philosophie psychologique et morale, et revenons à Francisque Grandjean.
Tout le ι-este chez lui était en rapport avec son costume : il brûlait de ta chandelle au lieu de bougie; et en
core, après l’avoir allumée à la lampe du concierge pour sauver les apparences, l’éleignait-il à peine arrivé dans sa chambre, avant de se déshabiller. Les soirs, il allait sou
vent lire, aux frais de la ville de Paris, dans le passage Véro1 rodât ou dans la galerie d’Orléans, dont les habitants peu
vent se souvenir encore de l avoir vu passer et repasser, coiffé de son chapeau fendu, dont la crevasse attirait toujours les regards narquois du gardien.
Avec de pareilles ressources, mon ami Grandjean trouvait dans la nécessité de manger deux fois par jour quelque chose d’humiliant pour la dignité humaine : aussi s’en ac
quittait-il le plus sommairement possible, déjeunant pour quelques sous dans un de ces honteux restaurants du quar
tier latin, près desquels Flicoteaux était unVéfour, et dînant dans sa chambre avec un petit pain et une maigre rondelle de saucisse; encore essayait-il quelquefois, ce qu’on aura peine à croire, de faire des économies sur ce repas d’ana
chorète. C’étail surtout ces jours-là qu’il mettait en pratique la théorie gasconne du baron de Fœneste : « Il faut bouter courage, faire vomie mine, un cure-dent à la vouclie, pour parestre aboie disné. »
Un jour, dans un de ces restaurants infimes, qui sont la providence des bourses désespérées, il rencontra... devinez qui? le directeur de lu Trompette en personne, oui, le directeur de la Trompette, ce grand démolisseur des renom
mées littéraires et de l’édifice social. Le malheureux, en costume complet de fashionable, dévorait une demi-portion de lapin en gibelotte, du prix de vingt centimes, arrosée d’un maigre carafon de vin. Ce fut pour mon ami Grandjean une grande éclaircie ouverte tout à coup sur la critique en général, et en particulier sur celle du directeur de lu Trompette. Au moment où mon ami se hâtait de passer au comptoir, leurs regards se rencontrèrent ; tous deux, d’un mouvement unanime, baissèrent aussitôt les yeux et se gardè
rent bien de se reconnaître. Dans ces cas -là on est comme l autruche, et l’on se ligure, presque ne pas être aperçu parce qu’on baisse la tête. Du reste Grandjean était encore plus honteux d’avoir surpris son directeur en un lieu pa
reil que d’y avoir été surpris lui-même, quoiqu’il y ait peu de choses dont on rougisse davantage que du flagrant délit de pauvreté.
Le directeur de la Trompette et Grandjean se sont revus bien des ,fois depuis, mais ils ne se sont jamais dit un mol de cette rencontre, et ni l’un ni l’autre n’ont remis les pieds dans le malencontreux restaurant.
Victor Fournel.
(La suite au prochain numéro.)
Bibliographie.
OEUVRES CHOISIES DE SÉNECÉ.
M. Cap est un résunpctionniste des noms poudreux sur lesquels pèse un injuste oubli. Il se plaît et il s’entend à rallumer le flambeau d’une gloire éteinte de savant, d’artiste ou de poète. Il a consacré nombre d’éloges couronnés par différentes académies à restaurer de modestes renommées d’hommes utiles, envers la mé
moire desquels la postérité se montrait ingrate, héritière joyeuse de la somme de bien-être apportée par eux, peu soucieuse ile s en
quérir à qui elle le devait. En composant son Histoire du jardin ans plantes, combien de savants il a retrouvés, ignorés de la gé
nération actuelle, qui ont cependant apporté leur large part de ces matériaux que des génies puissants et envoyés par Dieu à l’heure favorable, devaient coordonner en un édifice ! Il nous a donné la meilleure édition des Œuvres de Bernard Palissy, l’humble et cou
rageux potier, le sagace et opiniâtre inventeur, le brillant artiste, le découvreur d un embryon de science qui est devenue la géologie. Aujourd’hui c’est à une mémoire de poète que M. Cap vient de rendre ses services accoutumés, et Μ. E. Chasles s’est associé à la bonne oeuv re. Le nouveau Lazare, rappelé à la lumière, s’appuie sur ces deux plumes élégantes et consciencieuses pour sortir de son linceul.
Vous connaissez le nom de Sénecé; mais connaissez-vous ses muvres P Quant à moi, j’avoue que mon ignorance, il n’y a pas un mois, égalait presque celle du bouquiniste à qui un bibliophile de
mandait lesdites muvres, et qui répondit : « l’ai ses .opéras. » (.rande joie du bibliophile, car il sait, que précisément notre auteur en a écrit plusieurs qui sont inédits; il compte sur la trou
vaille de précieux autographes I.e bouquin est apporté, sur le dos duquel on lit ·. Senecx opéra. C’était tout simplement un Sènèque.
Et pourtant Sénecé fut un écrivain en vers et en prose, et un écrivain du grand siècle, fort goûté à la cour, le contemporain et l’émule de la Fontaine, classé immédiatement après le bonhomme dans l’art de conter. I.e Mercure s’empressait d’insérer ses coûtes, satires et pièces diverses, v oltaire et Chamfort ont apprécié son bon sens malin, sa gaieté et sa finesse gauloises. Palissot, J. B. Rous
seau, la Harpe, ont exprimé le vœu qu’on recueillit et qu’on éditât un choix de ses œuvres.
M. de Lamartine, dans sa jeunesse, entendit répéterais Méconnais, ses compatriotes, les vers marotiques de Sénecé, et lui-même
s’essaya à ces badinages. L’un de ses amis, vieillard des environs,· ayant composé des vers sur le même ton, le grand poète, qui devait bientôt donner à la langue française les Harmonies et Jocelyn, improvisa ce qui suit. :
De Sénecé l’ombre aimable et gentille, Dans ce château par sa lyre ennobli, Revint un jour des rives de l’oubli.
Le sombre ennui le reçut à la grille.
Lors il s enfuit; puis se tournant, devers L’humble ermitage où malgré cent hivers Dans tes chansons sa verve encor pétille, Avec surprise il écouta tes airs :
.< Holà, dit-il, reconnaissant ces vers,
.. Mon héritier n’est pas de ma famille. »
Eu 1805, M. Auger publia un volume qu’il eut le toit d’appeler Œuvres complètes île Sénecé. L’année suivante, il réimprima cette édition, en y ajoutant les Remarques critiques tr»r les Mémoires du cardinal de Retz, et l’intitula cette fois : Œuvres di
verses. Il eut la prudence de ne point s’aventurer dans une biogra
phie étendue. Une vingtaine d’années plus tard, M. Cap, qui luimême est de Mâcon, entreprit à sou tour de donner enfin une
édition définitive du poète méconnais. Il réunit des matériaux, consulta M. de Monmerqué, qui lui-même avait eu l’intention de composer un Sénecé, reçut des communications de la Société des bibliophiles, et fut encouragé par l’Académie de Mâcon, qui, sur une lecture de lui, souscrivit pour cent exemplaires. Se mettant à l’œuvre, il publia comme spécimen la Lettre de. Clément Marat io chant t arrivée de Lnlltj aux enfers ; il se rendit acquéreur du manuscrit dél Anoste rajeuni ; enfin, il aurait exécuté son plan si des travaux scientifiques ne l’avaient point détourné de cette Occupation littéraire.
De son côté cependant Μ E. Chasles, après une lecture des Contes de Sénecé, avait formé le projet d’une Ktude sur cet écrivain. Ses recherches lui donnèrent à espérer qu’il pourrait faire mieux en
core. Bientôt son séjour à Mâcon lui permit de réunir les matériaux d’une biographie et d’une édition. Ce fut alors qu’il apprit que de
puis vingt ans le même travail avait été commencé par M. Cap. Il obtint que celui-ci lui confiât ses notes « La communication, ditil, des parchemins et des papiers de famille qui étaient aux mains de M. Béost, — de manuscrits très-nombreux de la part de MM. de Davayé, de la Guiche et de la Baimondière ; enfin, mes visites aux bibliothèques m’ont, permis d’établir ou de rétablir les faits biographiques et de composer la présente édition. «
Lisez cette biographie, qui remonte à l’origine de la famille, vous ne verrez pas sans intérêt comment, sous l’ancien régime, un ma
nant fondait une dynastie bourgeoise, laquelle peu à peu montait à
noblesse. Brice-Baùderon, un jeune gars du village de Paray-le- Monial, près Mâcon, s’en va chercher à l’université de Montpellier le bonnet de docteur. Au retour, il prend rang parmi les bourgeois de la ville, et ouvre à la fois un cabinet de médecin et une officine d’apothicaire : c’était reçu alors, il gagne une belle fortune. Un Béaufremont Senescey, qui, parmi ses biens considérables, compte les deux terres de Senescey -le-Grand et de Senescey-lez-Mâcon, a besoin d’argent ; il vend au docteur la moins belle de ces deux ter
res. Cette branche des Beaufremont avait pour devise : In virilité et honore senesce : vieillir honorable et par. ce qui peut-être avait conduit le vendeur à vieillir amoindri de l’une des Senescey . L’acheteur avait latinisé son nom, et, dans l’anagramme de R rictus Bauderius, il trouvait /L émus >d. cura bis, ce qui avait dû pro
duire un bon effet sur sa clientèle, activer le jeu du pilon dans le mortier, et conduire plus rapidement à la propriété seigneuriale.
C’était, du reste, uu homme de mérite ; il a écrit, en 1588, une sorte de codex, une pharma ope.e, ouvrage souvent traduit et souvent réimprimé
Son fils, Gratien Bauderon, a la sagesse de ne point déserter l’officine paternelle, et assez de savoir, pour prendre aussi le bonnet de docteur, rééditer la Pharmacopée avec commentaires, et rédiger des mémoires sur des questions d’anatomie et sur des maladies épidémiques. Il épouse une femme qui lui apporte le domaine de
Condemine. Désormais, dans la dynastie Bauderon, le fils aîné ajoutera au nom celui de Senescey, le cadet celui de Condemine.
Dans la personne de Bïice-Bauderon II, qui réunit les deux terres et qui épouse une fille et petite-fille de président, la dynastie s’é­
lève enfin à la noblesse de robe. Le gendre succède au beau-père dans la charge de lieutenant-général au bailliage de Mâcon ; cinq ans plus tard, il est honoré du titre de conseiller du roi ; en termes plus pittoresques, il obtient la permission d’acheter une savonnette à vilain.
Il joua un certain rôle dans toutes les affaires de la province. Parmi ses lettres, celle adressée à l’intendant Boücbu sur la misère des vignerons, donne une idée de ce qu’était l’administration d’a­ lors, avec les douanes de province à province. Tl expose énergiquement la situation du cultivateur, qui, après avoir mis tout, son tra
vail et toutes ses ressources dans la production des vins, ne peut porter sa récolte à Bourg, où l’exclusion du vin de Mâcon est ex
presse, ni à Lyon, où il est frappé d’un droit d’entrée quadruple, ni en Lorraine, depuis que cette prov ince est française, ni à Paris, où l’on ne parvient qu’à travers une ligue formidable de péages, où l’on n’entré qu’à des conditions exorbitantes. » Ajoutez les violen
ces, les concussions, les faussetés qui se font par les commis à la
levée de ces droits, vous ne douterez pas que le Méconnais ne soit le pays le plus à plaindre du royaume ; le produit qui devrait faire la richesse de la province en devient le fléau. Les laboureurs ont vendu la meilleure partie de leurs fonds pour subsister depuis le dernier accroissement de l’impôt; et une seule année de disette de blé fera mourir de faim la plus grande partie de ceux qui habitent la campagne. »
Le magistrat se piquait de bel esprit et du plus précieux. Il envoyait à Paris, à un sien ami, des épîtres, que celui-ci lisait à Vaugelas, Chapelain et Voiture. Dans un discours oii il compare la jus
tice ii la musique : « Après que le demandeur, dit-il, a fait retentir dans la dureté du bécarre la sévérité de ses accusations et l’ampli
fication de ses demandes, le défendeur diminue ses prétentions par les adoucissements du bémol, et met en usage toute la délicatesse des dièses et des feintes. »
Son fils, Antoine Bauderon de Sénecé, né à Mâcon le 27 octobre 1643, est le poète dont les œuvres viennent d’être remises en lu
mière. L’enfant annonçait d’heureuses dispositions. Ses études,
commencées chez les jésuites de Mâcon, s’achevèrent à Paris chez ceux du célèbre collège de Clermont. Il commentait les vers latins et les devises de son père, el lui adressait des vers français éiogieux. Il soutint sa thèse de philosophie, se fit recevoir avocat,
fout cela en fils soumis, sans le moindre goût pour la magistrature provinciale, à laquelle on le destinait. Il aimait le bruit, l’éclat, l’é­
légance ; il rêvait la vie à Versailles, la vie à la cour, sans entrevoir par quel chemin y arriver. Voici comment il tournait déjà la re
quête galante au fieu de la requête légale, comme l’aurait souhaité son père ;
Il faut aimer dans le plus beau printemps Et profiter des doureurs de cet ége ;
Souvent le cœur s’endurcit par le temps, On devient fou quand on croit être sage. Dame Raison se met alors aux champs, Gâte le coeur et rend l’esprit sauvage ;
Si bien que, sans raisonner plus longtemps, Je conclurai fort à mon avantage
Qu il faut aimer dans le plus beau printemps, Et profiter des deuceurs de cet âge.
Il s’entendait aussi à manier l’épée. Il fit sa partie dans un duel de quatre contre quatre. Quelqu’un fut tué ; notre poète dut franchir la Saône et gagner la Savoie.
Après quelque temps de séjour, son esprit aimable et brillant, ses bonnes manières, le nom de Sénecé, lui ouvrent l’accès des meilleurs salon de Turin. Le duc de Savoie Charles-Emmanuel l’ac
cueille avec bienveillance, lui donne de l’emploi, fl se charge même de commencer sa fortune en le mariant à M11 de Bernox. Excellent duc! Il fait demander, par deux personnes de distinction, au père de son protégé, le consentement à ce mariage. De plus, il lui adresse à ce sujet une lettre qui se termine par . « Je suis, monsieur de Séneeé, votre meilleur ami, Charles-Emmanuel; » et la signature est accompagnée d’un post-scriptum tout cordial de la main ducale elle-même L’honnête magistrat répond d’abord que la vie des cours lui paraît devoir être fatale à son fils. « J’aurais sujet d’appréhender que ce qui semble le devoir élever ne l’accable, et que la médiocrité, pour ne pas dire la bassesse de sa fortune, ne soit pas suf
fisante pour supporter le poids et l’éclat (1e la condition où Vofre Altesse royale le veut établir. » Cependant, pressé de nouveau, il cède et consent.
Tout à coup un orage éclate. La noblesse de Turin, le grand-duc, avaient pris au sérieux le nom de Sénecé, le rattachant à la grande maison des Baufremont-Senescey. M,le de Bernex seule avait reçu la confession du poète ; il avait eu le courage de lui:révéler com
ment ce nom était venu se greffer, moyennant péeune, sur la roture d’un Bauderon ; que son Sénecé était le petit, et non le grand ; et que même son Sénecé avait contracté odeur de séné par le fait de deux aïeux tenant officine. L’indulgente fille lui avait gardé son amour, et l’estimait davantage pour cet aveu. Mais elle avait deux frères, dont le courroux éclata lorsque la vérité fut connue par une autre voie. Tout ce qu’elle put en faveur du séduisant étourdi fut de l’avertir à temps qu’il se hâtât de fuir s’il voulait, échapper à leur vengeance italienne et mettre ses jours en sûreté. Il eut quelque peine à franchir la frontière, et faillit tomber dans une embus
cade. K os dramatistes ne trouveront-ils pas là un sujet d’opéracomique? Il est regrettable que le récit de Μ. E. Chasles ait quelque chose de louche. Probablement dans la crainte de nuire à son hé
ros, il n’a pas assez nettement tracé le véritable rôle que joua le jeune Sénecé à la cour de Turin. S’il y eut faute commise, les difficultés de la situation d’exilé, une imagination ardente, une pas
sion vive, la légèreté de cet âge, sont des circonstances atténuantes.
Le biographe pouvait s’appliquer à raconter le vrai dans toute sa rigueur, au lieu de l’envelopper d’un nuage. Qu’on se rappelle qu’à cette époque le marquis de Grammont trichait au jeu, et le marquis de Pomenai’s faisait de la fausse monnaie, sans trop perdre de leur considération même aux yeux de l’irréprochable M’” de Sévigné.
Séuecé passe en Espagne, oh le biographe perd sa trace, pour ne la retrouver qu’en l’année 1669. L’affaire du duel est enfin arrangée, le coupable gracié peut se montrer à Mâcon. Il épouse Henriette Burnot de Blenzy, fille de l’intendant de la duchesse d’Angoulême. La duchesse était fille du célèbre Philibert de la Guiche, et tenait par sa naissance et son mariage avec Louis de Valois, duc d’Angoulême, petit-fils de Charles IX, à tout ce qu’il y avait de plus considérable. Sénecé la suivit, à Paris Peu après il lui est accordé d’a­
cheter la charge de premier valet de chambre de la reine 11 habite à la cour, où il se crée des appuis, où peut-être l’occasion naîtra d’attirer sur son mérite l’œil du maître et quelque belle faveur. En attendant, la fille do la duchesse reconnaît ses services et. ceux de son père par le don de la capitainerie de Villiers
Ce sont là les belles années de la vie du poète ambitieux. Il envoie des madrigaux, des étrennes en vers à ses amis et à ses protec
teurs, il échange quelques coquetteries d’esprit avec M ’ Deshoulières, il assiste aux fêtes les plus particulières de la cour, il impro
vise pour ces fêtes des intermèdes, des scènes lyriques, des opéras,
entre autres celui qui a pour titre ; tes Plaisirs, et dont le souvenir s’est conservé. Il traduit l’Arioste pour tes grandes dames, et écrit, pour elles tantôt une épitre, tantôt un conte fort gai, souvent fort gaillard, ou une satire, dans laquelle il flagelle quelques personnages ridicules
Il a pour ami fidèle Bellocq, valet de chambre du roi, portemanteau delà reine, qui était aussi un bel esprit, poète à ses heu
res, que Poquelin, son collègue de la chambre du roi, consultait souvent. Le biographe soupçonne Sénecé d’avoir appartenu quelque peu à la coterie qui attaquait Racine et Despréaux. 1! est vrai qu’il reproche à celui-ci sa satire contre les femmes ; mais il appelle le premier le grand Racine, et le place entre le vieux Sophocle et l’aîné des Corneille. Il ajoute :
Au théâtre il acquit plus d’hnnneur que des biens, Il acquit à la cour plus de biens que de gloire.
Les rapports entre Sénecé, fournisseur de paroles de circonstance, et le compositeur Lulli, lurent difficiles ·. c’est assez l’ordinnire entre poète et musicien. 11 est à parier que les torts auront été du côté du Florentin. Lulli, comme M. Cap le rappelle dans une note curieuse, Lulli, uniquement recommandable par son talent, était dé
crie pour sa mauvaise loi et pour l’infâmie de ses moeurs. Intrigant et bouffon méprisable, avide d’argent, il réussit à amasser six cent trente mille livres en or, qu’on trouva dans son coffre après sa mort, somme qui équivaudrait aujourd’hui à plus du double Le
modeste QUiriault, dont il tenait la muse à sa solde, fut l’éternelle victime de son exigence et de son avarice. La Fontaine, qu’un ca
price du hasard associa pour un moment à l’hommê du monde dont le caractère s’éloignait le plus du sien, s’en aperçut trop tard et se plôfguit gaîment d’avoir été enqainaudé. Brosserie et Moncliesnay assurent qu’il faut reconnaître Lidly dans ce passage de la neuvième épitre de Despréaux ;
En vain par sa grimace un bouffon odieux A table nous fait rire et divertit nos yeux,
Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre, Prenez-le tête à tête, ôtez-lui son théâtre,
Ce n’est plus qu un cœur bas, un coquin ténébreux ; Son vi-age essuyé n’a plus rien que d’affreux.
Sénecé, content d’affubier le misérable d’un masque comique dans sa lettre à Clément Marot, rendit du moins justice à l’homme de génie, el trouva ce moyen de satisfaire à la fois son léger ressentiment et sa grande admiration.
En 1683, la reine meurt, et l’année suivante la duchesse d’Angoulême. La charge de Sénecé n’a plus de valeur ; il retombe dans la vie de province. Brice-Bauderon II juge le moment favorable pour décider son fils à lui succéder dans sa magistrature Le fils promet ; sur quoi le père tout joyeux se hâte de composer un dis
cours intitulé : le Testament, ou le Phénix, avec cette épigraphe : In niriuto meo moriar, et sien/. Phœnix mu Hplinabo aies mens.
« Je mourrai dans mon petit nid, et comme le Phénixje multiplierai mes jours. » Vaine illusion ! le (ils faiblit et manque à sa parole La
vie de Versailles et. de Marly était si belle! Qui sait? une autre reine viendra peut-être occuper le trône, et. Sénecé sera rappelé à la cour.
Une autre femme partagea le trône du vieux Louis, mais elle fut une reine gardant l’incognito, et le poète-courtisan demeura con
damné à mener la vie monotone d’un gentillàtre du Méconnais, voyant ses ressources diminuer une à une, et s’évanouir ses espé
rances. Il perdit la capitainerie de Villiers-le-Bel. Ses fermiers de Condemine le payaient mal. Sa terre de Sénescey était grevée d’une hypothèque de dix mille éeus. Le père, dans son testament, avan
tagea ses autres enfants au détriment du fils qui avait dédaigné la robe. I l ne restait il peu près au poète que la muse pour le consoler. Elle lui fut fidèle, et jusqu’à l’heure dernière, c’est à-dire jusque dans sa quatre-vingt-quinzième année, elle continua à lui dicter des vers charmants Grâce à elle, il vieillit sinon heureux, du moins doucement résigné et toujours aimable, se plaignant en ri
mes de la Fortune, mais terminant ses doléances par la remercier du peu qu’elle lui accordait encore dans ce monde. La Fontaine, traduisant du latin, disait ·.
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme Je vive ; c’est assez, je suis pjus que content.
Le conteur élégant et facile qui eut assez de talent pour qu’on l’écoutât à côté de l’homme de génie, a dit :
Vive la poule, encor qu’ait la pépie !
Saint-Germain Leduc.