Inauguration de la ligne du Midi,
C’est lundi 3 décembre qu’a eu lieu la promenade d’inauguration de la ligne du Midi, section de Bordeaux à Tonneins.
Déjà la veille, dans ra gare Saint-Jean, transformée par les soins de MM. les administrateurs de la Compagnie, avait eu lieu la béné
diction de cette voie nouvelle qui doit unir, comme par un immense trait d’union, l’Océan à la Méditerranée.
Qui eut songé, il y a dix-huit mois, en face de travaux si considérables, que les deux positions si importantes de cette vaste ligne de Bordeaux à Tonneins et Bayonne seraient aujourd’hui entière
ment livrées à la circulation ? C’est, en effet, une chose presque sans exemple qu’une compagnie ait pu, en si peu de temps, mettre en exploitation près de 800 kilomètres de voie ferrée et en livrer près de 300 ; — avec une si prodigieuse activité, nous sommes stlrs d’aller à Cette avant deux ans.
A dix heures précises, la locomotive, richement pavoisée, portant en tête un écusson aux armes impériales, s’est avancée majestueusement, traînant après elle neuf wagons de première classe destinés aux invités de la Compagnie; ou remarquait, au milieu, le salon impérial portant sur ses panneaux les armes de la ville de Bordeaux.
La presse était, représentée par plusieurs de ses rédacteurs en chef. — M. Turneysen, gendre de M. Pereire, M. Jules Fauché, membre de la. chambre de commerce de Bordeaux, M. Camille t.opès-Dubec, ancien membre de l’Assemblée législative, MM. Debans et Marcotte de Quivières, membres du conseil général, assistaient aussi à cette solennité.
En moins de deux heures, nous avions franchi les quatre-vingtdix-sept kilomètres qui séparent Tonneins de Bordeaux.
Toutes les stations de la ligne avaient été décorées de drapeaux, d’écussons aux armes de l’Empereur et de guirlandes de feuillage.
Les garde-barrières avaient spontanément orné leurs maisonnettes d’emblèmes et de fleurs. La voie enfin, dans toute sa longueur, res
semblait à un immense chemin triomphal oh va passer un roi. —
L’industrie n’est-elle pas, en effet, la reine de notre temps ; et cette vapeur toute-puissante, qui nous emportait comme la foudre, ne portait-elle pas aussi dans ses flancs tous les progrès de l’avenir?
Aussi, de toutes parts, les populations étaient accourues en foule; c’était fête partout sur la ligne pour ces contrées heureuses, qui sentaient déjà quels bienfaits et quelle source de richesses la voie de fer allait leur ouvrir.
Arrivés à Langon, les invités ont mis pied à terre pour aller v isiter le pont métallique. — M. le préfet de la Gironde, guidé par M. Saige, sous la direction duquel s’est accomplie cette œuvre im
mense, est descendu dans l’intérieur du pont, et tout le monde en a admiré avec lui l Invention et l’exécution,
I.e convoi a franchi ensuite le magnilique viaduc en ligne courbe qui fait suite au pont et forme un des plus beaux travaux d’art exécutés depuis longtemps en France.
Nous traversonssucees8ivementSaint-Macaire,Cauderot, Gironde, et,, après avoir franchi le double tunnel qui passe sous la ville, le train s’arrête devant la gare de la Réole, posée entre la rivière et les coteaux qui la dominent de la façon la plus pittoresque.
Ici le coup d’œil est magnifique, et le regard, tout à coup ébloui en sortant des ténèbres du tunnel, embrasse, dans un v aste ensem
ble, l’antique château des Quatrc-Sos, assis sur la colline, la souspréfecture aux cent fenêtres embrasées par les rayons du soleil, la fameuse promenade des tilleuls, et la rivière en bas, qui serpente, avec son pont suspendu qui conduit à cette maison célèbre des frères Fauché, ces martyrs du bonapartisme.
Enfin nous arrivons à Tonneins au milieu des flots d’une population enthousiaste. I.e canon retentit, la musiquernilitaire fait enten
dre ses fanfares ; S. Km. le cardinal est pressé de toutes parts par le
peuple qui veut le voir et être béni. Son Eminence fait entendre alors quelques-unes de ces paroles qui sortent du cœur, et le train se remet en marche vers La Réole, au milieu des viv at et des cris de joie de plus dè quinze mille personnes encombranl la gare, décorée de drapeaux, d’oriflammes, de guirlandes et d’écussons.
V deux heures trente-cinq minutes, le train était de retour à La Réole, et là, .dans la salle d’attente, décorée avec un goût parlait, les invités trouvaient un lunch servi avec une profusion extraordi
naire, dont MM. les administrateurs de la Compagnie ont fait les honneurs avec une courtoisie charmante.
A cinq heures cinquante minutes le train entrait en gare à Bordeaux, et chacun se quittait, heureux d’avoir assisté à cette belle fête de l’industrie.
Aujourd’hui la vapeur a supprimé les distances ; Bordeaux donne la, main à Paris; Tonneins et Bayonne ne sont plus que des fau
bourgs de Bordeaux. — Encore un peu detemps, et Agen, Toulouse, Perpignan, Narbonne, Marseille el Cette seront à nos portes ;. — ce inonde enfin, qui était l’infini pour notre faiblesse, ne sera bientôt plus qu’un atome de sable que nous traverserons avec plus de rapidité que la pensée, les nations se toucheront, les peuples s’embrasseront, et l’histoire militaire sera l’histoire des siècles de barbarie.
Ed. Fauché.
A l’occasion de cette inauguration, le conseil d’administration de la Compagnie des chemins de fer du Midi a fait remeltre au maire de Bordeaux une somme de 10,000 francs en faveur du bureau de bienfaisance; au préfet de la Gironde une somme de 1,000 francs, destinée aux établissements alimentaires ; aux maires des communes traversées une somme de δ,οοο francs.
MM. Emile et Jsaac Pereire ont envoyé personnellement 1,000 francs au bureau de bienfaisance, et 500 francs à la souscription alimentaire.
Exposition des beaux-arts.
SOUVENIRS D’UN SPIRITUALISTE.
(Suite. — Voir les numéros 666 et 667. )
Nous avons beaucoup étudié la galerie anglaise ; nous y avons trouvé deux ou trois tableaux complètement sympa
thiques, d’autres distingués à tous égards, mais le genre de l’école nous déplaît. Nous n’en aimons pas la couleur, d’un éclat choquant, d’un ton faux, d’une carnation de poupée. Nous en goûtons peu l’esprit, maniéré, alambiqué au possible.
Ces artistes ne peuvent pas laisser une pauvre figure en paix; il faut que chacune exprime la quintessence de sa pen
du papillotage à l’œil, lis ne prennent pas un parti, comme 1e voulait mon professeur ; ils en prennent dix, avec le même feu, avec le même soin; on ne sait plus auquel entendre.
Or, quand l’intelligence a tout à faire, le cœur ne fait plus rien.
11 y a du mérite, dit-on. Je le crois ; il n’y a pas d’attrait, point de séduction. On est très-étonné, on passe un grand moment à se demander si on aime ce genre-là ou si on le déleste; si c’est le comble de l’art, ou si c’en est l’aberra
tion ; on voit bien que c’est très-soigné, très-parfait dans une manière qui n’esl pas la bonne; qu’il y a des intentions ( il n’y en a que trop ! ), qu’il y a du travail, de la science, tout et de tout, excepté, je parle en gros, de celte flamme électrique, de ce coup d’aile du génie qui éteint la critique, même le raisonnement, pour embraser l’àme.
Sir Georges Hayter. — Voici un des bons tableaux, un des très-bons : Lady Russell servant de secrétaire à son mari devant la cour des Lords,
Je passe condamnation sur la couleur, un peu crue pour mon goût. Les ligures son! expressives; elles le sont, à mon sens, plus qu’il ne faut. Pas un juge, pas un gentilhomme dont la lêle ne dise quelque chose; c’est trop parfait. Ce l’est beaucoup, j’en conviens, et, quoique les personnages accessoires soient traités avec un soin minutieux, le noble visage de lady Russell, l’héroïne, la lumière du tableau, s’empare vite de l’intérêt.
Il y a sur ses traits une lutte merveilleuse : le combat de la douleur contre la volonté, des terreurs de demain contre les exigences d’aujourd’hui. Demain femme désolée, veuve devant un échafaud sanglant. Aujourd’hui épouse vaillante, défenseur de son trésor, elle est la mémoire de son bienaimé, elle est son secours, sa plume, la nettelé de ses idées.
Arrière mon cœur, tu saigneras demain ! Et elle tourne vers son Russell ses beaux yeux, gros de larmes, clairs, lumineux, où brille l’intensilé de la pensée.
La tête de lord Russell est sacrifiée à celte admirable figure, qui ne mérite qu’un reproche, celui de ne se pas tourner assez franchement, assez désespérément; celui d’a
voir une altitude un peu sinueuse, un peu théâtrale, de ces altitudes qu’on n’a jamais quand il s’agit de vie ou de mort.
Dyce. — Son Joas lançant la flèche de la délivrance échappe entièrement au faire anglais.
Le vieux prophète, l’œil, les mains levés au ciel avec une prière intime hardie. Devant lui, vis-à-vis de la fenêtre ou
verte, le roi Joas un genou en terre, l’arc tendu,, le regard perçant, un regard qui glisse avec la (lèche, le buste entiè
rement nu, la peau de cette belle teinte bronze, vraie et noble couleur de l’homme, tel qu’il sorti! des mains de Dieu ! —
— Ces deux figures font ce qu’elles font; elles n’ont jamais pensé qu’un jour on les regarderait. Elles sonl d’un grand caractère, d’une belle couleur, d’un dessin de maître ; elles couvent une idée, une passion fervente, muette comme les ardeurs arabes. C’est un feuillet de Ja Bible, débarrassé de la tradition artistique, du vieux formalisme ranci, éclairé tout à coup de la brûlante lumière d’Orient, de l’Orient d’a lors, de l’Orient d’aujourd hui, de l’éternel Orient?
M’Innes. — J’estime et j’admire cette toile-ci : Amour et Pitié.
Deux vieux époux sont à l’église, assis dans leur tribune, bien attentifs ; c’est-à-dire, je soupçonne le vieillard de dor
mir un peu sous prétexte de méditation, La femme âgée lève vers son prédicateur le plus candide ei frais regard de bonne vieille qui ait jamais illuminé un visage éternellement jeune sous les rides. A droite, appuyé contre une colonne, l’amoureux, honnête physionomie aussi, contemple avec un recueillement profond la jeune fille placée à côté du vieux couple. Celle-ci veut écouter, elle se sent regardée, elle se sent aimée; il se fait dans le secret de son cœur un dis
cours qui passe bien en éloquence celui du pasleur en robe noire.
C’est très-joli, cela a l’intention d’être très-naïf, cela y parvient jusqu’à un certain point; les figures sont ingénues, toutes, il est vrai ; mais le peintre a trop d’esprit pour moi.
Redgrave. — La Fille du pauvre gentilhomme.
Désespérément triste, désagréable au superlatif degré, et parfait.
Une jeune personne, jolie, triste, trop grande, un peu gauche, se présente devant une lady, beauté souverainement antipathique. Tout dans eet intérieur respire la hauteur dé
daigneuse : la mince et froide lady, aux lis blafards, aux doigts effilés, au bleu regard de porcelaine, à la tête relevée par les coins ; le mari, un sot mari, dont la pitié en dessous ne. présage rien de bon ; la soubrette au minois moqueur; la perruche verle, car je crois qu’il y a une perruche verte, et, si elle n’y est pas, il faut l’y mettre ; la perruche, qui regarde celle pauvre fille du liant de son bâton doré, avec son œil écarlate !
On déteste tout ce monde-là, et c’est la gloire du peintre. On plaint la fille du gentilhomme, mais sans être ému, sans s’éprendre pour elle d’une compassion un peu froide,, comme son objet, et c’est le défaut, défaut de l’école tout entière. — Il n’y a pas de brasier sous ces palettes, il n’y a pas de diavoleria dans ces artistes; ils travaillent en dehors du sujet, à distance ; ils vous y laissent.
Pourtant Ophélia assise sur le tronc d’arbre, du même peintre, nous plait entièrement.
Un gros saule, sans feuilles, couché en travers d’un ruisseau profond., se détache d’un fourré de lianes et d’arbus
tes. C’est une de ces retraites où les enfants et les insensés pénètrent seuls. Ophélia, ses cheveux blonds couverts de pavots, de brins de folle avoine, est assise; ses pieds nus effleurant l’onde qui fuit, toute chargée des fleurs que laisse tomber la jeune fille. On a reproché à ces fleurs d’être trop bien peintes, de tenir trop de place, de se faire regarder. Je
ne sais : la figure d’Ophélia, mise en saillie, eût fait manquer le caractère du drame. Ce caractère est le vague. Rien ne doit réveiller le spectateur ; il faut qu’il rêve I il faut que sa
pensée erre d’Ophélia aux fleurs, suive le fil de l’eau sombre,- se perde sous le fourré, revienne à Ophélia, pensée triste,
indécise, progressivement envahie par la mélancolie de cette scène, et surtout ni arrêtée ni formulée, — J1 peut y avoir une autre Ophélia; celle-ci est l’Ophélia de Shakespeare.
Il y en a une autre, en effet, île je ne sais quel artiste, du même peut-être; elle se noie, c’est-à-dire qu’elle fait la planche sur un plat d’épinards. C’est par trop fantastique.
Le trône est toujours là, toujours-là les fleurs; seulement, sur l’eau, d’un vert outrecuidant, Ophélia, couchée roide el plate, enfonce d’une seule pièce, s’emboit, c’est le mot.
Il y a des gens qui trouvent cela beau. iNous le trouvons laid et prosaïque.
Damby, — Me voici devant la poésie par excellence, devant le Canon du soir.
Une mer plombée, un ciel pesant, chargé de nuages noirs, et, sous cette bande lugubre, à l’horizon, une ligne de feu, de pourpre, de tout ce qu’il y a de plus enflammé,
déplus éclatant, de plus merveilleusement chaud! Dans cette, pleine mer, au milieu de cetle vaslitude, de ce silence, un vaisseau seul, avec ses gréements et sa mâture nette
ment profilés, noirs sur le ciel sombre. Le long de ses flancs, un nuage bistre : la fumée .du coup de canon. Cette voix vient de tonner dans l’immensité ; plus rien, plus un cri, plus un soupir, pas même l’baleine du vent; les ténèbres qui descendent, pas autre chose, et c’est idéalement beau.
Ce vaissequ, sur lequel on ne voit pas un homme, porte l’humanité tout entière dans son vaste sein, il y a un monde d’avenir, de regrets, de pleurs et de joie dans cette mer obscure, dans cette ligne embrasée au couchant, dans le spectre si ferme, si dominateur du navire au repos. Ce n’est rien et· c’est tout. C’esl l’art sublime d’ouvrir à l’imagination
les plaines sans limites de la pensée; c’esl l’infini avec, l’homme : ce qu’il y a de plus élevé, ce qu’il y a de plus impressif, le drame des drames, un monde créé d’un mot.
Landseer. — Deux ouistitis sur un ananas, effrayés par une guêpe.
lis sont très-admirés, ils ont coûté cinquante mille francs, ils ont la mine naïve, grimée en caricature pourtant el bien inférieure à la nature; ils sont peints poil par poil sans que cela tombe dans le chinois; c’est exact, c’est criant; cela ne vaut ni les guinées de l’acheteur ni les peines de l’artiste.
AQUARELLES ANGLAISES.
Ils y ont mis, ces honnêtes Anglais, et la largeur, et la hardiesse, et la chaleur de Ion qui manque à leur peinture à l’huile. Us attaquent franchement le sujet, ils le traitent avec génie. Plus de mignardise; la préoccupation des dé
tails disparaît entièrement : ce sonl les termes renversés, l’aquarelle prise du côté sublime, l’huile par le bout coquet.
Lewis. — J’en excepte son Harem du bey. Ce harem a de vifs admirateurs; moi-même, au premier moment, et par réflexion aussi, car c’est un miracle de travail et d’intentions fines.
Cette aquarelle a été faite, défaite, refaite, le papier fendu, renvoyée en Angleterre pour s’y raccommoder, retournée au Caire pour s’y achever. Il y a un rare mérite dans la con
ception, dans les personnages, mais ce n’est pas large, et les teintes manquent de profondeur,
Le bey couché sur les coussins de son divan, une esclave blanche à côté de lui, une autre à ses pieds laisse errer un
regard distrait sur une jeune Abyssinienne qu’un eunuque, dévoile.
La jeune fille est fière, farouche, elle ne regarde ni le bey, lii cetle esclave jalouse, ni cette autre dédaigneuse, ni cette négresse curieuse et méprisante avec bassesse ; ses yeux illuminés de fauves clartés ne se fixent nulle part ; ils brillent d’un éclat sauvage, voilà tout: c’est une gazelle prise au piège et qui se souvient du désert. Chaque figure est exquise, trop exquise ; il y a trop d’intention.
Le spectateur est un enfant présomptueux qui ne veut pas qu’on lui mâche sa leçon lettre par lettre ; dès qu’il voit chaque mot écrit tout au long, il ne lit plus. Ici le travail, les efforts, les finesses ont un peu lué la flamme.
Vehnert. — Il expose un Prisonnier de Gisors dont je ne sais pas l’histoire, mais qui est une sombre et puissante création. Il retrouve là des teintes à la Rembrandt qui chauffent lo cœur.
Sébastien Gomez surpris peignant dans l’atelier de Murillo, du même auteur, vaut à lui seul une galerie. Couleur éclatante à la fois et sévère ; pas de clartés dissonnantes, pas de lumière à la gomme.
Gomez peint avec une préoccupation intense ; le monde croulerait qu’il ne s’en douterait pas. Arrive Murillo, un escadron volant d’élèves derrière lui ; il s’arrête. Que cetle tête est franchement belle! pas un mouvement de jalousie, rien qui ressemble à une arrière-pensée. Il est là, il regarde, suspendu, assez puissant pour admirer, les yeux rayonnant d’une joie royale, comme transfiguré par ce souverain amour de Part qui arrache l homme à son égoïsme, qui le fait plus grand encore par l’âme que par le génie.
Hagg. — Il exposé deux scènes des voyages de la famille royale en Ecosse : la Heine, le prince Albert, leurs enfants gravissant le Lochnagard. —Une Soirée au châ
teau de Ralmoral. — J’y trouve une liberté, line lumière, un coloris étonnants ; mais cela sent un peu l’officiel, et les royautés en si florissante santé n’ont rien de bien entraî
nant:— succès d’estime, de. sincère admiration, cœur absolument froid, imagination au repos.
SECTION DE BORDEAUX A TONNEINS.
C’est lundi 3 décembre qu’a eu lieu la promenade d’inauguration de la ligne du Midi, section de Bordeaux à Tonneins.
Déjà la veille, dans ra gare Saint-Jean, transformée par les soins de MM. les administrateurs de la Compagnie, avait eu lieu la béné
diction de cette voie nouvelle qui doit unir, comme par un immense trait d’union, l’Océan à la Méditerranée.
Qui eut songé, il y a dix-huit mois, en face de travaux si considérables, que les deux positions si importantes de cette vaste ligne de Bordeaux à Tonneins et Bayonne seraient aujourd’hui entière
ment livrées à la circulation ? C’est, en effet, une chose presque sans exemple qu’une compagnie ait pu, en si peu de temps, mettre en exploitation près de 800 kilomètres de voie ferrée et en livrer près de 300 ; — avec une si prodigieuse activité, nous sommes stlrs d’aller à Cette avant deux ans.
A dix heures précises, la locomotive, richement pavoisée, portant en tête un écusson aux armes impériales, s’est avancée majestueusement, traînant après elle neuf wagons de première classe destinés aux invités de la Compagnie; ou remarquait, au milieu, le salon impérial portant sur ses panneaux les armes de la ville de Bordeaux.
La presse était, représentée par plusieurs de ses rédacteurs en chef. — M. Turneysen, gendre de M. Pereire, M. Jules Fauché, membre de la. chambre de commerce de Bordeaux, M. Camille t.opès-Dubec, ancien membre de l’Assemblée législative, MM. Debans et Marcotte de Quivières, membres du conseil général, assistaient aussi à cette solennité.
En moins de deux heures, nous avions franchi les quatre-vingtdix-sept kilomètres qui séparent Tonneins de Bordeaux.
Toutes les stations de la ligne avaient été décorées de drapeaux, d’écussons aux armes de l’Empereur et de guirlandes de feuillage.
Les garde-barrières avaient spontanément orné leurs maisonnettes d’emblèmes et de fleurs. La voie enfin, dans toute sa longueur, res
semblait à un immense chemin triomphal oh va passer un roi. —
L’industrie n’est-elle pas, en effet, la reine de notre temps ; et cette vapeur toute-puissante, qui nous emportait comme la foudre, ne portait-elle pas aussi dans ses flancs tous les progrès de l’avenir?
Aussi, de toutes parts, les populations étaient accourues en foule; c’était fête partout sur la ligne pour ces contrées heureuses, qui sentaient déjà quels bienfaits et quelle source de richesses la voie de fer allait leur ouvrir.
Arrivés à Langon, les invités ont mis pied à terre pour aller v isiter le pont métallique. — M. le préfet de la Gironde, guidé par M. Saige, sous la direction duquel s’est accomplie cette œuvre im
mense, est descendu dans l’intérieur du pont, et tout le monde en a admiré avec lui l Invention et l’exécution,
I.e convoi a franchi ensuite le magnilique viaduc en ligne courbe qui fait suite au pont et forme un des plus beaux travaux d’art exécutés depuis longtemps en France.
Nous traversonssucees8ivementSaint-Macaire,Cauderot, Gironde, et,, après avoir franchi le double tunnel qui passe sous la ville, le train s’arrête devant la gare de la Réole, posée entre la rivière et les coteaux qui la dominent de la façon la plus pittoresque.
Ici le coup d’œil est magnifique, et le regard, tout à coup ébloui en sortant des ténèbres du tunnel, embrasse, dans un v aste ensem
ble, l’antique château des Quatrc-Sos, assis sur la colline, la souspréfecture aux cent fenêtres embrasées par les rayons du soleil, la fameuse promenade des tilleuls, et la rivière en bas, qui serpente, avec son pont suspendu qui conduit à cette maison célèbre des frères Fauché, ces martyrs du bonapartisme.
Enfin nous arrivons à Tonneins au milieu des flots d’une population enthousiaste. I.e canon retentit, la musiquernilitaire fait enten
dre ses fanfares ; S. Km. le cardinal est pressé de toutes parts par le
peuple qui veut le voir et être béni. Son Eminence fait entendre alors quelques-unes de ces paroles qui sortent du cœur, et le train se remet en marche vers La Réole, au milieu des viv at et des cris de joie de plus dè quinze mille personnes encombranl la gare, décorée de drapeaux, d’oriflammes, de guirlandes et d’écussons.
V deux heures trente-cinq minutes, le train était de retour à La Réole, et là, .dans la salle d’attente, décorée avec un goût parlait, les invités trouvaient un lunch servi avec une profusion extraordi
naire, dont MM. les administrateurs de la Compagnie ont fait les honneurs avec une courtoisie charmante.
A cinq heures cinquante minutes le train entrait en gare à Bordeaux, et chacun se quittait, heureux d’avoir assisté à cette belle fête de l’industrie.
Aujourd’hui la vapeur a supprimé les distances ; Bordeaux donne la, main à Paris; Tonneins et Bayonne ne sont plus que des fau
bourgs de Bordeaux. — Encore un peu detemps, et Agen, Toulouse, Perpignan, Narbonne, Marseille el Cette seront à nos portes ;. — ce inonde enfin, qui était l’infini pour notre faiblesse, ne sera bientôt plus qu’un atome de sable que nous traverserons avec plus de rapidité que la pensée, les nations se toucheront, les peuples s’embrasseront, et l’histoire militaire sera l’histoire des siècles de barbarie.
Ed. Fauché.
A l’occasion de cette inauguration, le conseil d’administration de la Compagnie des chemins de fer du Midi a fait remeltre au maire de Bordeaux une somme de 10,000 francs en faveur du bureau de bienfaisance; au préfet de la Gironde une somme de 1,000 francs, destinée aux établissements alimentaires ; aux maires des communes traversées une somme de δ,οοο francs.
MM. Emile et Jsaac Pereire ont envoyé personnellement 1,000 francs au bureau de bienfaisance, et 500 francs à la souscription alimentaire.
Exposition des beaux-arts.
SOUVENIRS D’UN SPIRITUALISTE.
(Suite. — Voir les numéros 666 et 667. )
ANGLETERRE.
Nous avons beaucoup étudié la galerie anglaise ; nous y avons trouvé deux ou trois tableaux complètement sympa
thiques, d’autres distingués à tous égards, mais le genre de l’école nous déplaît. Nous n’en aimons pas la couleur, d’un éclat choquant, d’un ton faux, d’une carnation de poupée. Nous en goûtons peu l’esprit, maniéré, alambiqué au possible.
Ces artistes ne peuvent pas laisser une pauvre figure en paix; il faut que chacune exprime la quintessence de sa pen
sée ou de son émotion ; il en résulte du tendre, du pointillé,
du papillotage à l’œil, lis ne prennent pas un parti, comme 1e voulait mon professeur ; ils en prennent dix, avec le même feu, avec le même soin; on ne sait plus auquel entendre.
Or, quand l’intelligence a tout à faire, le cœur ne fait plus rien.
11 y a du mérite, dit-on. Je le crois ; il n’y a pas d’attrait, point de séduction. On est très-étonné, on passe un grand moment à se demander si on aime ce genre-là ou si on le déleste; si c’est le comble de l’art, ou si c’en est l’aberra
tion ; on voit bien que c’est très-soigné, très-parfait dans une manière qui n’esl pas la bonne; qu’il y a des intentions ( il n’y en a que trop ! ), qu’il y a du travail, de la science, tout et de tout, excepté, je parle en gros, de celte flamme électrique, de ce coup d’aile du génie qui éteint la critique, même le raisonnement, pour embraser l’àme.
Sir Georges Hayter. — Voici un des bons tableaux, un des très-bons : Lady Russell servant de secrétaire à son mari devant la cour des Lords,
Je passe condamnation sur la couleur, un peu crue pour mon goût. Les ligures son! expressives; elles le sont, à mon sens, plus qu’il ne faut. Pas un juge, pas un gentilhomme dont la lêle ne dise quelque chose; c’est trop parfait. Ce l’est beaucoup, j’en conviens, et, quoique les personnages accessoires soient traités avec un soin minutieux, le noble visage de lady Russell, l’héroïne, la lumière du tableau, s’empare vite de l’intérêt.
Il y a sur ses traits une lutte merveilleuse : le combat de la douleur contre la volonté, des terreurs de demain contre les exigences d’aujourd’hui. Demain femme désolée, veuve devant un échafaud sanglant. Aujourd’hui épouse vaillante, défenseur de son trésor, elle est la mémoire de son bienaimé, elle est son secours, sa plume, la nettelé de ses idées.
Arrière mon cœur, tu saigneras demain ! Et elle tourne vers son Russell ses beaux yeux, gros de larmes, clairs, lumineux, où brille l’intensilé de la pensée.
La tête de lord Russell est sacrifiée à celte admirable figure, qui ne mérite qu’un reproche, celui de ne se pas tourner assez franchement, assez désespérément; celui d’a
voir une altitude un peu sinueuse, un peu théâtrale, de ces altitudes qu’on n’a jamais quand il s’agit de vie ou de mort.
Dyce. — Son Joas lançant la flèche de la délivrance échappe entièrement au faire anglais.
Le vieux prophète, l’œil, les mains levés au ciel avec une prière intime hardie. Devant lui, vis-à-vis de la fenêtre ou
verte, le roi Joas un genou en terre, l’arc tendu,, le regard perçant, un regard qui glisse avec la (lèche, le buste entiè
rement nu, la peau de cette belle teinte bronze, vraie et noble couleur de l’homme, tel qu’il sorti! des mains de Dieu ! —
— Ces deux figures font ce qu’elles font; elles n’ont jamais pensé qu’un jour on les regarderait. Elles sonl d’un grand caractère, d’une belle couleur, d’un dessin de maître ; elles couvent une idée, une passion fervente, muette comme les ardeurs arabes. C’est un feuillet de Ja Bible, débarrassé de la tradition artistique, du vieux formalisme ranci, éclairé tout à coup de la brûlante lumière d’Orient, de l’Orient d’a lors, de l’Orient d’aujourd hui, de l’éternel Orient?
M’Innes. — J’estime et j’admire cette toile-ci : Amour et Pitié.
Deux vieux époux sont à l’église, assis dans leur tribune, bien attentifs ; c’est-à-dire, je soupçonne le vieillard de dor
mir un peu sous prétexte de méditation, La femme âgée lève vers son prédicateur le plus candide ei frais regard de bonne vieille qui ait jamais illuminé un visage éternellement jeune sous les rides. A droite, appuyé contre une colonne, l’amoureux, honnête physionomie aussi, contemple avec un recueillement profond la jeune fille placée à côté du vieux couple. Celle-ci veut écouter, elle se sent regardée, elle se sent aimée; il se fait dans le secret de son cœur un dis
cours qui passe bien en éloquence celui du pasleur en robe noire.
C’est très-joli, cela a l’intention d’être très-naïf, cela y parvient jusqu’à un certain point; les figures sont ingénues, toutes, il est vrai ; mais le peintre a trop d’esprit pour moi.
Redgrave. — La Fille du pauvre gentilhomme.
Désespérément triste, désagréable au superlatif degré, et parfait.
Une jeune personne, jolie, triste, trop grande, un peu gauche, se présente devant une lady, beauté souverainement antipathique. Tout dans eet intérieur respire la hauteur dé
daigneuse : la mince et froide lady, aux lis blafards, aux doigts effilés, au bleu regard de porcelaine, à la tête relevée par les coins ; le mari, un sot mari, dont la pitié en dessous ne. présage rien de bon ; la soubrette au minois moqueur; la perruche verle, car je crois qu’il y a une perruche verte, et, si elle n’y est pas, il faut l’y mettre ; la perruche, qui regarde celle pauvre fille du liant de son bâton doré, avec son œil écarlate !
On déteste tout ce monde-là, et c’est la gloire du peintre. On plaint la fille du gentilhomme, mais sans être ému, sans s’éprendre pour elle d’une compassion un peu froide,, comme son objet, et c’est le défaut, défaut de l’école tout entière. — Il n’y a pas de brasier sous ces palettes, il n’y a pas de diavoleria dans ces artistes; ils travaillent en dehors du sujet, à distance ; ils vous y laissent.
Pourtant Ophélia assise sur le tronc d’arbre, du même peintre, nous plait entièrement.
Un gros saule, sans feuilles, couché en travers d’un ruisseau profond., se détache d’un fourré de lianes et d’arbus
tes. C’est une de ces retraites où les enfants et les insensés pénètrent seuls. Ophélia, ses cheveux blonds couverts de pavots, de brins de folle avoine, est assise; ses pieds nus effleurant l’onde qui fuit, toute chargée des fleurs que laisse tomber la jeune fille. On a reproché à ces fleurs d’être trop bien peintes, de tenir trop de place, de se faire regarder. Je
ne sais : la figure d’Ophélia, mise en saillie, eût fait manquer le caractère du drame. Ce caractère est le vague. Rien ne doit réveiller le spectateur ; il faut qu’il rêve I il faut que sa
pensée erre d’Ophélia aux fleurs, suive le fil de l’eau sombre,- se perde sous le fourré, revienne à Ophélia, pensée triste,
indécise, progressivement envahie par la mélancolie de cette scène, et surtout ni arrêtée ni formulée, — J1 peut y avoir une autre Ophélia; celle-ci est l’Ophélia de Shakespeare.
Il y en a une autre, en effet, île je ne sais quel artiste, du même peut-être; elle se noie, c’est-à-dire qu’elle fait la planche sur un plat d’épinards. C’est par trop fantastique.
Le trône est toujours là, toujours-là les fleurs; seulement, sur l’eau, d’un vert outrecuidant, Ophélia, couchée roide el plate, enfonce d’une seule pièce, s’emboit, c’est le mot.
Il y a des gens qui trouvent cela beau. iNous le trouvons laid et prosaïque.
Damby, — Me voici devant la poésie par excellence, devant le Canon du soir.
Une mer plombée, un ciel pesant, chargé de nuages noirs, et, sous cette bande lugubre, à l’horizon, une ligne de feu, de pourpre, de tout ce qu’il y a de plus enflammé,
déplus éclatant, de plus merveilleusement chaud! Dans cette, pleine mer, au milieu de cetle vaslitude, de ce silence, un vaisseau seul, avec ses gréements et sa mâture nette
ment profilés, noirs sur le ciel sombre. Le long de ses flancs, un nuage bistre : la fumée .du coup de canon. Cette voix vient de tonner dans l’immensité ; plus rien, plus un cri, plus un soupir, pas même l’baleine du vent; les ténèbres qui descendent, pas autre chose, et c’est idéalement beau.
Ce vaissequ, sur lequel on ne voit pas un homme, porte l’humanité tout entière dans son vaste sein, il y a un monde d’avenir, de regrets, de pleurs et de joie dans cette mer obscure, dans cette ligne embrasée au couchant, dans le spectre si ferme, si dominateur du navire au repos. Ce n’est rien et· c’est tout. C’esl l’art sublime d’ouvrir à l’imagination
les plaines sans limites de la pensée; c’esl l’infini avec, l’homme : ce qu’il y a de plus élevé, ce qu’il y a de plus impressif, le drame des drames, un monde créé d’un mot.
Landseer. — Deux ouistitis sur un ananas, effrayés par une guêpe.
lis sont très-admirés, ils ont coûté cinquante mille francs, ils ont la mine naïve, grimée en caricature pourtant el bien inférieure à la nature; ils sont peints poil par poil sans que cela tombe dans le chinois; c’est exact, c’est criant; cela ne vaut ni les guinées de l’acheteur ni les peines de l’artiste.
AQUARELLES ANGLAISES.
Ils y ont mis, ces honnêtes Anglais, et la largeur, et la hardiesse, et la chaleur de Ion qui manque à leur peinture à l’huile. Us attaquent franchement le sujet, ils le traitent avec génie. Plus de mignardise; la préoccupation des dé
tails disparaît entièrement : ce sonl les termes renversés, l’aquarelle prise du côté sublime, l’huile par le bout coquet.
Lewis. — J’en excepte son Harem du bey. Ce harem a de vifs admirateurs; moi-même, au premier moment, et par réflexion aussi, car c’est un miracle de travail et d’intentions fines.
Cette aquarelle a été faite, défaite, refaite, le papier fendu, renvoyée en Angleterre pour s’y raccommoder, retournée au Caire pour s’y achever. Il y a un rare mérite dans la con
ception, dans les personnages, mais ce n’est pas large, et les teintes manquent de profondeur,
Le bey couché sur les coussins de son divan, une esclave blanche à côté de lui, une autre à ses pieds laisse errer un
regard distrait sur une jeune Abyssinienne qu’un eunuque, dévoile.
La jeune fille est fière, farouche, elle ne regarde ni le bey, lii cetle esclave jalouse, ni cette autre dédaigneuse, ni cette négresse curieuse et méprisante avec bassesse ; ses yeux illuminés de fauves clartés ne se fixent nulle part ; ils brillent d’un éclat sauvage, voilà tout: c’est une gazelle prise au piège et qui se souvient du désert. Chaque figure est exquise, trop exquise ; il y a trop d’intention.
Le spectateur est un enfant présomptueux qui ne veut pas qu’on lui mâche sa leçon lettre par lettre ; dès qu’il voit chaque mot écrit tout au long, il ne lit plus. Ici le travail, les efforts, les finesses ont un peu lué la flamme.
Vehnert. — Il expose un Prisonnier de Gisors dont je ne sais pas l’histoire, mais qui est une sombre et puissante création. Il retrouve là des teintes à la Rembrandt qui chauffent lo cœur.
Sébastien Gomez surpris peignant dans l’atelier de Murillo, du même auteur, vaut à lui seul une galerie. Couleur éclatante à la fois et sévère ; pas de clartés dissonnantes, pas de lumière à la gomme.
Gomez peint avec une préoccupation intense ; le monde croulerait qu’il ne s’en douterait pas. Arrive Murillo, un escadron volant d’élèves derrière lui ; il s’arrête. Que cetle tête est franchement belle! pas un mouvement de jalousie, rien qui ressemble à une arrière-pensée. Il est là, il regarde, suspendu, assez puissant pour admirer, les yeux rayonnant d’une joie royale, comme transfiguré par ce souverain amour de Part qui arrache l homme à son égoïsme, qui le fait plus grand encore par l’âme que par le génie.
Hagg. — Il exposé deux scènes des voyages de la famille royale en Ecosse : la Heine, le prince Albert, leurs enfants gravissant le Lochnagard. —Une Soirée au châ
teau de Ralmoral. — J’y trouve une liberté, line lumière, un coloris étonnants ; mais cela sent un peu l’officiel, et les royautés en si florissante santé n’ont rien de bien entraî
nant:— succès d’estime, de. sincère admiration, cœur absolument froid, imagination au repos.