gnol, souvenez-vous toujours qu’on peut bien prendre à la rigueur la poésie pour maîtresse, jamais pour femme. »
« — Mais on peut épouser sa maîtresse?» répliqua le tenace Grandjean.
« — Oui, les imbéciles comme moi. Quand on se sent capable de faire une bêtise pareille, il faut bien se garder de prendre une maîtresse. Voyez les beaux ménages qui en résultent. » — Et il souleva, pour saluer, la calotte de velours roux qui lui couvrait la tête.
« Voilà un homme bourru, cynique, et qui m’a tout l’air d’un misanthrope, se dit Grandjean, en descendant l’esca
lier à pas lents. Je m’en doutais à la lecture de ses œuvres. Après cela, c’est un auteur ulcéré, parce qu’il se croit méconnu. Les poètes sentent tout plus fortement que les au
tres, et ne s’expriment que par hyperboles : la chose est sans conséquence. — Et puis, comment ose-t-il se plain
dre de n’avoir pas percé ? Diable ! en voilà un être difïîcile :
je n’en demanderais pas plus, moi, que de percer comme lui. — Je vais aller voir Mme Athénaïs Godard, ajouta-t-il en manière d’épiphonème, je suis sûr qu’elle sera plus ai
mable. Justement j’ai sur moi la lettre qu’elle m’a écrite jadis. »
Et tout en marchant, il se mit à la relire : « Votre muse, monsieur, me fait l’effet d’un blond chérubin qui vous parle à l’oreille pour vous dicter d’harmonieuses inspira
tions. » — Hum! c’est flatteur, cette phrase-là, ou je ne m’y connais pas, se dit-il en s’arrêtant pour mieuxsavourer le miel de l’éloge. « Elle sera bien aise de me voir. »
L’aspect général de la maison où demeurait M e Athénaïs Godard lui fit plaisir. Que fut-ce donc, quand le con
cierge lui eût poliment indiqué le premier, et qu’une bonne, ayant toute l’apparence d’une jolie soubrette de comédie, vint lui ouvrir la porte ?
a A la bonne heure, au moins, pensa-t-il rapidement pendant que la bonne était allée prévenir sa maîtresse. Je savais bien qu’un poète peut faire fortune. Mais pourquoi aussi est-il si classique, ce pauvre M. Rossignol! Il s’obstine, à imiter Boileau. Soyons de notre siècle, que diable ! clas
siques par la forme, soit! mais romantiques par le fond! Les romantiques ont du bon, je l’ai toujours dit. »
Le retour de la soubrette interrompit le cours de ses réflexions : M™ Athénaïs dînait, mais elle le reçut pourtant.
En entrant dans la salle à manger, non sans un certain tremblement de cœur (car le luxe bourgeois dont il apercevait les traces autour de lui, et que, dans son inexpé
rience, il prenait pour un luxe princier, effrayait sa gauche
rie et sa timidité), il vit une femme de moyenne taille, vive, l’œil en dessous, le dos légèrement voûté, pour em
ployer une expression polie, fort proche de la quarantaine,
si même elie ne l’avait dépassée déjà, en un mot différente de tout point, comme il arrive toujours, du type qu’il s’é­
tait tracé d’avance. Elle était à table, entre son mari et un grand garçon à l’air niais, en habit de collégien.
La bonne avança une chaise, et mon ami Grandjean s’y plaça, après avoir glissé sur le parquet et failli renverser la table, — tant il était ému. Il commença par décliner son nom, puis rappela qu’il avait pris, deux ans auparavant, la liberté d’adresser à l’illustre auteur des Cris de l’âme, une pièce intitulée : Rêverie dans les bois, qu’elle avait bien voulu trouver charmante. Il donna ces explications en -bredouillant et en bégayant, comme si la voix allait lui manquer, tellement que 1Γ Athénaïs en fut visiblement touchée de compassion. Le mari avait l’air de le prendre pour un pauvre honteux.
Après avoir entendu ce préambule jusqu’au bout, la dame lit un effort et parut rechercher dans sa mémoire: «Ah! oui, je me souviens, dit-elle en hésitant ; je crois me souvenir... »
Mon ami ne fut pas dupe de cette politesse, dont il lui sut gré néanmoins, mais dont il se sentit confus. 11 conti
nua à lui rappeler les circonstances, en précisant les dates et les moindres détails, et en récitant les premiers vers de la pièce qu’il lui avait envoyée ; il ajouta, en rougissant,
qu il était alors au séminaire de C... et finit par lui montrer sa lettre, comme pièce décisive :
« Bon , bon, je me souviens maintenant, » s’écria-t-elle. Et pour le prouver, elle ajouta quelques mots, qui montrè
rent à l’infortuné Grandjean qu’elle ne se souvenait pas du tout.
La position était ridicule et embarrassante. Qu’y faire? Il fallait l’accepter avec résignation. Le mari gênait beau
coup mon ami, qui n’osait se déployer et s’épandre devant lui en effluves poétiques. M. Godard en effet ne soufflait mot et mangeait toujours avec un appétit violent, appelant la bonne, demandant le sel ou le poivre, les cornichons, la moutarde. Quant au grand garçon, il regardait d’un œil sournois, à la dérobée, l’air ébahi et bête. Madame semblait à la fois fière et honteuse : elle émiettait de temps en temps son pain dans la sauce de son assiette, sans oser continuer son repas, quoiqu’elle en eût fort envie. On se taisait de part et d’autre.
« — Voilà un gigot où tu as mis trop d’ail, » dit tout à coup M. Godard, d’un air mécontent, à sa femme.
« — Tu trouves?... c’est la bonne qui se sera trompée. » « — Tu devrais surveiller la bonne, » reprit le mari en gardant sa dignité.
On se tut derechef. Grandjean ne savait comment s’y prendre pour se lever et partir : il restait cloué sur sa chaise, faute de trouver une transition. Au bout d’un quart d’heure il se détermina pourtant à s’en aller, et le mari l’accompagna jusqu’à la porte.
« — Ah ! ah ! fit-il, vous êtes donc poète ! c’est une idée de jeune homme. Les vers ne nourrissent pas : il faut prendre un état qui Vous fasse vivre. »
«—Un état, lequel? Je n’ai pas le moindre goût pour les subtilités chicanières du droit, je suis trop rêveur et pas assez brutal pour être médecin. » Et il continua sur ce ton, ménageant fort peu la médecine qu’il avait en horreur,
heureux de racheter, par de brillants développements et d’éloquentes imprécations, son mutisme de tout à l’heure.
— M. Godard souriait d’un air de condescendance. — Ils se séparèrent en se saluant profondément.
Mon ami sut, quelques jours après, que M. Godard était un des plus célèbres médecins de la capitale, et il comprit avec désespoir le sourire qui avait accueilli cette nouvelle gaucherie.
On conçoit que le résultat de ces deux visites n’avait pas dû le mettre en goût de continuer. Il commença donc à écrire le lendemain, mais seulement aux plus maigres re
vues, voulant aller par gradations. Il s’adressa au Phare des lettres, à la Trompette artistique, à la Voix littéraire, au Précurseur, à la Tribune des Peaux-Arts, etc., journaux paraissant quelquefois, disparaissant souvent. Je n’ai pas besoin de (lire que le même modèle servit pour tout le monde. Il envoya aussi une lettre spéciale d’abord à M e Athénaïs Godard, pour s’excuser de son importunité de la veille, et, par la même occasion, lui demander conseil,
— ce qu’il n’avait osé faire dans sa visite, — sur les revues sérieuses où il pourrait se présenter avec quelque chance de succès ; puis une autre à M. Charbonneau, où il lui rappelait leurs vieilles relations et le priait d’user de son in
fluence pour le faire entrer dans la rédaction du Journal des Demoiselles : il serait heureux , disait-il, de faire ses premières armes sous les drapeaux d’un si vaillant capitaine. Après quoi, pour éviter les frais de port, il alla dé
poser lui-même toute sa correspondance chez les portiers des destinataires.
M. Charbonneau et M™ Athénaïs Godard gardèrent un silence obstiné, ce qui fit beaucoup réfléchir mon ami sur la vanité des louanges humaines et sur l’égoïsme inhérent à notre triste race. Il avait obtenu une réponse à ses éloges, et il n’en obtenait point à ses demandes. Mais tous les au
tres furent plus polis, et je partageai son extase, quand il me communiqua leurs lettres. Je transcris ici celle du di
recteur du Phare, dont la calligraphie avait quelque chose de monumental qui la faisait ressembler à une inscription demi rongée par le temps. Cette pièce donnera une idée de celles que je ne puis citer :
« A Monsieur Francisque Grandjean, homme de lettres.
« Monsieur,
« Vous nous faites l’honneur de nous offrir votre collaboration pour le Phare des Leltres; vous voulez contribuer avec nous à régénérer la littérature contemporaine, qui se meurt de marasme. C’est une ambition qui vous honore, Monsieur, et que nous serons heureux de favoriser de tout notre pouvoir. Jeunes gens nous-mêmes, nous ne deman
dons pas mieux que de tendre la main aux jeunes gens pour les élever jusqu’à nous.
« Envoyez-nous donc les pièces donl la nature vous conviendra le mieux, — prose ou vers, romans ou critique, articles de faidaisie ou d’érudition, — et nous nous empres
serons de les insérer si, comme je n’en doute pas, ils sont reçus par le comité de lecture. Vous ne rejetons aucun genre, hors le genre ennuyeux ; nous sommes encyclopédiques : voilà ce qui fait notre force.
« Agréez, etc. Le directeur du Phare,
« A. Blanquette. »
Les quatre ou Cinq autres semblaient jetées dans le même moule. Cependant le directeur de la Tribune des Beaux- Arts avait, ajouté : « J’y mets toutefois une condition, c’est que vous nous enverrez le moins de vers possible, pour ne pas dire aucuns (ce qui prouve qu’on peut être directeur de revue, et ne pas posséder son Noël et Chapsal) ; le public ne s’intéressant point du tout à ces chosês-là. » Du reste il l’invitait à le venir voir.
Dès le jour même, mon ami envoya au Phare un sonnet et une élégie, avec des épigraphes grecque et latine; il
s’appliqua à donner à son écriture un caractère tourmenté et poétique pour la mettre dans un rapport de sympathie avec celle de blanquette. Le lendemain il revêtit son habit neuf et se dirigea vers la Tribune. Le directeur s’intitulait vicomte, quoique son nom présentât une physionomie des plus roturières, et tous ses collaborateurs étaient autant de marquis, de barons et de comtesses, parmi lesquels le simple de était dans une infime minorité. C’était un gros gar
çon de figure rougeaude et bourgeoise, aux airs importants, au verbe haut et sonore, qui parut d’abord ne pas se rap
peler de quoi il s’agissait. Il fallut le remettre longuement sur la voie ; il s’écria enfin :
« Ah ! j’y suis, j’y suis : Monsieur de Grandjean... Voyezvous, nous avons tant de correspondance, qu’il m’est bien difficile de m’y reconnaître. »
Et, sans quitter sa plume, — tout en écrivant, sur un grand diable de livre, des comptes de doit et avoir, et en s’interrompant de temps à autre pour adresser la parole à un garçon de bureau, ou plutôt à un esclave qui l’écoutait dans une attitude respectueuse, — il donna des conseils à mon ami, fit le bienveillant et le protecteur, assura qu’il avait un faible pour les jeunes gens et les inconnus, car il avait été lui-même jeune et inconnu (le fat !), etc., etc. Il critiqua les uns après les autres tous les sujets que lui pro
posa Grandjean d’une voix mal assurée, et l’exhorta à faire, tout exprès pour lui, en allant se promener à la campagne, de petits articles gais et spirituels. Du reste il l’avertit de prendre son temps, car, grâce à Dieu, la copie ne lui man
quait pas ; il en avait même beaucoup plus qu’il n’en voulait, de la copie; les plus illustres écrivains tenaient à hon
neur de passer par son journal. Grandjean sortit fatigué, mais ébloui : « Oh ! oh ! pensa-t-il, puisqu’il est si difficile,
puisqu’il a tant de ventre et tant d’importance, et que les plus illustres écrivains tiennent à honneur de passer par son journal, il doit bien payer les rédacteurs. Je lui écrirai ces jours-ci, sous prétexte de lui proposer un nouveau sujet, et j’ajouterai, en post-scriptum., que j’ai oublié de lui demander quelles conditions il fait à ses collaborateurs. »
Il s’achemina ensuite chez les autres directeurs, qui l’a­ vaient engagé à venir causer avec eux. Celui de la Trom
pette, M. Aristide Franchomme, était au bureau, faisant semblant de se chauffer à un foyer qui flottait entre la vie et la mort, et lisant Zizine, par Paul de Kock, dans les li
vraisons à 20 centimes. C’était un jeune homme à 1 accent gaseon, qui formait à lui seul presque toute la rédaction du journal. Il s’appliquait surtout, avec une volupté sans pa
reille, dans ses articles d’appréciation littéraire, à dire leur fait à tous nos grands hommes du jour, et leur donnait de la férule en plein visage avec une grâce particulière, parce qu’il comprenait, dans tonte leur austérité, les de
voirs de la critique. Il publiait aussi un roman plein d’une ironie amère contre la société, rempli d’allusions terribles, d’aperçus hardis, d’attaques téméraires, où éclatait d’un bout à l’autre un rire satanique et une verve de démolisseur qui effrayaient.
Or voici quel était le mot de ce beau courroux, — énigme qui semblait d’abord incompréhensible dans ce jeune homme blond, singulièrement favorisé de la fortune, puis
qu’il était parvenu à conquérir la rédaction en chef d’une revue sérieuse, à l’âge où les plus heureux sont à peine parvenus à se faire imprimer dans la feuille de leur souspréfecture. Le rédacteur de la Trompette était arrivé quel
ques années auparavant à Paris, portant dans la poche de son paletot un manuscrit destiné à faire sensation. C’était un ouvrage plein de verdeur et de sel, mi-critique et miromanesque, hardi de style et d’idées, comme au beau temps d’Alfred de Musset et de Petrus Bore!, —qu’il avait carrément intitulé : Par la Prêche. Le gaillard n’y allait pas par quatre chemins : il avait conscience de sa force,
comme presque tous les grands hommes, et voulait entrer d’assaut dans la place. Au bout de six mois de démarche, étonné et indigné à la fois que nul éditeur ne vonlûl s’en
charger, il prit son parti avec cette fougue méridionale, qui le caractérisait, fit tirer lui-même son volume à cinq cents exemplaires, s’en déclara l’éditeur et le libraire sur la cou
verture, le distribua dans tous les passages et sous toutes les galeries, et attendit fièrement, déclarant qu’il se passe


rait des critiques comme des réclames. 11 attendit longtemps.


Le public eut l’air de ne s’apercevoir de rien. Toutes les semaines Franchomme allait interroger avec angoisse son principal dépositaire, un libraire des galeries de l’Odéon, à
qui il avait porté, lui-même quinze exemplaires, et toutes les semaines il en rapportait la même réponse. Le libraire même, vers la tin, le voyait venir de loin, et lui faisait un signe de tête, toujours le même, d’un air de tristesse, et de condoléance, avant qu’il fût arrivé près de lui, pour lui épargner l’embarras d’une question et d’une réponse également humiliantes. Vers la fin, Franchomme envoyait sou
vent des amis compter, sans avoir l’air de rien, le nombre d’exemplaires qui restaient sur la devanture ; il y en avait toujours quinze.
Mais un jour qu’il s’était rendu machinalement et sans espoir à son rendez-vous habituel, et que, sans même pren
dre la peine d’approcher, il attendait limidement au bout de la galerie que le marchand, occupé alors avec un chaland, lui fît le signe de tête ordinaire, il vit tout à coup celui-ci se tourner vers lui, et prendre, en le voyant, une expression de triomphe inusitée. Le jeune homme, qui se pré
parait déjà à s’en aller comme il était venu, se rapprocha vivement. L’espérance se précipita tout à coup dans son cœur, comme un fleuve dont on vient de lever la digue. Il se persuada qu’il venait d’y avoir un revirement en sa fa
veur, que le public avait deviné subitement la valeur de son talent, que M. Paulin Limayrac, d’un coup de plume sincère,
mais flatteur, venait de mettre son petit livre à la hauteur du dernier roman de M de Girardin, etc., etc., — tout cela dans l’intervalle des quelques pas qui le séparaient du marchand.
Que de. choses pour un auteur dans le sourire d’un libiaire !
— « Eh bien ! dit-il en secouant vigoureusement la main qu’on lui tendait.
— « J’en ai vendu. »
Franchomme se sentit pris d’une, indicible bienveillance pour le genre humain et pour son libraire. Il regarda à la dérobée l’acheteur qui lorgnait son volume. Il aurait volontiers écrit sur son chapeau : c’est moi qui suis Franchomme, auteur de : Par la brèche.
— « Combien? fit-il d’une voix étouffée par l’émotion. — « Peste, connue vous y allez ! J’en ai vendu un. »
Le chaland partit, sans même, avoir soulevé la couverture de l’ouvrage.
«Quelle brute! pensa le jeune homme, un peu déconcerté de la réponse, et voyant, bien que M. Paulin Limayrac n’avait point passé par là.
—· C’est toute une histoire, reprit le marchand, et une drôle. Figurez-vous qu’un peu avant votre arrivée, — bah ! il n’y a pas une demi-heure, —un gendarme, un bon gen
darme, se promenait par ici. Ces gens-là ont la rage de tout regarder, de toucher à tout, sans rien acheter, rapport au gouvernement, qui ne leur donne pas la paye d’un général.
Mon homme examine donc ma devanture en flânant et tombe droit sur le volume. Pas si bête, eh! eh !... pour un gen
darme. Il lit la première page, et puis l’autre; il faut croire que ça l’intéressait, cet homme. Moi je le surveillais du coin de l’œil. Le voilà qui arrive à un endroit qui n’était pas
coupé ; je l’aperçois qui cherche dans ses poches. Vous allez voir ; voilà que ça devient drôle. Je croyais qu’il cherchait sa monnaie : pas du tout, le gredin cherchait son couteau, un custaclie, quoi ! un vrai eustache. Il n’y a que les gen
darmes pour avoir aujourd’hui des couteaux pareils. Moi je le surveillais toujours — : Attends, disais-je, nous allons rire.
Victor Fournel.


(La suite au prochain numéro.)