LETTRES D’ATTICUS
An Directeur
Je cherchais quelles économies on pourrait pratiquer dans le budget.
Eh Lien ! la politique m’en indique une à laquelle personne de nous ne songeait : c’est la suppression des ambassades et des postes diplomatiques.
Au temps de la paix à tout prix, M. Guizot ne faisait qu’une seule recommandation aux diplo
mates en mission : « Surtout, ne nous faites pas d’affaires; et que nous entendions parler de vous le moins possible. »
M. Guizot aurait pu se dispenser d’une telle recommandation, si, au lieu de laisser partir un di
plomate qui ne pouvait être que compromettant, il avait supprimé sa mission.
Vous pensez bien que, une fois affranchis de ce cercle infranchissable de la paix à tout prix, nos agents diplomatiques ont réparé le temps perdu, et n’ont plus songé qu’à « nous faire des affaires, »
pour employer le langage de M. Guizot. Ils sont d’ailleurs trop loyaux pour palper leurs émoluments sans les gagner.
Cherchez une circonstance où un agent diplomatique puisse être utile. En attendant que vous la trouviez, je vais, moi, vous dérouler toute la série des compromis que leur zèle nous attire.
Vais-je commencer par le Mexique? A quoi bon raviver une plaie encore mal fermée? Non : tenons-nous-en aux circonstances présentes.
Nous avions à Pékin un représentant chevaleresque, qui bravait tout, sous prétexte qu’il n’avait peur de rien. Qui vous dit que nos nationaux au
raient été massacrés, s’il n’avait pas été là pour mourir à son poste ?
Nous avions — nous avons encore — un ambassadeur à Madrid, un autre à Berlin.
Depuis un mois, au vu et au su de tous les correspondants de journaux, la candidature du prince Hohenzollern se négociait sous le couvert entre Madrid et Berlin. Si MM. Mercier de Lostende et Benedetti avaient été de simples correspondants de journaux, au lieu d’être des ambassadeurs, cette négociation ne leur aurait pas échappé. Mais ce sont des diplomates, point assez indiscrets pour chercher à découvrir Ce qu’on leur cache.
Si nous n’avions pas eu d’ambassadeurs ni à Madrid ni à Berlin, M. le duc de Gramont, ministre des affaires étrangères,, n’aurait eu aucune raison de dire à la tribune ce mot chargé de dépit et de menaces : « On nous a tout caché. »
Nous voilà donc, nous, pauvres contribuables, exposes à une guerre sanglante, parce qu’il a con
venu à deux» diplomates de ne pas voir une candidature prussienne à l’horizon !
Après cette expérience, convenez qu’il est temps de tirer l’échelle de la diplomatie.
Voulez-vous que je vous signale un autre danger, dû à l’existence des ambassades ?
Supposons que l’Empereur ait écrit au roi de Prusse, demandant une réponse prompte et péremptoire.
Si nous n’avions pas eu un ambassadeur à Berlin, le roi de Prusse aurait bien été obligé d’adresser à notre Souverain cette réponse peut-être difficile, mais nécessaire.
Que fait le roi de Prusse, embarrassé et mis au pied du mur ? Il donne une audience à notre am
bassadeur à Berlin. Et voilà tout aussitôt les complications qui s’aggravent.
Ne vous semble-t-il pas, à voir ce qui se passe, que l’officialité. paralyse toutes les facultés de l’homme ?
Je ne doute pas que MM. nos ambassadeurs de Berlin et de Madrid ne soient des hommes fort intelligents. Ils seraient certainement, — et j’ai
de bonnes raisons pour le dire, — des correspondants de journal très-distingués. Eh bien ! s’ils s’étaient.conduits, comme journalistes, ainsi qu’ils viennent de le faire comme diplomates, ils auraient été congédiés bel et bien.
Il y a, dans notre état-major, des officiers du plus haut mérite. Et pourtant... laissez-moi vous conter une petite histoire.
L’état-major prussien a fait, depuis longtemps, une carte stratégique des chemins de fer, trèsdétaillée et très-curieuse.
Un directeur de nos chemins de fer, ayant besoin de faire des études comparatives, demanda si l’on pouvait lui communiquer la carte stratégique des chemins de fer que notre état-major devait avoir dressée à l’exemple de l’état-major prussien.
— « Nous n’avons rien de semblable, lui fut-il répondu. Et le directeur de chemins de fer laissa à l’état-major le document prussien qu’on ne connaissait pas.
On se mit à l’étude, bien entendu. Mais la matière était si nouvelle qu’on fut obligé d’appeler à l’aide les ingénieurs de nos lignes ferrées.
Vous voyez ce qu’il a fallu pour que nous ayons une carte stratégique de nos chemins de fer.
L’état de l’atmosphère pèse effroyablement sur moi.
On dirait que notre globe, lancé dans l’espace infini autour du soleil qui toujours change de place, traverse en ce moment des régions nouvelles et malsaines.
L’atmosphère est embrasée par des chaleurs sans évaporation. Un vent, sec et énervant comme le siro.cco, traverse l’espace, un venttoutà fait in
connu jusqu’ici dans nos climats. Le baromètre est affolé. Tous les jours, l’orage pèse sur nous, et ne tombe jamais. Il semble qu’il n’y ait plus dans l’air assez de détente pour dégager que détonation.
Ah ! que toutes les cataractes du ciel s’ouvrent à la fois ! que le tonnerre éclate enfin ! Nous souffrirons moins de ses ravages que nous ne souffrons de notre langueur.
Il faut un dégagement à la situation, un grand coup de tonnerre, et que l’averse tombe : nous ne serons pas soulagés à.moins.
Dans l’état d’oppression que me cause l’atmosphère, je n’ai goût à rien. Mes yeux fatigués et mon attention allanguie passent d’une lecture à l’autre, sans pouvoir se fixer sur aucune.
Je viens de voir, comme à travers un nuage, que Napoléon Ier déclara la guerre à la Prusse le 30 octobre 1806; et que, douze jours après, la mo
narchie prussienne s’écroulait sur les champs de bataille d’Iéna et d’Auerstœdt.
On allait vite, en ce temps-là, sans télégraphe et sans chemins de 1er.
Les Prussiens, aussi bien à Iéna qu’à Auerstcedt, se battirent héroïquement. Il fallut les abattre à coups de canon, les clouer sur le sol ensanglanté à coups de baïonnette, les écraser sous les charges de notre cavalerie.
Il est vrai que nous avions alors la supériorité du commandement, l’habitude de la victoire, et puis...
« Restaient ces vieilles bandes espagnoles, » a dit Bossuet dans sa magique oraison sur le prince de Gondé.
En 1806, dirai-je à mon tour, restaient ces vieilles bandes de la révolution, que le sentiment de leur invincibilité semblait rendre invulnérables.
. Douze jours de campagne pour avoir raison d’une monarchie, — n’ai-je pas fait là un rêve de malade ?
Et je ne sais comment mon esprit énervé flottait d’Iéna à Rosbach, et de Rosbach à Iéna.
C’était le 5 novembre 1757, dans les plaines de la Saxe prussienne.
Dans proins d’une heure et demie, les Prus
siens de Frédéric II, au nom re de 22;000, défirent une armée austro-française de plus de 50,000 hommes.
Comment cela s’était-il fait? Eh mon Dieu ! c’est bien simple. La supériorité du commandement, dont je parlais tout à l’heure, avait tout fait.
Les Prussiens ont toujours été de très-habiles manœuvriers; et Frédéric II a été le plus habile de tous.
En revanche, les Français étaient commandés à Rosbach par l’homme le plus inepte et le plus
présomptueux que la faveur des. antichambres royales ait jamais placé à la tête d’une armée, le prince de Soubise.
Pour mieux vous faire comprendre ce qui arriva à Rosbach et comment cela arriva, voyons ce qui aurait pu arriver à Solférino.
A Solférino, vous le savez, ce qu’on est convenu d’appeler le champ de bataille avait une profondeur de sept lieues. Les Français avançaient à mesure que les Autrichiens se rapprochaient de leur fameux quadrilatère. Napoléon III couchait le soir dans la même auberge où l’empereur d’Autriche avait déjeûné le matin.
Eh bien ! supposez que cette retraite des Autrichiens à Solférino eût été une manœuvre, et que,
sous la conduite d’un nouveau Frédéric II, ils eussent pris l’offensive au point précis où ils voulaient attirer leurs adversaires. Ils auraient atta
qué les Français dans leur mouvement de marche, et sans leur donner le temps de se concentrer en ordre de bataille.
Supposez cela, et vous aurez Rosbach, surtout si un prince de Soubise commande.
Allez! les guerres ont leurs-destins, — comme les livres.
N’est-ce pas là un symptôme, que moi, pour qui la paix est un culte, et qui suis persuadé que l’al
liance des peuples serait inaltérable sans l’intérêt dynastique qui les divise, à leur insu, n’est-ce pas, dis-je, un signe du temps que je vienne vous parler bataille et stratégie?
Que nous ferait, je vous prie, un Hohenzollern catholique occupant le trône d’Espagne, si son cousin protestant n’étâit pas décidé à ceindre, en Allemagne, la couronne de Charles-Quint ?
Les peuples vivaient en paix : un intérêt dynastique survient, et voilà la guerre allumée.
O ambition des princes ! de quelle quantité effroyable de maux vous devez compte à l’humanité !
Et malgré tout, pourtant, l’oppression.... atmosphérique est devenue si insupportable, qu’un coup de tonnerre aurait été le bienvenu.
Atticus. LE DESSERVANT DE SAINT-PABU
NOUVELLE (1)
(Suite)
C’était en juin; le soleil inondait la plage et la campagne de ses rayons d’or; les grillons jasaient sous l’herbe, l’alouette montait dans l’espace en jetant au ciel et à la terre sa chanson matinale; les pâtours se renvoyaient la leur du fond des cavées et de la crête des roches ; les vaches meu
glaient longuement en se rendant sur la lande ou dans les fossés des chemins couverts.
L’abbé, muni d’une sorte d’aumonière de velours noir, râpé jusqu’à la trame, était suivi d’un pauvre homme, boiteux et bossu, qui cumulait à Saint-Pabu les fonctions de bedeau, de sonneur de cloches, de fendeur de bois et de commission
naire. Ce personnage se nommait Alain; il était père de dix enfants; les plus petits, jouant et se roulant dans la poussière ou sur le sable; les
aînés, gardant les oies, les moutons, ramassant de la fougère sèche, taillant des mottes dans la ga
renne. La mère de cette nombreuse famille restait tout le jour dans sa maison délabrée à filer, à tri
(1) Voir les Nos 1427, 1428.