Warren. — Bossu racontant une histoire dans un café de Damas.
Bien groupé, bien traité. Le conteur est un bossu des MH te et une Nuits; physionomie originale, avec ce cachet du burlesque arabe d’autant plus frappant qu’il se pose suides visages d ordinaire impassibles, beux ou trois mar
chands l’écoutent. Sur le devant du café, debout, une femme, une de celles qui seules hantent les réunions d’hommes, lé tambour de basque dans sa main pendante, dé
tourne un peu la tête, et se couvre la bouche d’un pan de son voile pour cacher Un sourire. Ce détail est exquis; c’est toute une révélation du caractère oriental. Hélas 1. pauvre femme, elle a bien oublié les effrois de la pudeur! Mais le rire! rire en public, rire devant des hommes, oh ! cela, elle ne le fera point. C’est un excès d’immodestie auquel elle n’arrivera pas. H y a un reste de respect d’elle-même, une dernière délicatesse, une dernière réserve charmante qui s’est réfugiée là, entre ses deux lèvres d’un incarnat si ju
vénile, dans cette étincelle éblouissante qui court le long des dents ; cela, personne ne le verra, pas même les plus hardis. Et comme tout rit dans le reste de cette figure : les yeux, le front, la pose abandonnée du corps! — Admirable race, noble encore et souverainement digne jusque dans l abaissement!
Haghe. — Encore un Rembrandt. Cette fois le tableau est d’un Belge; et puisque me voilà sorti des Anglais sans l’être des aquarelles, je ne les quitte plus que je n’en aie extrait tout ce qui me frappe.
Capucins de Bruges à matines. Noble, triste, poétique. f)e ces figures parfaitement simples, de ces situations par
faitement unies qui émeuvent. Elles ne proclament rien, elles ont au contraire un mâle caractère de concentration ; mais il couve, là-dessous un de ces mystérieux embrase
ments dont les reflets rares, amortis, fugitifs éclairs, disent l’intensité toute-puissante.
J’aime ces compositions, sobres, peu compliquées, vul
gaires sous de vulgaires pinceaux, et d’où i baleine du génie évoque l’idéal en passant dessus.
Maintenant des portraits; des portraits ravissants, soi
gnés, délicats; des feuillets de keepsakes éparpillés; des visages enchanteurs, des carnations d’une finesse presque transparente, des yeux où se mire le ciel ; et puis les fameux pastels de Maréchal. Il s’y faut arrêter.
Maréchal. — l.’Étudiant. Remarquable étude. — Les vêtements sont foncés, la tête est réfléchie, le tout est atta
qué en vigueur, il y a un modelé excellent. Cela fit grande sensation il y a dix ans. On ne savait plus ce que c’était que le pastel sérieux. C’est toujours beau, d’une beauté objec
tive, parfait de cette perfection absolument extérieure qui ne remue pas une fibre.
Le Loisir, moins fort peut-être, a plus de charme. Figure rêveuse, jeune fille couchée parmi de grosses feuilles comme il en croît le long des eaux. Elle regarde, je, ne sais trop quoi, ainsi qu’on fait quand on songe ; le rayon de ses yeux
tombe bien sur le courant limpide qui fuit au plus épais des herbes et des plantes: s’il tombe il ne s’enfonce pas ; il glisse, il est vague et penseur en même temps.
Quant au Galilée, magistralement traité, comme s’exprime notre style pédantesque, il est artistiquement beau,
mais si positivement et si pratiquement laid qu’il me faut un effort de vertu pour y arrêter les yeux. Couleur, dessin,
attitude, pensée, tout en est bon ; pourtant cela me déplaît à fond. Pourquoi? Suffit-il de la laideur physique pour me repousser? Non, je l’ai éprouvé cent fois. C’est que cette laideur-ci est une laideur scientifique, toute sèche; la lai
deur d’une âme qui vit d’abstractions et d’où l’idée a chassé les tendresses. Je ne parle pas de l’homme, je parle du tableau. Et voilà pourquoi cetle froide surface m’éloigne in
vinciblement. L’un de nous l’admirait beaucoup, je faisais des tentatives désespérées pour lui donner autre chose qu’un consentement raisonné ; je contemplais de toutes mes for
ces, je ne rencontrais rien où m’accrocher. Ce visage fermé aux émotions du cœur, tout calcul, tout problème, qui au
rait vu mourir femme et enfant sans sourciller ; ce type de l’égoïsme philosophique, du moine verrouillé dans la cel
lule de son cerveau, m’inspirait une decesbonnesantipathies d’instinct contre lesquelles viennent échouer tous les prêches de dame volonlé.
Giraud. — C’est peut-être à cause du contraste que j’ai trouvé beau, mais royalement beau, le portrait de Mélingue, dans le costume de Salvator Bosa.
Voilà qui est fièrement campé, voilà qui vit de toute la vie humaine ; c’est loyal, c’est ouvert, ces yeux éclairent, cette bouche frémit, ce front a de la lumière; c’est peu soigné, si J’on veut, à coup sûr ce n’est pas minutieux,
mais d’une hardiesse, d’un réussi à vous arrêter net. — Les gens de premier mouvement, comme moi, passeront devant le Galilée ; ils ne passeront pas devant le Méllngue,
Valleyres.
(La suite au prochain numéro.)
Erratum. Nous relevons une faute d’impression du dernier article de l’auteur. Au lieu de. la fille du Titien, c’est La fille du ’fintoret qu’il faut lire dans le paragraphe consacré à M. Coignet.
Cinq cent mille francs de rente,
ROMAN DE MOEURS, PAR LE Dr L. VÉRON.
M. Véron est l’homme le plus calomnié de notre temps : écoutez les libellistes, les gazetiers, toutes les mauvaises langues; l’un l’appelle « Don Juan apoplectique; » l’autre, « Mécène de tableaux vivants ; » on lui attribue des mœurs
mythologiques, et la foule voit en lui, non pas un ressouvenir des financiers gaillards du siècle dernier, mais un de ces types d’affranchis dont parle Pétrone : au moins, diton, Trimalcion n’eût pas demandé la croix, il ne briguait point les honneurs du tribunat, il ne prétendait pas à la gloire littéraire, il débitait ses menus propos dans dés sou
liers intimes à quelques parasites débauchés ; que M. Véron cache sa vie, qu’il soit toujours, s’il veut, sur un trône doré, comme Roger au cinquième acte du Prophète, buvant dans une coupe d’or, entouré de bayadères dans des attitudes bien inutilement provoquantes; mais, pour Dieu! qu’en public il soit moins spirituel. Officier de la Légion d’hon
neur, député, riche et d’un extérieur agréable, n’est-il pas assez heureusement doté? Pourquoi courir après le scandale d’une publicité indécente?
Tel a élé le cri de bien des âmes honnêtes à l’annonce, d’un nouveau livre de M. Véron.
Erreur, calomnie, jugement téméraire : le livre a paru ; il a été lu avec une curiosité impure, mais on a cherché vainement : nous n’y avons trouvé, absolument rien d indé
cent., si ce n’est le nom de l’auteur; rien d’inconvenant, si ce n’est l’espérance de révélations délicates qu’avait pu faire naître ce. nom affriolant.
Non, M. Véron est un bon vieillard : il a soixante-six ans; il est arrivé à l’âge où les honnêtes gens bénissent leurs petits-enfants : à défaut de cette joie qui lui est refusée,, i! veut au moins être pour la jeunesse un guide aimable. et sûr; et sans son diable de nom, que grâce à la calomnie on ne, prononce plus qu’avec une extrême réserve devant les femmes, qu’on remplace toujours par une circonlo
cution devant les jeunes filles, sans son diable de nom que M. Véron, hardi comme un sculpteur, étale à découvert sur la première page, le livre, sauf quelques légèretés, pour
rait être comparé à la Morale en action et aux meilleures œuvres de Berquin.
Cinq cent mille francs de rente est un livre parfaitement candide : on dirait l’œuvre, d’un adolescent. L’auteur ne semble certes pas un viveur délicat et expérimenté ; il n’a encore rien vu, rien lu, rien deviné.
11 prétend peindre le luxe de grand goût, flétrir les vices raffinés, la corruption élégante, le génie de. la débauche, et en réalité il retrace d’un style fort commun des magni
ficences et des débordements qu’un joirr.de hausse la rue Quineampoix pratiquerait sans maître.
Il connaît le faste véritable, les grandes façons, comme il connaît le latin, — par des citations : tout cela,est décousu, inégal, incomplet, mal redit ; tout cela est écouté aux portes.
Il hasarde entre autres cette phrase: « Les domestiques d’autrefois........ vivaient profondément attachés au sol, à la
maison, domus. » La maison en latin domus; domestique vient de domus. Nous autres gens riches, nous sommes
obligés desavoir un peu de tout. Ses découvertes en fait d’élégance sont tout aussi ingénieuses, tout aussi neuves, tout aussi intéressantes.
Il raconte un dîner somptueux ; il en donne la carte, renseignement précieux pour les enrichis débutants qui voudraient bien savoir vivre ; et son dîner splendide ad usurn scholarum est tout simplement un dîner Potel et Chabot, magnificence d’hôtel garni, dîner banal, qui fait et refait incessamment le tour de Paris dans de petites voitu
res, qui court la province, qü’on expédie à l’étranger, dîner officiel, dîner de toutes les inaugurations, dîner de gare.
Il met en scène une véritable grande dame : elle est riche, spirituelle, incontestée; elle est venue très-volontiers au bal du financier.
Ecoutez un peu cette phrase qui décèle l’observateur de qualité :
«... Ne voulant pas, d’ailleurs, passer pour une petite bourgeoise qui n’aurait jamais rien vu, lamarqui.se dit au banquier :
— Monsieur Picard, votre petite fête est charmante. » Comme cela est observé juste ! comme cela est pris sur nature, ! quel tact ! quelle sagacité ! quel style ! quel goût !
Plus loin il raconte une orgie de raffinés : à vrai dire, c’est un diner d’étudiants. M. Véron a lu, je pense, l orgie dé
crite par Balzac dans la Peau de chagrin: comment, au
souvenir de cette peinture sombre et puissante, n’a-t-il pas compris le ridicule d’écrire à son âge un chapitre qui semble le paradis de Mahomet rêvé par un élève de cinquième?
Je dois pourtant citer une phrase d’un dialogue de fem
mes, qu’un digne vieillard doit être heureux et fier d’avoir recueillie ou inventée :
« — Eli bien ! et toi ? le gargotier qui est ton amant ne te place-t-il pas 100 francs par mois sous ton nom à la caisse d’épargne 1 c’est donc comme il faut? »
Ces quelques mots perdent beaucoup à être écrits. Je crois que s’ils étaient, non pas prononcés, mais bien hués du gosier, la lèvre en avant avec l’accent faubourien et aviné de Vénus forte en gueule, l’effet serait saisissant de vérité. Là, l’auteur, il faut l’avouer, a été heureux, et cela explique jusqu’à un certain point qu’il ait si peu réussi la grande dame.
Mais passons sur les détails. Le livre vu d’ensemble n’est qu’un travail de marqueterie ; on dirait des économies litté
raires , un cahier d’expressions. M. Véron n est pas un étourdi ; on cause devant lui, il prend des notes; on fait un mot, il est mis de côté ; on développe une théorie ou un paradoxe, un feuilleton railleur lui attribue une petite aventure à la gloire de Sophie, tout cela est pour le portefeuille.
Maintenant il faut trouver un cadre. M. Véron se souvient alors que Balzac a autrefois raconté devant lui l’his
toire d’un certain César Birotteau, histoire qui n’est pas dépourvue d’intérêt, et dont un philosophe peut tirer la plus haute moralité.
C’est magnifique, et on commence son petit placage : seulement les gens d’esprit ont la mauvaise habitude de faire servir plusieurs fois leurs bons mots, leurs traits d’esprit, leurs anecdotes, de sorte que, quand M. Véron arrive avec
ses précieuses glanes : 20 anecdotes piquantes, 70 bons mots, 17 tirades, à paradoxes, tout cela est vieux, usé, gâ
ché, et a défrayé trois années de suite l’almanach liégeois. Quant aux aventures de César Birotteau, Balzac a eu l’indélicatesse d’en faire un roman, et M. Véron entre en littérature comme un jeune provincial qui avant-hier soir a découvert la lune.
Quant au style, hâtons-nous de rendre toute justice à M. Véron ; il est accusé de ne pas rédiger lui-même, d’a
voir un teinturier, comme l’on dit : calomnie pure ; je n’ai qu’à citer une phrase au hasard :
« Ce désordre de la salle à manger obligea toul le monde « à passer dans un salon où les danses les plus fantastiques « recommencèrent au son d’un piano violemment tait poté (1). »
Non, non, ce style n’a subi aucune retouche : il est natu
rel, il est brut ; c’est ainsi qu’écrit ‘ instinctivement un homme qui pense avec élégance.
En somme, M. Véron a bien fait d’écrire ce livre ; il révèle ainsi en lui un côté tout nouveau, Un côté bon homme,
un côté Joseph Pr.udhomme, qui donne à sa vieillesse des apparences saines et inattendues.
VI. Véron promet encore d’autres livres. C’est très-bien ; au risque de montrer une rare ingénuité en ces matières, il est décent, à son âge, de se livrer de temps en temps à une petite débauche de morale, élémentaire.
Armand de Barenton.
(I) Il y avait une seconde phrase citée; mais elle est d’une telle indécence, qu elle no peut trouver place dans l Illustration ; à mon grand regret, car elle était caractéristique, je la retranche. Paulin.
Types et physionomies de l’armée
d’Orient.
PROLOGUE (SUITE).
II.
Voir le numéro du 24 novembre 1855.)
L’ordre, avons-nous dit, règne à bord : soit ; mais c’est un peu comme à Varsovie ; cela ne veut pas dire que tout le monde, s’y trouve dans les conditions de bien-être désira
bles. Rien, au contraire, n est plus pénible pour le troupier que cetle traversée de quelques jours.
Si ce voyage est à peu près supportable, à bord des bâtiments à batteries, où les entreponts offrent au moins un
asile aux passagers, il n’en est certes pas de même sur les corvettes à vapeur ou à voiles, et surtout dans les transports nolisés par l’Etat. Dans les premiers, les hommes sont en
tassés, mais ils sont à couvert; sur les corvettes et sur les transports, le jour, la nuit, qu’il fasse froid, qu’il fasse chaud, qu’il pleuve même, le soldat n’a d’autre refuge que le pont, d’autre habitation que sa couverture.
Ajoutez à cela que le temps n’est pas toujours calme, et pour peu que la mer embarque, imaginez quel doit être le
supplice de tous ces pauvres diables qui n’ont même pas assez de place, le plus souvent, pour s’étendre sur le pont; les voyez-vous, reployés sur eux-mêmes, harassés, mor
fondus, inondés, — et immobiles plusieurs heures de suite ? Malheur à celui qui 11e sait pas trouver dans son esprit des ressources pour se créer lin bien-être relatif, dans son ca
ractère. assez de philosophie pour oublier le reste : à celuilà le mal de mer dans les conditions les plus affreuses, la nostalgie, le désespoir.
On conçoit que, dans de pareilles circonstances, la tenue officielle soit quelque peu négligée; pour lin semblable ser
vice, il est tout naturel d’économiser son uniforme, et d’ordinaire le troupier le remplace par des déguisements fantastiques.
Les plus naïfs se contentent de retourner les capotes et les pantalons, au risque de transformer toutes les poches en besaces.
Mais les malins découpent en talmas les sacs de campement, et les plus élégants vont jusqu’à se tailler des chlamydes dans la couverlure réglementaire à lisières jaunes.
Le bonnet de coton complète généralement cette toilette avec quelque succès.
Pour peu que le temps soit beau, la gaieté française re
prend bien vite le dessus; pendant l’ouragan, chacun se cramponne à la position horizontale, s’en lerre avec achar
nement sous sa couverture et tâche de s’oublier soi-même.
Mais au premier rayon de soleil, lorsque tout le monde est sur pied, les chants, les parties de toute espèce, les conversations, les plaisanteries, les querelles grouillent et l’appétit s’éveille.
Longtemps avant l’heure du dîner, la queue, commence, aux environs de la cuisine; les premiers arrivés pre.nne.nl patience en se délectant au spectacle préliminaire des vastes chaudières qui renferment le plus grand événement de la journée : alors rien 11e peut les détourner de cette intéres
sante contemplation, ni les piaulements des goélands et des mauves, ni les marsouins qui font !a roue, ni les parties de barres des dorades ; ils n’ont tous qu’un seul regard, et bientôt ils sont tous à la file, en arrêt sur maître Coq.
Ah ! le magnifique appétit quand il fait beau, quand on lit sur le livre de loch, cette phrase si goûtée de la navi
gation à vapeur : « Beau temps, belle mer, calme plat. »
Dans ce cas, quand on entend piquer une heure, >—l’heure du dîner, — le bienheureux timbre est accompagné à grand orchestre par toute, la ferblanterie du bord. Alors com
mence la distribution ; le chef est en tenue de circonstance, grave, méthodique et important, comme au Gymnase. Son tablier n’est pas propre, mais ses aides sont plus sales en
core. Il répartit à la gamelle de chacun la portion congrue de potage-rata. Potage-rata est le terme ; voici l’explication :
Pour éviter l’attirail luxueux de deux plats, et néanmoins
donner les deux espèces de nourriture exigées par la règle,
Bien groupé, bien traité. Le conteur est un bossu des MH te et une Nuits; physionomie originale, avec ce cachet du burlesque arabe d’autant plus frappant qu’il se pose suides visages d ordinaire impassibles, beux ou trois mar
chands l’écoutent. Sur le devant du café, debout, une femme, une de celles qui seules hantent les réunions d’hommes, lé tambour de basque dans sa main pendante, dé
tourne un peu la tête, et se couvre la bouche d’un pan de son voile pour cacher Un sourire. Ce détail est exquis; c’est toute une révélation du caractère oriental. Hélas 1. pauvre femme, elle a bien oublié les effrois de la pudeur! Mais le rire! rire en public, rire devant des hommes, oh ! cela, elle ne le fera point. C’est un excès d’immodestie auquel elle n’arrivera pas. H y a un reste de respect d’elle-même, une dernière délicatesse, une dernière réserve charmante qui s’est réfugiée là, entre ses deux lèvres d’un incarnat si ju
vénile, dans cette étincelle éblouissante qui court le long des dents ; cela, personne ne le verra, pas même les plus hardis. Et comme tout rit dans le reste de cette figure : les yeux, le front, la pose abandonnée du corps! — Admirable race, noble encore et souverainement digne jusque dans l abaissement!
Haghe. — Encore un Rembrandt. Cette fois le tableau est d’un Belge; et puisque me voilà sorti des Anglais sans l’être des aquarelles, je ne les quitte plus que je n’en aie extrait tout ce qui me frappe.
Capucins de Bruges à matines. Noble, triste, poétique. f)e ces figures parfaitement simples, de ces situations par
faitement unies qui émeuvent. Elles ne proclament rien, elles ont au contraire un mâle caractère de concentration ; mais il couve, là-dessous un de ces mystérieux embrase
ments dont les reflets rares, amortis, fugitifs éclairs, disent l’intensité toute-puissante.
J’aime ces compositions, sobres, peu compliquées, vul
gaires sous de vulgaires pinceaux, et d’où i baleine du génie évoque l’idéal en passant dessus.
Maintenant des portraits; des portraits ravissants, soi
gnés, délicats; des feuillets de keepsakes éparpillés; des visages enchanteurs, des carnations d’une finesse presque transparente, des yeux où se mire le ciel ; et puis les fameux pastels de Maréchal. Il s’y faut arrêter.
Maréchal. — l.’Étudiant. Remarquable étude. — Les vêtements sont foncés, la tête est réfléchie, le tout est atta
qué en vigueur, il y a un modelé excellent. Cela fit grande sensation il y a dix ans. On ne savait plus ce que c’était que le pastel sérieux. C’est toujours beau, d’une beauté objec
tive, parfait de cette perfection absolument extérieure qui ne remue pas une fibre.
Le Loisir, moins fort peut-être, a plus de charme. Figure rêveuse, jeune fille couchée parmi de grosses feuilles comme il en croît le long des eaux. Elle regarde, je, ne sais trop quoi, ainsi qu’on fait quand on songe ; le rayon de ses yeux
tombe bien sur le courant limpide qui fuit au plus épais des herbes et des plantes: s’il tombe il ne s’enfonce pas ; il glisse, il est vague et penseur en même temps.
Quant au Galilée, magistralement traité, comme s’exprime notre style pédantesque, il est artistiquement beau,
mais si positivement et si pratiquement laid qu’il me faut un effort de vertu pour y arrêter les yeux. Couleur, dessin,
attitude, pensée, tout en est bon ; pourtant cela me déplaît à fond. Pourquoi? Suffit-il de la laideur physique pour me repousser? Non, je l’ai éprouvé cent fois. C’est que cette laideur-ci est une laideur scientifique, toute sèche; la lai
deur d’une âme qui vit d’abstractions et d’où l’idée a chassé les tendresses. Je ne parle pas de l’homme, je parle du tableau. Et voilà pourquoi cetle froide surface m’éloigne in
vinciblement. L’un de nous l’admirait beaucoup, je faisais des tentatives désespérées pour lui donner autre chose qu’un consentement raisonné ; je contemplais de toutes mes for
ces, je ne rencontrais rien où m’accrocher. Ce visage fermé aux émotions du cœur, tout calcul, tout problème, qui au
rait vu mourir femme et enfant sans sourciller ; ce type de l’égoïsme philosophique, du moine verrouillé dans la cel
lule de son cerveau, m’inspirait une decesbonnesantipathies d’instinct contre lesquelles viennent échouer tous les prêches de dame volonlé.
Giraud. — C’est peut-être à cause du contraste que j’ai trouvé beau, mais royalement beau, le portrait de Mélingue, dans le costume de Salvator Bosa.
Voilà qui est fièrement campé, voilà qui vit de toute la vie humaine ; c’est loyal, c’est ouvert, ces yeux éclairent, cette bouche frémit, ce front a de la lumière; c’est peu soigné, si J’on veut, à coup sûr ce n’est pas minutieux,
mais d’une hardiesse, d’un réussi à vous arrêter net. — Les gens de premier mouvement, comme moi, passeront devant le Galilée ; ils ne passeront pas devant le Méllngue,
Valleyres.
(La suite au prochain numéro.)
Erratum. Nous relevons une faute d’impression du dernier article de l’auteur. Au lieu de. la fille du Titien, c’est La fille du ’fintoret qu’il faut lire dans le paragraphe consacré à M. Coignet.
Cinq cent mille francs de rente,
ROMAN DE MOEURS, PAR LE Dr L. VÉRON.
M. Véron est l’homme le plus calomnié de notre temps : écoutez les libellistes, les gazetiers, toutes les mauvaises langues; l’un l’appelle « Don Juan apoplectique; » l’autre, « Mécène de tableaux vivants ; » on lui attribue des mœurs
mythologiques, et la foule voit en lui, non pas un ressouvenir des financiers gaillards du siècle dernier, mais un de ces types d’affranchis dont parle Pétrone : au moins, diton, Trimalcion n’eût pas demandé la croix, il ne briguait point les honneurs du tribunat, il ne prétendait pas à la gloire littéraire, il débitait ses menus propos dans dés sou
liers intimes à quelques parasites débauchés ; que M. Véron cache sa vie, qu’il soit toujours, s’il veut, sur un trône doré, comme Roger au cinquième acte du Prophète, buvant dans une coupe d’or, entouré de bayadères dans des attitudes bien inutilement provoquantes; mais, pour Dieu! qu’en public il soit moins spirituel. Officier de la Légion d’hon
neur, député, riche et d’un extérieur agréable, n’est-il pas assez heureusement doté? Pourquoi courir après le scandale d’une publicité indécente?
Tel a élé le cri de bien des âmes honnêtes à l’annonce, d’un nouveau livre de M. Véron.
Erreur, calomnie, jugement téméraire : le livre a paru ; il a été lu avec une curiosité impure, mais on a cherché vainement : nous n’y avons trouvé, absolument rien d indé
cent., si ce n’est le nom de l’auteur; rien d’inconvenant, si ce n’est l’espérance de révélations délicates qu’avait pu faire naître ce. nom affriolant.
Non, M. Véron est un bon vieillard : il a soixante-six ans; il est arrivé à l’âge où les honnêtes gens bénissent leurs petits-enfants : à défaut de cette joie qui lui est refusée,, i! veut au moins être pour la jeunesse un guide aimable. et sûr; et sans son diable de nom, que grâce à la calomnie on ne, prononce plus qu’avec une extrême réserve devant les femmes, qu’on remplace toujours par une circonlo
cution devant les jeunes filles, sans son diable de nom que M. Véron, hardi comme un sculpteur, étale à découvert sur la première page, le livre, sauf quelques légèretés, pour
rait être comparé à la Morale en action et aux meilleures œuvres de Berquin.
Cinq cent mille francs de rente est un livre parfaitement candide : on dirait l’œuvre, d’un adolescent. L’auteur ne semble certes pas un viveur délicat et expérimenté ; il n’a encore rien vu, rien lu, rien deviné.
11 prétend peindre le luxe de grand goût, flétrir les vices raffinés, la corruption élégante, le génie de. la débauche, et en réalité il retrace d’un style fort commun des magni
ficences et des débordements qu’un joirr.de hausse la rue Quineampoix pratiquerait sans maître.
Il connaît le faste véritable, les grandes façons, comme il connaît le latin, — par des citations : tout cela,est décousu, inégal, incomplet, mal redit ; tout cela est écouté aux portes.
Il hasarde entre autres cette phrase: « Les domestiques d’autrefois........ vivaient profondément attachés au sol, à la
maison, domus. » La maison en latin domus; domestique vient de domus. Nous autres gens riches, nous sommes
obligés desavoir un peu de tout. Ses découvertes en fait d’élégance sont tout aussi ingénieuses, tout aussi neuves, tout aussi intéressantes.
Il raconte un dîner somptueux ; il en donne la carte, renseignement précieux pour les enrichis débutants qui voudraient bien savoir vivre ; et son dîner splendide ad usurn scholarum est tout simplement un dîner Potel et Chabot, magnificence d’hôtel garni, dîner banal, qui fait et refait incessamment le tour de Paris dans de petites voitu
res, qui court la province, qü’on expédie à l’étranger, dîner officiel, dîner de toutes les inaugurations, dîner de gare.
Il met en scène une véritable grande dame : elle est riche, spirituelle, incontestée; elle est venue très-volontiers au bal du financier.
Ecoutez un peu cette phrase qui décèle l’observateur de qualité :
«... Ne voulant pas, d’ailleurs, passer pour une petite bourgeoise qui n’aurait jamais rien vu, lamarqui.se dit au banquier :
— Monsieur Picard, votre petite fête est charmante. » Comme cela est observé juste ! comme cela est pris sur nature, ! quel tact ! quelle sagacité ! quel style ! quel goût !
Plus loin il raconte une orgie de raffinés : à vrai dire, c’est un diner d’étudiants. M. Véron a lu, je pense, l orgie dé
crite par Balzac dans la Peau de chagrin: comment, au
souvenir de cette peinture sombre et puissante, n’a-t-il pas compris le ridicule d’écrire à son âge un chapitre qui semble le paradis de Mahomet rêvé par un élève de cinquième?
Je dois pourtant citer une phrase d’un dialogue de fem
mes, qu’un digne vieillard doit être heureux et fier d’avoir recueillie ou inventée :
« — Eli bien ! et toi ? le gargotier qui est ton amant ne te place-t-il pas 100 francs par mois sous ton nom à la caisse d’épargne 1 c’est donc comme il faut? »
Ces quelques mots perdent beaucoup à être écrits. Je crois que s’ils étaient, non pas prononcés, mais bien hués du gosier, la lèvre en avant avec l’accent faubourien et aviné de Vénus forte en gueule, l’effet serait saisissant de vérité. Là, l’auteur, il faut l’avouer, a été heureux, et cela explique jusqu’à un certain point qu’il ait si peu réussi la grande dame.
Mais passons sur les détails. Le livre vu d’ensemble n’est qu’un travail de marqueterie ; on dirait des économies litté
raires , un cahier d’expressions. M. Véron n est pas un étourdi ; on cause devant lui, il prend des notes; on fait un mot, il est mis de côté ; on développe une théorie ou un paradoxe, un feuilleton railleur lui attribue une petite aventure à la gloire de Sophie, tout cela est pour le portefeuille.
Maintenant il faut trouver un cadre. M. Véron se souvient alors que Balzac a autrefois raconté devant lui l’his
toire d’un certain César Birotteau, histoire qui n’est pas dépourvue d’intérêt, et dont un philosophe peut tirer la plus haute moralité.
C’est magnifique, et on commence son petit placage : seulement les gens d’esprit ont la mauvaise habitude de faire servir plusieurs fois leurs bons mots, leurs traits d’esprit, leurs anecdotes, de sorte que, quand M. Véron arrive avec
ses précieuses glanes : 20 anecdotes piquantes, 70 bons mots, 17 tirades, à paradoxes, tout cela est vieux, usé, gâ
ché, et a défrayé trois années de suite l’almanach liégeois. Quant aux aventures de César Birotteau, Balzac a eu l’indélicatesse d’en faire un roman, et M. Véron entre en littérature comme un jeune provincial qui avant-hier soir a découvert la lune.
Quant au style, hâtons-nous de rendre toute justice à M. Véron ; il est accusé de ne pas rédiger lui-même, d’a
voir un teinturier, comme l’on dit : calomnie pure ; je n’ai qu’à citer une phrase au hasard :
« Ce désordre de la salle à manger obligea toul le monde « à passer dans un salon où les danses les plus fantastiques « recommencèrent au son d’un piano violemment tait poté (1). »
Non, non, ce style n’a subi aucune retouche : il est natu
rel, il est brut ; c’est ainsi qu’écrit ‘ instinctivement un homme qui pense avec élégance.
En somme, M. Véron a bien fait d’écrire ce livre ; il révèle ainsi en lui un côté tout nouveau, Un côté bon homme,
un côté Joseph Pr.udhomme, qui donne à sa vieillesse des apparences saines et inattendues.
VI. Véron promet encore d’autres livres. C’est très-bien ; au risque de montrer une rare ingénuité en ces matières, il est décent, à son âge, de se livrer de temps en temps à une petite débauche de morale, élémentaire.
Armand de Barenton.
(I) Il y avait une seconde phrase citée; mais elle est d’une telle indécence, qu elle no peut trouver place dans l Illustration ; à mon grand regret, car elle était caractéristique, je la retranche. Paulin.
Types et physionomies de l’armée
d’Orient.
PROLOGUE (SUITE).
II.
Voir le numéro du 24 novembre 1855.)
L’ordre, avons-nous dit, règne à bord : soit ; mais c’est un peu comme à Varsovie ; cela ne veut pas dire que tout le monde, s’y trouve dans les conditions de bien-être désira
bles. Rien, au contraire, n est plus pénible pour le troupier que cetle traversée de quelques jours.
Si ce voyage est à peu près supportable, à bord des bâtiments à batteries, où les entreponts offrent au moins un
asile aux passagers, il n’en est certes pas de même sur les corvettes à vapeur ou à voiles, et surtout dans les transports nolisés par l’Etat. Dans les premiers, les hommes sont en
tassés, mais ils sont à couvert; sur les corvettes et sur les transports, le jour, la nuit, qu’il fasse froid, qu’il fasse chaud, qu’il pleuve même, le soldat n’a d’autre refuge que le pont, d’autre habitation que sa couverture.
Ajoutez à cela que le temps n’est pas toujours calme, et pour peu que la mer embarque, imaginez quel doit être le
supplice de tous ces pauvres diables qui n’ont même pas assez de place, le plus souvent, pour s’étendre sur le pont; les voyez-vous, reployés sur eux-mêmes, harassés, mor
fondus, inondés, — et immobiles plusieurs heures de suite ? Malheur à celui qui 11e sait pas trouver dans son esprit des ressources pour se créer lin bien-être relatif, dans son ca
ractère. assez de philosophie pour oublier le reste : à celuilà le mal de mer dans les conditions les plus affreuses, la nostalgie, le désespoir.
On conçoit que, dans de pareilles circonstances, la tenue officielle soit quelque peu négligée; pour lin semblable ser
vice, il est tout naturel d’économiser son uniforme, et d’ordinaire le troupier le remplace par des déguisements fantastiques.
Les plus naïfs se contentent de retourner les capotes et les pantalons, au risque de transformer toutes les poches en besaces.
Mais les malins découpent en talmas les sacs de campement, et les plus élégants vont jusqu’à se tailler des chlamydes dans la couverlure réglementaire à lisières jaunes.
Le bonnet de coton complète généralement cette toilette avec quelque succès.
Pour peu que le temps soit beau, la gaieté française re
prend bien vite le dessus; pendant l’ouragan, chacun se cramponne à la position horizontale, s’en lerre avec achar
nement sous sa couverture et tâche de s’oublier soi-même.
Mais au premier rayon de soleil, lorsque tout le monde est sur pied, les chants, les parties de toute espèce, les conversations, les plaisanteries, les querelles grouillent et l’appétit s’éveille.
Longtemps avant l’heure du dîner, la queue, commence, aux environs de la cuisine; les premiers arrivés pre.nne.nl patience en se délectant au spectacle préliminaire des vastes chaudières qui renferment le plus grand événement de la journée : alors rien 11e peut les détourner de cette intéres
sante contemplation, ni les piaulements des goélands et des mauves, ni les marsouins qui font !a roue, ni les parties de barres des dorades ; ils n’ont tous qu’un seul regard, et bientôt ils sont tous à la file, en arrêt sur maître Coq.
Ah ! le magnifique appétit quand il fait beau, quand on lit sur le livre de loch, cette phrase si goûtée de la navi
gation à vapeur : « Beau temps, belle mer, calme plat. »
Dans ce cas, quand on entend piquer une heure, >—l’heure du dîner, — le bienheureux timbre est accompagné à grand orchestre par toute, la ferblanterie du bord. Alors com
mence la distribution ; le chef est en tenue de circonstance, grave, méthodique et important, comme au Gymnase. Son tablier n’est pas propre, mais ses aides sont plus sales en
core. Il répartit à la gamelle de chacun la portion congrue de potage-rata. Potage-rata est le terme ; voici l’explication :
Pour éviter l’attirail luxueux de deux plats, et néanmoins
donner les deux espèces de nourriture exigées par la règle,