quitterait décidément le théâtre pour se marier, et décidément aussi elle aurait tait à son art le sacrifice de son pré
tendu. I l est permis d’en conclure que la diva hésite encore entre deux engagements dont l’un exclut l’autre. Il est ten
tant de passer grande dame et d’obéir aux mouvements de son cœur, mais il est bien dur de renoncer à l’Opéra, qui offre à la belle irrésolue cent quatre-vingt mille francs par an et un rôle à bras, s’il est vrai que Mlle Cruvelli tienne absolument à montrer les siens ; mais trêve à cette musi
que, qui ne nous regarde pas, quoiqu’elle soit très-agréable à voir.
Vous attendez toujours l’événement le plus mémorable de la semaine, et il date de l’autre. C’est le banquet offert vendredi par le Corps municipal à MM. les membres de la Commission impériale de l’Exposition. La galerie des fêtes avait été disposée pour recevoir quatre cents convives (c’est tout ce qu’elle peut contenir), au nombre desquels figu
raient ceux de MM. les exposants qui ont obtenu la grande médaille. Rien de plus brillant que cette réunion, qui a eu l’éclat d’une fête de cour. Même splendeur et même bon goût. Les plus hauts fonctionnaires de l’Etat y assistaient en grand uniforme, attestant par là en quel honneur ils tien
nent l’industrie et ses merveilles. Du reste le cérémonial s’arrêtait au costume, et les rangs se sont bien vite confon
dus à table, où régnait la plus aimable cordialité. On nous permettra de passer sous silence les délicatesses du menu et même le feu des toasts, en considération de la musique, tant il est vrai qu’il faut s’attendre à la retrouver partout.
Je veux parler du concert où la courtoisie de M. le préfet avait convié les dames, et dont le programme, on ne peut mieux choisi et admirablement exécuté, mérite qu’on le dis
tingue comme un charmant contraste qu’il a été à tous les vacarmes qui, sous prétexte de l’Exposition, se commettent ailleurs. Lue ouverture et un septuor de Beethowen, le fa
meux duo de l’Elisire d’Arnore, le rondo de ία Dona del Lago, et le quartetto de ία Biancà de Rossini, c’était tout, si ce n’est encore que Gardoni et M,le Alboni n’avaient ja
mais mieux chanté. Le plus grand art en musique, de même qu’en poésie, c’est l’art de se borner. O vous les bienheu


reux de ce monde, vous dont les concerts publics ou parti


culiers ont fait trop souvent des martyrs, formez des vœux


pour que le bon exemple donné par M. le préfet soif imité par ses administrés.


C’est ici que, pour soutenir une conversation peut-être languissante, il faudrait recourir à l’anecdote, mais quel
ques esprits difficiles se sont mis à nous éplucher, au lieu de se borner à ne pas nous lire, comme ils en ont le droit, et cet examen à la loupe nous intimide beaucoup. On ac
cuse ici nos historiettes de montrer leurs rides, et là-bas on en conteste la véracité, si bien que pour distraire les vivants, notre unique ressource aujourd’hui serait d’enter
rer les morls. Adolphe Franconi, Gouriet, Huerta, voilà un échantillon de notre nécrologe; mais, sauf ce nom retentis
sant des Franconi, et qui fut celui du meilleur des hommes et des écuyers, où entendit-on jamais parler des autres? Ce vénérable M. Gouriet était cependant un littérateur esti
mable, l’auteur d’une infinité de livres illisibles et qui n’en furent pas moins lus en leur temps. Malgré ses nombreux écrits et vingt journaux fondés et fondus par lui, ce brave homme, le doyen de la littérature française, ainsi qu’il s’in
titulait, est mort à Sainte-Périna, un hôpital déguisé en .pension bourgeoise. Beaucoup d’activité, le travail facile et point de talent, et notre doyen vient de mourir sans la moindre réputation et sans aucune fortune ! c’est le cas rare, l’explique qui pourra. Quant au pauvre Huerta, c’était un rêveur, une âme en peine, et pour tout dire un excel
lent artiste, mais artiste à ses heures seulement. Par un beau soir d’été, — il y a quelque vingt ans de cela, — Paris lui lit une réputation qui s’évanouit à l’aurore ; le malheureux exécutant porta tout de suite la peine de son in
strument , la guitare. 11 en jouait pourtant de la façon la plus diabolique et la plus charmante; Paganini lui-même ne se démenait pas plus énergiquement sur le violon, il avait réduit à trois cordes toute la musique possible et impossible, et la partition qui l’avait une fois touché au cœur ne lui sortait plus de la mémoire. A ce propos voici une historiette, une vieille historiette (l’habitude, hélas !). C’était ce soir néfaste où nos Parisiens eurent la légèreté, — ils l’ont payée cher, c’est bien fait, — de ne pas écouter Guillaume Tell; mais ce digne Huerta l’écoutait pour eux, et il n’en perdit pas une seule note, de sorte que le lendemain matin
il courut donner au maestro la sérénade de son propre opéra : l’ouverture, l’introduction, les duos, trios et cavatines, la partition entière chantait sous ses doigts. Guil
laume Tell exécuté sur la guitare ! jugez de l’ébahissement du maestro : c’était l’âme, le corps, disjecli membra, et les membres du lion mis sur le gril. Le malheur du guitariste, c’est qu’on n’écoutait plus ses chansons; d’ailleurs l’instru
ment était décidément passé de mode, et, quoique le pauvre artiste eût pu toucher bien d’autres cordes, il a renoncé volontairement à la vie quand il a vu que la guitare n’existait plus.
Au sujet de M. Paillet, on aurait beaucoup de choses à dire, mais la perte est trop grande pour qu’on s’avise de la mesurer en courant (la notice avec portrait de l’illustre avocat sera publiée dans le numéro prochain). Telle a été l’é­
motion générale causée par ce triste événement, qu il est devenu tout de suite un deuil public. Aucun homme n’honora davantage sa profession ; dans le sanctuaire de la jus
tice comme au barreau, M. Paillet était une autorité et une lumière; sa parole y avait, pour ainsi dire, force de loi. C’é­ tait encore une de ces éloquences rares parce qu’elles vien
nent du cœur. Il joignait à toutes les qualités privées qui le rendaient si cher à ses amis, les fortes vertus qui lui as


surent l’estime et les regrets de tous : l’élévation des sen


timents, l’ardeur et la constance dans le bien, et la passion du devoir. Sa mort l’a trop prouvé, et c’est avec raison qu’on a dit qu’il était mort debout, dans l’exercice de sa
TrûpDëau pour rien faire appartient au Vaudeville. M. Fernand est un Adonis qui ne sait plus trop de quel bois faire flèche, il n’a pas de plus grand ennemi que sa propre beauté,
et elle lui a joué les plus mauvais tours, même auprès des femmes, il fait peur aux mères en sa qualité de beau sans fortune, et les demoiselles le trouvent trop joli pour être tentées d’en faire leur mari, un mari qui se dérangerait. Les hommes sont encore plus malveillants pour le pauvre Fer
nand ; comme il est trop beau pour être bon à rien, partout on lui ferme la porte au nez. Adonis va donc se détruire après avoir joué sa dernière pièce d’or sur le tapis vert, et en attendant il vient de s’endormir dans une chambre d’au
berge. Pendantcesomme.il du désespoir une femme survient,
et Ton peut en conclure qu’Adonis est sauvé. La belle vient d’apprendre par cœur l’histoire du malheureux, et elle lit
couramment dans ses yeux qu’il est digne d’un meilleur sort. D’ailleurs elle est sa iante et elle est veuve, -— comme ça se trouve, — l’occasion est trop favorable pour qu’on ne s’épouse pas, et on s’épouse. Nous n’avons pas raconté la pièce, et pour cause. Il faut la voir comme on va voir un joli pastel ; ce n’est qu’un proverbe à deux, mais où il y a de l’esprit comme quatre. M. Lagrange est un Antinous presque authentique et un comédien en train d’arriver. Le joli petit rôle de MUe Luther lui va fort bien.
Finissons par l Ecole des Epiciers, une pièce de la vieille école, où les auteurs ont peut-être, trop ménagé le sel, mais qui amuse très-suffisamment. L’excellent Numa y est tout à fait le sage Numa, c’est la vertu dans une boutique d’épicier;
où diable la vertu va-t-elle se nicher? Dans cette farce d’une haute morale, on a remarqué un certain M. Laurent,
jeune comique à l’air ahuri, et dont la spirituelle balourdise ira loin. Et pour finir par un autre compliment très-mérilé, une jeune et jolie débutante, M,1° Baudin a dit avec beau
coup de grâce le peu de choses qu’elle avait à dire. Nous l’attendons dans quelque rôle plus étoffé, qu’on lui prépare sans doute, el qu’elle est très-capable de jouer à merveille.
Philippe Busoni.
Exposition universelle des beaux-arts (1).
BELGIQUE.
Les écoles flamande et hollandaise ont brillé d’un vif éclat dans l’histoire de Sa peinture. Elles n’existent plus au
jourd’hui à titre d’écoles. La Belgique seule aujourd’hui conserve une grande valeur par Tliabileté de ses peintres, mais elle n’a plus d’originalité, de personnalité dans l’art, comme elle en a eu dans le passé. Les artistes belges pos
sèdent à un haut degré les ressources du métier, la science de l’exécution, mais ils ne semblent pas poursuivre un idéal particulier ; ils n’ont ni l’idéal de la forme , ni l’originalité de la couleur, qui a été une des gloires de leur ancienne école, bien qu’ils conservent encore une vaine prétention à cet égard. Placés entre l’Allemagne et la France, ils n’ont ni la grandeur de la conception et l’austérité de la première, ni la diversité féconde et la spontanéité de la se
conde. Mais ils inclinent évidemment vers celle-ci, et lui ont emprunté l’habileté matérielle. En grand nombre de peintres belges ont fait leur éducation en France et pour
raient être justement revendiqués par elle; plusieurs même sont établis dans ce pays et y produisent leurs ouvrages.
Les points de contact sont tellement multipliés entre les deux peuples qu’il n’est pas extraordinaire de trouver une conformité prononcée entre leurs productions. Si les pein
tures belges n’occupaient pas à l’Exposition une place à part, rien ne les distinguerait des productions françaises.
Ce n’est pas dans la grande peinture qu’il faut chercher la valeur de la peinture belge moderne. Peut-être le niveau du talent de ses peintres s’élevant, — et il esl évidemment en voie de progrès, — se, développera-t-il une esthétique nouvelle ; et réussiront-ils à traiter les grandes compositions historiques, comme ils réussissent dans le genre, anec
dotique et dans les scènes familières. — Parmi les grandes todes il faut citer le tableau de M. de Biefve , élève de M. David d’Angers : le Gornprom s des nobles à Bruxelles, le 16 février 1566. Cette scène, empruntée aux annales du pays, ne manque pas de mouvement et est assez bien dis
posée, mais elle ne manifeste qu’une habileté stérile et sans qualités saillantes. Cette peinture n’est pas à la hauteur de celle du célèbre peintre belge M. Gallait. Ce dernier, dont les ouvrages ont rencontré en France des critiques sévères, n’a rien envoyé à l’Exposition universelle. — Un Christ portant la croix par M. Pecher est une assez bonne peinture religieuse, qui ressemble trop à une copie des maîtres italiens. —Les derniers moment de Judas ont servi de sujets à deux artistes belges. Le premier, M. Thomas, a représenté Judas errant pendant la nuit de la condam
nation du Christ. Il tient en main la-bourse contenant le prix de sa trahison. Poursuivi par le remords, il s’arrête avec saisissement en apercevant tout à coup deux ouvriers endormis près du gibet qu’ils viennent de confectionner et
auquel, sera le lendemain attaché son maître. L’idée est heureuse ; l’exécution n’y répond que d’une manière insuf
fisante ; elle est facile, mais elle manque de force. Les effets de lumière y sont bien rendus, peut-être même avec une préoccupation qui serait mieux placée dans un tableau de
genre. — M. Portaels, élève de M. Ravez à Bruxelles, et de M. Paul Delaroche, a représenté le Suicide de Judas.
La corde à laquelle il s’est pendu s’est rompue sous le poids de son corps ; il est tombé à la renverse du haut d’un ter
tre. Le corps est bien jeté ; le raccourci du bras droit laisse à désirer. Outre cette toile de grande dimension , M. Por
taels a encore exposé six tableaux : deux figures gracieuses, mais dans lesquelles l’artiste, qui a voyagé, aurait pu mettre des types plus caractéristiques : Jeune femme des environs de Trieste; jeune juive d’Asie mineure. La scène d’une Caravane en Syrie surprise par le simoun, rendue d’après les souvenirs personnels de l’artiste, est bien disposée,
ainsi qu’ww Convoi funèbre au désert de Suez, reproduite ici par la gravure. Malheureusement les figures n’offrent pas une réalité assez vivante. — M. Verlat, qui s’est fait une réputation comme peintre d’animaux, vient d’aborder avec succès le genre historique dans son Godefroi de Bouillon à T assaut de Jérusalem (15 juillet 1099), com
position où il y a du mouvement, de l’invention ainsi qu’une certaine vigueur dans l’exécution. — Nous avons retrouvé avec plaisir M. Cermak, dont nous avons, des pre
miers, accueilli dans ce journal les débuts, dans un compte rendu d’une exposition de Bruxelles. M. Cermak, élève de M. Gallait, est né à Prague, et son tableau est une page douloureuse consacrée à l’histoire de sa patrie ; il rappelle comment se fit la Propagation de la foi catholique en Bohème. « La perte de la bataille de Belahova avait fait retomber la Bohême sous la domination de l’Autriche: l’œuvre de la pacification commença. Pour convertir à la foi ca
tholique les paysans protestants ou hussites, pour anéantir tous les emblèmes religieux et patriotiques, le gouverneur impérial envoya de cabane en cabane des religieux escortés de soldats .chargés de faciliter leur mission. » Ceux-ci pil
lent l’intérieur de la cabane, pendant qu’un moine à figure impitoyable s’arrête sur le .seuil de la porte en jetant sur les pauvres habitants un regard menaçant. Le groupe des paysans, aux figures énergiques et aux costumes pittores
ques , est traité d’une manière intéressante, fis se tiennent silencieux, à l’écart, comprimant leur eolère el leur indi
gnation, tandis que leurs jeunes enfants viennent à eux en
leur montrant avec joie de petites images religieuses que le moine vient de leur faire distribuer. Ce tableau de M. Cer
mak est une œuvre pensée, et en progrès sur les ouvrages précédemment exposés par lui. On peut beaucoup attendre de cet artiste, si à la conception el au sentiment il parvient à associer une science plus sûre d’elle-même. — M. Hamman a exposé un assez bon tableau qui représente Adrien Willaert né à Bruges en 1Ζι90, et l’un des maîtres les plus célèbres du seizième siècle, faisant exécuter à Venise, en présence du doge, une messe en musique de sa composi
tion, la première, dit-on, qui ait été faite. Cette page est d’un aspect sourd mais harmonieux ; l’exécution est habile ; les têtes de Willaert et des moines exécutants sont heureu
sement rendues. L’Illustration a déjà reproduit ce tableau de M. Hamman, ainsi que celui de la propagation de la foi en Bohême de M. Cermak. Un autre tableau de M. Ham
man : Christophe Colomb découvrant la première terre d’Amérique, est moins satisfaisant et présente quelques lourdeurs.
Après ces œuvres appartenant au genre historique, nous arrivons aux tableaux de genre proprement dit. Nous diri
gerons d’abord notre attention vers les œuvres d’un jeune artiste dont le sentiment et la facture sont quelque chose de tout à fait à part dans la peinture belge moderne. On pourrait dire de M. Degroux, que c’est une sorte de Cour
bet flamand, si au nom du peintre français ne s’attachait pas une idée d’amour systématique du laid et de Γ,ignoble. Une composition particulière, un enterrement, semble éta
blir un lien de plus entre les deux artistes. La scène du Dernier adieu est rendue avec vérité. La neige couvre la terre. Un groupe d’hommes est réuni autour d’une tombe où Ton descend un défunt auquel ils viennent rendre le dernier devoir. L’aspect de ce tableau est vif; les figures sont vulgaires, telles que les présente trop souvent la réa
lité, fort peu soucieuse d’esthétique ; mais elles n’ont pas la prétention de leur vulgarité, et elles n’affichent pas la lai
deur. Une seule figure de fossoyeur, placé à gauche du groupe, les jambes écartées et s’appuyant sur la bêche, contraste d’une manière trop grotesque avec la gravité triste de la cérémonie. 11 y a aussi une tristesse saisissante dans la scène de misère intitulée l’Enfant malade. C’est une re
marque à i aire à l’honneur de noire époque que cette pitié sympathique du poète et du peintre accordée à l’affliction et aux douleurs de la pauvreté ; il n’y a peut-être point là,
(1) Voiries numéros 638. 640 . 643. 644, 645, 646 647, 648 649, 651.
652, 653, 654, 655, 656, 660. 661 et 662.