de lui et lui dit d’une voix basse et respectueuse :
« Homme étonnant, qui donc êtes-vous? »
Beethoven leva la tête et le regarda d’un air distrait, comme s’il n’avait pas compris le sens de ses paroles.
Le cordonnier répéta sa question.
Le compositeur sourit, comme lui seul savait sourire, avec une douceur et une bienveillance royales.
« Ecoutez! » dit-il. Et il joua les premières mesures de la symphonie en F.
Un cri de joie s’échappa des lèvres du frère et de la sœur; ils la reconnaissaient et s’écrièrent : « Vous êtes donc Beethoven ! » et ils couvrirent ses mains de baisers et de larmes.
Il se leva pour partir ; mais nos supplications parvinrent à le retenir.
« Jouez-nous encore une fois, seulement encore une fois ! »
Il se laissa ramener à l’instrument. Les rayons de la lune entraient brillants par la fenêtre sans rideaux, et illuminaient son front massif et sévère.
«Je vais improviser une sonate au clair de lune,! » dit-il d’un air badin. Il contempla quelques moments le ciel par
semé d’étoiles ; puis ses doigts se posèrent sur le clavier, et il commença à jouer en un ton bas, triste, mais infini
ment aimable ; l’harmonie sortait de l’instrument douce et égale comme la clarté que la lune répand sur les ombres de la terre. Cette délicieuse ouverture fut suivie d’un morceau à trois temps, vif, léger, capricieux, sorte d’intermède bur
lesque, comme une danse de follets à minuit sur le gazon. Puis vint un rapide agitato finale, un mouvement haletant,
tremblant, précipité, décrivant la fuite et l’incertitude, une terreur vague et instinctive, qui nous emporta sur ses ailes frémissantes et nous laissa à la fin tout émus et surpris.
« Adieu, » dit Beethoven brusquement, en repoussant sa chaise et se dirigeant vers la porte. « Adieu.
— Vous reviendrez ? » demandèrent-ils tous deux en même temps.
il s’arrêta et regarda la jeune aveugle d’un air de eompassion, presque de tendresse.
«Oui, oui,» répondit-il précipitamment, «je reviendrai, et je donnerai à la fraülein quelques leçons. Adieu.... je reviendrai bientôt. »
Ils nous suivirent jusqu’à la porte dans un silence plus éloquent que des paroles, et restèrent debout sur le seuil jusqu’à ce qu’ils ne purent plus nous voir ni nous entendre.
« Hâtons-nous de rentrer, » me dit Beethoven dans la rue. «Hâtons-nous, afin que je puisse noter cette sonale tandis qu’elle est encore dans ma mémoire. »
Nous rentrâmes, et il resta à l’écrire jusque bien après le point du joui1.
Telle est l’histoire de cette Sonate au clair de lune, que tous nous aimons tant. —
J’écoutais encore le vieux musicien après qu’il eut cessé de parler.
« Et Beethoven donna-t-il plus lard des leçons à la jeune aveugle?» lui demandai-je enfin.
U sourit mélancoliquement en hochant la tète.
« Beethoven ne remit jamais les pieds dans cette humble maison. L’excitation passée, son intérêt pour l’aveugle passa aussi ; et quoique le frère et la sœur l’attendissent sans doute longtemps, il ne pensa plus à eux, si ce n’est peutêtre quand ses regards venaient à tomber sur les pages de cette sonate... Et n’est-ce pas la règle ordinaire de la vie ? »
Traduit d’Amélie B. Edwards,
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