Passage du Bosphore par la flotte.


Constantinople, 29 novembre 1855.


Monsieur,
J’ai l’honneur de vous adresser un croquis du passage du Bosphore par la flotte française revenant de Crimée, 12 novembre. Le paysage, dessiné à l’aise de ma fenêtre, est consciencieux et de la
plus grande exactitude. Je ne pense pas que l’on ait jamais pris de vue de ce point, accessible jusqu’à présent aux Turcs seuls. J’ai été obligé de prendre trop lestement la flotte à son passage. Le nom des navires, porté à la légende, les désignera à Le Breton, qui, les connaissant tous comme sa chambre , leur donnera les allures et la mature réelles, que j’ai, du reste, déjà rendues de mon mieux pen
dant ce rapide passage. — Le vapeur de l’ambassadeur, allant de Térapia, résidence d’été de notre représentant, à Péra, s’est mis à la tête du cortège, qui, aidé du courant du Bosphore, a déiilé ma
jestueusement entre Péra et Scutari. Chaque vaisseau a salué de 21 coups de canon le Sultan, dans son palais de Scheragan. Quand le vaisseau amiral français a passé devant le vaisseau amiral anglais a l’ancre, il a été salué spontanément de sept hourras par celui-ci, qui avait échelonné ses hommes sur les haubans et le long des ver
gues. Les hourras ont été immédiatement rendus par le français, qui avait envoyé, en toute hâte, son équipage dans ses hautes œuvres.


Veuillez agréer, Monsieur, etc.


J. Jacquot,
Médecin-major à l’hôpital de Péra, Constantinople. Comment finissent les poëtes.
(Suite. — Voir les numéros 665, 666, C67 et 668 )
Mais laissons là Cotin un moment, bien assurés que, suivant sa promesse, il reviendra. Au bout de deux semaines, lirandjean, inquiet de ne pas voir arriver le Phare des let
tres, alla s’informer chez le concierge, où il apprit que la Itcvue avait suspendu sa publication. Frappé au eceur, il monta aux bureaux et y trouva trois jeunes gens occupés à boire une canette, tout en fumant leur pipe avec majesté,
lin entendant le bruit de ses pas, ils voulurent, mais en vain, dissimuler dans l’ombre le vase accusateur : ils ne réussirent qu’à renverser un verre, dont le contenu roula sur le plancher. Son propriétaire le regarda d’un air de désespoir, mais il ne s’en rangea pas moins stoïquement avec ses collègues devant la table, de manière à intercepter les regards de l’intrus. Grandjean avait bien envie de rire, mais il n’osait.
« M. Blanquette, s’il vous plaît, demanda-t-il. 1
— « Il est sorti, Monsieur, répondit une voix superbe de basse-taille.
— « Je venais lui demander, reprit mon ami, s’il est vrai que la revue ait cessé définitivement de paraître.
— « Mais, Monsieur, cela n’est pas du tout décidé. On est en train de faire des changements dans l’administration (réponse que Grandjean trouva non moins sublime que le pas encore du rédacteur de la Trompette).
— « A la bonne heure. J’avais envoyé à M. Blanquette un sonnet et une élégie.
— «Comment donc! un collègue! dit la basse-taille. Couvrez-vous, Monsieur, je vous prie. Voulez-vous prendre un verre de bière avec nous? Entre confrères...
— « Merci, » répondit Grandjean ; car, dans un mouvement maladroit, l’imprudente basse-taille avait démasqué la canette, dont les flancs étaient vides, et mon ami, qui, malgré ses distractions, ne manquait pas, comme je l’ai dit, d’une certaine perspicacité, avait prévu qu’en acceptant il se condamnait à la remplir lui-même. U eût accepté pour
tant, si l’existence du Phare ne lui avait paru des plus pro
blématiques. Mais dans l’état précaire où se trouvaient ses finances, il ne voulait pas semer sans espoir de récolte.
Les choses en restèrent là pendant quelques mois ; puis mon ami se mit à réfléchir derechef. Après tout, se dit-il, je ne vois pas ombre d’argent, et, tout poète qu’on soit, il faut vivre ni plus ni moins qu’un prosaïque bourgeois. J’é­ cris dans le Précurseur, c’est vrai; je suis un des rédac
teurs importants de la Trompette, c’est encore vrai ; j’en retire beaucoup d’honneur, sans doute, et des relations su
perbes dans le monde littéraire ; mais en définitive, ce n’est pas une position. Si je m’adressais aux grandes revues qui payent? Puisque toutes les autres m’ont admis du premier coup, et que le directeur de la Trompette, un critique grave et inflexible, a trouvé mes vers charmants, peut-être m’admettront-elles aussi. »
Il écrivit donc aux grandes revues. Sur quatre lettres, il reçut une réponse, conçue dans les termes les plus bienveillants, qui lui demandait quelques vers comme échan
tillon. Grandjean crut enfin toucher le but. L’embarras était de choisir parmi cette multitude de vers qui tous le sollicitaient également. Enfin, après de longues fluctuations, voici le parti auquel il se décida.
L’année précédente, il avait commencé un drame gigantesque, en cinq actes, longs chacun comme une tragédie tout entière, avec prologue, épilogue, intermèdes et chœurs d’ombres. C’était une œuvre philosophique, symbolique et humanitaire, où le lyrisme se mêlait au style de l’épopée, où s’enlr’ouvaienl à chaque page les perspectives flamboyantes de l’Apocalypse, où chaque personnage était une personni
fication, où chaque figure se posait en mythe et revêtait une expression fatale. Ce drame était son ouvrage de prédilec
tion, son monumentum œre perennius ; il n’y touchait qu’avec le respect de Pygmalion pour sa statue, de Finitié pour ses redoutables mystères ; il n’y rêvait qu’avec un saint tremblement, il n’en parlait qu’en phrases laconiques et profondes ; j’étais le seul du reste à qui il en eût dit quelques mots. Cette œuvre portait un titre étrange et monu
mental : la Coupe humaine. Il avait déjà fait le prologue tout
entier, qui renfermait environ douze cents vers, léchés mot par mot, avec la sage lenteur qu’a recommandée Boileau, et copiés sur un beau cahier, avec de grandes marges pour recevoir ses corrections sans cesse renouvelées. 11 résolut donc
La
f l o t t e
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