tait en réalité l’aristocratie foncière, c’était le monopole exercé par la grande propriété que l’on battait en brèche.
Hans la Grande-Bretagne, en effet, le sol n’est pas morcelé comme en France. Concentrée dans les mains d’un petit nombre de propriétaires dont chacun transmet sa fortune territoriale tout entière à un seul héritier, la terre est louée, en lots de plus où-moins d’étendue, à des fermiers dont elle forme le seul moyen d’existence. Ces locations se font souvent sans bail, afin de maintenir les locataires dans la dépendance politique du seigneur, disposant ainsi d’un certain nombre de voix dans les élections.
Aussi les fermiers, éclairés par les prédications de la li
gue, se regardèrent bientôt comme désintéressés dans cette question. Ils comprirent que le taux des baux se rattachait intimement au chiffre de la protection. Le commerce libre des blés leur offrait d ailleurs cet avantage, qu’il permet
tait d’établir une moyenne plus réelle des cours; tandis que par suite de l’échelle mobile, telle qu elle avait été combi
née jusqu’en 1842, il était loisible aux grands spéculateurs, ayant de fortes quantités de blés en entrepôt, de détermi
ner de brusques et énormes oscillations dans les prix. Tous les calculs se trouvaient ainsi déjoués, et les fermiers se voyaient ruinés pour avoir compté sur un prix rémunéra
teur que la loi était impuissante à leur assurer, et d après lequel cependant les fermages étaient établis.
Aussi longtemps que la protection avait pu être considé
rée connue réclamée par l’intérêt du pays; qu’elle avait eu pour résultat de l’empêcher d’être chaque jour à la merci de l’étranger pour sa nourriture, cette institution
pouvait se défendre; mais, du jour où elle n’était plus, de l’aveu même de ses partisans, que l’instrument des intérêts particuliers d’une classe dont elle avait pour but d’assurer la richesse et la prépondérance, elle avait fini son temps, ainsi que le déclarait Robert Peel lui-même, alors qu’il soutenait encore l’échelle mobile.
Cette question était devenue d’ailleurs l’objet de la polémique la plus passionnée : elle remuait profondément les masses par le contraste de la misère des classes laborieuses et du luxe des classes oisives. Les orateurs et les écrivains ne trouvaient pas d’expressions assez fortes pour flétrir la cu
pidité d’une aristocratie prétendant éterniser le monopole qui l’enrichissait en surimposant les aliments du pauvre. L’irritation était arrivée à un tel degré, qu’elle eût pu provo
quer des conflits sans la prudence des chefs et des orateurs do la ligue, s’attachant à faire comprendre aux populations exaspérées que tout recours à la force physique était inutile dans un pays où le jeu naturel des institutions assurait à la majorité le triomphe de ses volontés. Cet appel ù la modé
ration devait être entendu par des hommes qui avaient vu depuis quinze années l’opinion publique obtenir successive
ment par les seuls moyens constitutionnels l’émancipation des catholiques, la réforme électorale et municipale, de lar
ges modifications au système financier et de nombreuses améliorations réclamées dans l’intérêt des classes populai
res. Là où l’on ne saurait accuser le pouvoir d’entêtement systématique, il est possible d’obtenir des masses de la raison et de la patience.
La ligue, composée d’abord de quelques fabricants de Manchester, avait successivement attiré à elle les diverses classes de la société ; elle entraînait et dirigeait la presque totalité de la population, Par la révision des listes électorales, par la création légale de nombreux électeurs, elle s’é­
tait assuré la majorité dans le futur Parlement. Pour triom
pher il ne lui manquait plus, en 1845, que d’être maîtresse du gouvernement. Or elle ne paraissait en position d’arriver au pouvoir que par une dissolution du Parlement, expédient toujours périlleux dans les temps d’agitation, où une réélection amène souvent des résultats différents de ceux que l on attendait. La situation était donc des plus graves, lors
que Robert Peel se décida à servir de médiateur entre les partis hostiles, en faisant adopter par un Parlement conservateur la réforme radicale réclamée par l’opposition.
Fils d’un riche manufacturier, Robert Peel, enrôlé dès ses débuts dans le parti conservateur, devenu plus tard son
chef, et porté comme tel à la tête du ministère, s’était fait surtout remarquer par sa haute et lucide intelligence des nécessités du moment, et par l’abnégation consciencieuse de ses opinions personnelles, dès qu’elles étaient évidem
ment en désaccord avec l’opinion de la majorité. C’est ainsi que, protestant zélé, il avait contribué avec lord Wellington à faire adopter l’émancipation catholique ; qu’opposé à la ré
forme parlementaire, il l’avait acceptée sans arrière-pensée dès qu’elle eut été volée; qu’engagé dans la question des grains par la part qu’il avait prise à l’établissement de. l’é­
chelle mobile, et la vivacité avec laquelle il avait défendu la protection, il chercha de bonne foi à s’éclairer sur la solu
tion possible. Dès qu’il fut convaincu que la réalisation de la réforme était le seul moyen de conjurer l’orage, il trouva dans son dévouement à son pays l’énergie suffisante pour faire taire son amour-propre, se séparer de ses anciens amis, s’exposer aux plus injurieuses accusations de la part du parti qu’il abandonnait, et faire enfin le sacrifice du pou
voir qu’il avait exercé avec tant d’éclat. Car il ne se dissimu
lait pas que, sa tâche accomplie, attaqué par les torys, dont il avait sacrifié les intérêts au bien public, étranger à l’opposition dont il allait assurer le triomphe, il sortirait du mi
nistère, sinon pour toujours, au moins pour longtemps. Mais il avait la conscience dutre le seul homme qui pût imposer une transaction indispensable, qui put empêcher le pouvoir de passer non plus aux mains des whigs, mais des radicaux, en opérant pacifiquement la réforme que refusait l’aristo
cratie, et que la ligue, poussée par ceux qu’elle avait mis en mouvement, serait amenée à arracher par les moyens même les plus désastreux.
Le bill présenté par Robert Peel et adopté en juin 1846, après six mois de discussion, diminuait de suite de moitié les droits sur le beurre, le fromage, le houblon, le poisson préparé ; les abolissait complètement sur tous les autres aliments
du règne végétal et animal, à l’exception des blés. Les grains restaient soumis pendant trois années encore à une taxe varia
ble avec le prix. A partir du 1erfévrier 1849, il ne devait plus y avoir sur les céréales qu’un droit nominal de43c. parheclo.
Comme soulagement aux cultivateurs, des modifications administratives auraient pour effet d’améliorer les chemins en allégeant les charges locales de cette classe de contribuables ; les districts ruraux ne seraient plus astreints à as
sister les pauvres qui les auraient quittés depuis un certain temps pour habiter les villes ; 200 millions de francs étaient mis par l’Etat, sous forme de prêts, à la disposition des propriétaires qui voudraient améliorer leurs terres par le drainage. Enfin certaines charges locales étaient reportées sur le budget de l’Etat. Tels étaient les moyens adoptés pour permettre aux agriculteurs de soutenir moins inégalement la concurrence des blés et bestiaux étrangers.
, Quant à l’industrie, les matières premières encore taxées étaient plus ou moins complètement dégrevées; les objets phiifectionnés ou ouvrés restaient, imposés à un droit de l0 p. 100; les tissus de soie devaient en payer 15; la taxe
énorme qu acquittaient les eaux-de-vieétaitréduited’un tiers.
Cet ensemble de modifications, complétées plus tard par de nouveaux actes législatifs, transformait le tarif en moyen de revenu, assurant cependant encore à certaines industries une protection efficace,
Les résultats de la libre admission des substances alimentaires furent à la fois économiques et - politiques. Nous en donnerons un aperçu, d’après M. Richelot, et des docu
ments plus récents puisés ailleurs que dans son remarquable ouvrage.
Sous l’influence de la liberté des échanges et de l’aboli
tion de l’ancien code maritime, la navigation marchande s’est élevée, de 14 millions de tonneaux en 1849, à 18 mil
lions en 1853; mais la part de la navigation britannique ne s’est accrue dans cet intervalle que de 9 millions et demi à 10 ; tandis que la navigation étrangère, qui portait 4 mil
lions en 1849, en portait 8 quatre années après. C’est le pavillon américain qui a gagné le plus, par suite du nouveau régime.
De 1841 à 1851, les importations se sont élevées, en valeur, de 65 millions liv. sterl. à 110 millions 1/2. L’expor
tation offre une progression encore plus marquée. De 102 millions de livre sterling en 1841, elle avait atteint, dix ans après, le chiffre (valeur officielle) de. 190 millions 1/2 (4 milliards 762 millions).
L’industrie agricole n’a pas eu autant à se louer du libre échange. Les propriétaires et fermiers intelligents, grâces aux capitaux mis à leur disposition et aux drainages exécutés , ont augmenté la fertilité du sol et modifié leur sys
tème de culture. Les fermiers, placés dans des conditions moins favorables, ont été ruinés et réduits à émigrer en Ir
lande ou à devenir journaliers. L’on ne sait pas exactement si la production des céréales a diminué ; ce qui est certain, c’est qu’il y a plus d’avantage à élever des bestiaux qu à cultiver des céréales.
Les quantités de grains importés, dont la moyenne, pendant les sept dernières années de la protection, farines com
prises, ne dépassait pas 9,450,000 hectos, se sont élevées, pendant les cinq années de 1849 à 1853, à 34,300,000 hectos.
Sur les 52 millions d hectos de froment jugés nécessaires à la consommation de la Grande-Bretagne, elle importe aujourd’hui, selon le plus ou moins d’abondance de ses récoltes, de 15 à 18 millions d’hectos.
On peut donc affirmer que l’Angleterre est nourrie par l’étranger, surtout si l’on tient compte de l’importation des autres denrées alimentaires, qui est très-considérable.
Les résultats moraux de la réforme ont été plus complètement satisfaisants. Le nombre des pauvres secourus a di
minué. La population s’est nourrie mieux et à meilleur marché, elle a augmenté en Angleterre et en Ecosse. Les salaires ont haussé sous l’influence de la prospérité de tou
tes les industries. L’agitation dont l’Angleterre était le théâtre s’est calmée, et elle a pu traverser paisiblement les rudes années de 1848 et 49.
C’est alors que l’on a pu apprécier la haute prudence qui avait dicté les résolutions de Robert Peel. Si la réforme eût été différée, que la crise sociale qui a bouleversé le conti
nent eût surpris la Grande-Bretagne livrée à l antagonisme des classes entre elles, à l’exaspération provoquée par la misère et le sentiment de l injustice, qui peut dire quels conflits auraient ensanglanté ses villes, comment se serait terminée la révolution commencée.
L’Angleterre a rencontré heureusement dans ses hommes d’Etat la prévoyance qui ne s’endort pas sur le bord de 1 a- bime , et la sagesse qui fait à temps les concessions indis
pensables. Dix-huit mois plus tard, loin d’être réduit à consentir à des sacrifices aussi douloureux que ceux accordés par l’aristocratique Angleterre, le gouvernement français était en position, par une insignifiante réforme politique, de séparer la bourgeoisie voulant améliorer des partis qui voulaient renverser, et de nous épargner la révolution de 1848.
Mais nous n’avions pas de Robert Peel au ministère, et trop souvent le sort des nations dépend d’un seul homme.
La réforme, selon M. Richelot, a été la victoire des classes manufacturières sur l’aristocratie territoriale, et la diminu
tion des charges qui pesaient sur l’industrie et le commerce. Elle lut donc une révolution politique et sociale autan t qu’éco
nomique. A chaque application d’ailleurs de la concurrence illimitée proposée par les ministres, ils ont dit : N’ayez pas peur! vous êtes les plus forts, vous aurez la part du lion.
En imitant légèrement les Anglais, d’autres peuples doivent redouter de n’avoir que la part de la génisse ou de la brebis.
Nous terminerons en répétant à M. Richelot, qui proteste de son dévouement à une liberté commerciale prudente et progressive, qu’un ouvragecomme le sien servira mieux la cause de cette liberté que les déclamations utopiques par lesquelles on prétend la propager. Joubert.
Clôture de l’Exposition universelle.
Nous arrivons un peu tard pour rendre compte de cette cérémonie. Mais le retentissement de la solennité a été tel qu’il dure encore, et on peut en dire quelques mots maintenant sans être pris pour le journal d’hier.
On a parlé de fête romaine, d’amphithéâtre qui rappelle le grandiose, des Olympiques. Mais non, tout cela n’est que poésie : c’était bien une fête contemporaine, un colysée bourgeois ; c’était ce que cela devait être, une épopée industrielle, où pourtant on a accordé à l’art la vingt-septième place.
La décoration était élégante et assez riche : elle est due à M. Alexis Godillot.
La disposition de l’enceinte, l’aménagement des places, étaient le plus heureux du monde.
Le spectateur avait tout ce qu’il doit exiger, et ce qu’il obtient toutefois rarement n’importe où, si cher qu’il paye sa place : je veux dire l’entrée facile, et la possession paisible.
L’ordre et le confortable : nous ne saurions trop louer, sous ce rapport, les soins intelligents de l’administration.
40,000 personnes ont trouvé place; 40,000 personnes ont pu voir, ont pu entendre presque également.
Jl y a eu peu de places perdues, si ce n’est, sur les bancs officiels. Les officiers généraux étaient en petit nombre; les avocats comptaient pour vingt ou trente, les tribunaux, les Facultés , e conseil d’Etat, le Sénat, le Corps législatif, n’avaient envoyé que de faibles députations.
Autour du trône, sur une estrade d’honneur, des banquettes de velours attendaient, paraît-il, un nombre nota
ble d’invitées du corps diplomatique, une cour brillante : par je ne sais quel malentendu, les deux tiers de ces ban
quettes sont restées vides ; la constellation était charmante, mais incomplète.
Le discours du prince Napoléon a semblé fort intéressant. Le prince a rapporté dans leur ensemble les travaux des commissions, a montré les plus nobles sympathies pour l’in
dustrie, pour l’art — et pour M. Ingres. On a retrouvé, non sans une vive satisfaction dans ces pages éloquentes, les sentiments populaires, tendance favorite des discours du prince, réserve lointaine.
Nous parlons sur la lecture; car, à la cérémonie même, le public n’a pas perçu un mot.
Le discours de l’Empereur, au contraire, a été parfaitement entendu des 40,000 assistants. lia été prononcé d’une voix nette, d’un accent ferme, d’une intonation énergique.
La volonté, je crois, suppléait au timbre, car rien n’a été perdu : pourtant la voix de l’orateur n’a jamais dépassé le diapason modéré, et lui a permis ainsi de noter d’une façon remarquable sa déclamation.
Ce discours, dont il faut bien apprécier la valeur littéraire, a été diversement interprété au ppint de vue politique.
Les uns y ont vu la lassitude de la guerre, les avances à la paix : ceux-là sont en petit nombre. Les autres, c’est la masse et nous sommes de ces derniers, ont compris tout au contraire une intention formelle de pousser la guerre à outrance pour en finir, — s’il y a lieu.
Ce discours a été accueilli avec sympathie : on a compris et applaudi non pas seulement ce que l’orateur disait, mais ce qu’il voulait dire.
Une phrase a été remarquée surtout : l’Empereur commençait : «Au milieu d’un grave conflit européen, l’indiffé
rence est un mauvais calcul, le silence... » Tout le monde attendait, la gradation appelait, l’intonation sévère annon
çait : « le silence un danger, » Sa Majesté a dit : « le silence une erreur. »
Le reste du discours montre dans celui qui l’a produit une trop grande science de l’art d’écrire pour pouvoir supposer qu’involontairement, au milieu de ce style sobre,
serré, précis, il ait choisi pour affaiblir la forme le moment où la pensée était le plus ferme et le plus acérée.
11 est difficile de croire que cette faute de rhétorique ne cache un trait, —au dernier moment, — de diplomatie ou tout au moins de politesse hospitalière. Mais le style a eu beau être émoussé, tout le monde a compris, et l’Autriche aura raison de se le tenir pour dit.
D’autant mieux que, s’il m’en souvient bien, le jour du Te Dcum en l’honneur de la prise de Sébastopol, la foule s’est montrée plus explicite, et M. l’ambassadeur d’Autri
che, caché au fond de sa voiture, n’a pas été précisément l objet d’une ovation populaire.
Quant à la distribution des médailles et des décorations, l’effet nous a semblé peu imposant. Nous nous attendions à une distribution qui eût ressemblé en quelque sorte à une. grandi revue : nous nous figurions l’Empereur parcourant les rangs serrés de l’élite industrielle et artistique de la France, et remettant à chacun, avec ces familiarités heu
reuses dont le prestige est éternel, la récompense qui lui est décernée par l’aréopage des nations. Ç’aurail été presqu’une scène de Raffet, — on en a fait un tableau de M. Biard.
On a distribué les prix comme au collège. Les élus mon
taient, un à un sur l’estrade, et le génie trébuchait, ou boitait, ou marchait gauchement. Le talent s’enchevêtrait son épée dans les jambes; bien des grands hommes ont choppé, et vraiment c’est par un grand hasard qu’il n’y ait pas eu d’ac
cident tout à fait grotesque. C’était tout à fait comme à Saint-Louis, du temps où nous allions deux ou trois fois nous faire mouiller la figure par M. Persil, M. Martin (du Nord), ou M. Hébert.
Certes il n’était pas difficile de rendre l’effet plus digne des hommes éminents qui étaient en spectacle ; il y avait peu de chose à faire pour que la mise en scène fût grandiose.
Tout est dit sur lé classement des exposants, fl n’y a guère de protestations contre les décisions du jury de l’industrie, qui semblent marquéesau sceau de laplus sagace impartialité.
Il est difficile d’énumérer tous les noms célèbres d’hier,