Cent ans de philosophie et trente ans de chemins de fer n’ont point amené ces résultats de fra
ternité universelle qu’espéraient les rêveurs. Gela étant, il n’y a plus, ce me semble, qu’à s’incliner; il faut même, malgré qu’on en ait, admirer dans
la guerre quelque chose de surnaturel. Au milieu des pourritures physiques et morales qu’accumule une société d’affaires, d’intérêts, de marchandage, à côté des petits crevés sans cœur, des cocottes écœurantes et admirées, à côté des tripoteurs, des viveurs et des caissiers filants, comme de simples étoiles, il est peut-être salutaire de voir de grands 1 exemples de renoncement, de désintéressement, d’héroïsme inconscient. Ce n’est pas sans émotion, je vous jure, qu’on songe à ces enrôlements vo
lontaires, dont le crayon d’un de nos collaborateurs a retracé l’aspect enthousiaste! Certes, ce n’est ni l’amour du loisir, ni l’espoir de la fortune qui pousse ces jeunes gens à quitter leurs amis, leur demeure, leur gagne-pain, en échange d’une gloire anonyme et d’un résultat problématique.
Ils savent ce qui se cache derrière leur sacrifice et ils partent tout de même. C’est que la grande voix de la patrie a parlé : l’ombre des volontaires de 1792 plane sur ces enfants qui s’en vont joyeuse
ment, et dont la martiale gaieté donnerait de la confiance aux plus sceptiques.
C’est dans le même ordre de sentiments que la Marseillaise a excité des ardeurs dont nous pen
sions avoir perdu le secret : l’Opéra, théâtre des dilettanti et des blasés, s’est réveillé à ce chant qui sent la poudre, et ces voix qui d’ordinaire murmurent paresseusement bravai bravai s’égo
sillent à pousser des cris d’admiration: Mrae Marie Sass et surtout M. Faure ont chanté en maîtres cet hymne de Rouget de Lisle, dans lequel vibre, de
puis la Révolution, l’âme de la France. Chose étrange, en effet : analysez à froid, couplet par couplet, les paroles de la Marseillaise, vous n’y trouverez que de mauvaises rimes, des idées banales et quelques vers absolument incompréhen
sibles. Mais quand la musique emporte dans son vol vers boiteux et strophes comiques, on ne songe plus qu’à des choses sublimes, on est entraîné hors de l’orbite de la vie ordinaire, on ne rêve que cœurs enflammés, mains tendues, armes caressées comme un espoir de vengeance. Le sculpteur Rude a fait une Marseillaise de pierre qui correspond exactement à la Marseillaise notée : la postérité ne les séparera point.
Jamais Rouget de Lisle, on le sait, ne retrouva cette inspiration sublime : sa part est d’ailleurs
assez belle. Il vécut obscurément et dans la gêne.. Après la révolution de 1830, il reçut, soit sur les fonds de la liste civile, soit sur ceux du budget, une pension de 3^500 fr., qui rendit quelque ai
sance à ses vieux jours. Rouget n’est mort qu’en 1836, à Ghoisy-le-Roi, laissant un certain nombre de manuscrits inédits qui n’ont jamais été publiés.
Après la période de l’élan, voici que nous entrons, relativement à la guerre, dans la période des réflexions et des hypothèses. A chaque vitrine de papetier ou de libraire s’amassent les ouvriers, examinant, comme des experts en stratégie, la position des armées respectives, indiquée par de pe
tits drapeaux en fer-blanc colorié. (S’il est colorié, il n’est plus blanc, — me disent les grincheux.
J’en conviens, mais c’est la faute de la langue française et non la mienne.) On évalue les distances ; on se dit que la route est facile de la fron
tière à Berlin. Ce sont de petits conseils de guerre ambulants, où l’on débite quelques sottises, mais où éclate encore la rassurante confiance d’un peu
ple aimé de la victoire, dont le drapeau, blanc ou tricolore, a flotté sous tous les cieux.
Dans les pensions, les enfants jouent à la bataille, entre Prussiens et Français, toujours au chant de la Marseillaise. Mais comment trouver des Prussiens ? Il faut tirer au sort ; et les pauvres victimes se laissent vaincre, pour l’honneur du
nom français. Le fils d’un de mes amis, qui avait été Prussien tout le jour, pleurait de rage le soir...
Que voulez-vous ? l’honneur moderne est encore beaucoup plus sauvage que nous ne le pensions il y a un mois seulement.
Si préoccupé, à bon droit, que Pans soit de la guerre, la mort sinistre de Prévost-Paradol a douloureusement atteint tous ceux qui pensent et qui réfléchissent. Disparaître ainsi, frappé de sa propre main, au moment où il venait d’atteindre un de ses rêves secrets, en pleine fortune, en
pleine jeunesse, en pleine santé! Ce sont là des mystères affreux dont on n’ose sonder la profondeur.
Tout, dans la personne, dans le talent, dans la vie de Prévost-Paradûi, semblait écarter l’idée de cette fin tragique! Qui ne l’avait rencontré, le ma
tin, galopant dans l’avenue de d impératrice, correct, élégant, un peu raide, l’air anglais et pu
ritain ? J’ai sous les yeux une carte qu’il m’avait envoyée quelques jours avant son départ, pour me remercier d’un article paru dans le Figaro, oû j’avais essayé de le défendre contre la jalousie cachée et la sévérité hypocrite qui avaient salué sa nomination au poste d’ambassadeur.
« Je suis très-touché, me dit-il, de votre équité « d’aujourd’hui et de la citation de la lettre dans « laquelle j’ai rectifié autrefois le rapport du mi« nistre qui a supprimé le Courrier du Dimanche. »
L’écriture de ce billet est aussi anglaise, allongée, un peu tremblée. Peut-être, pour ressembler tout à fait aux fils d’Albion, qu’un grand fond de spleen se cachait sous la nature brillante de ce parfait gentleman. Il était lassé du journalisme ; devant quelles responsabilité! a-t-il reculé, jusque dans une mort volontaire ? On ne le saura pas sans doute.
Prévost-Paradol était le plus jeune des membres de l’Académie française ; il avait succédé en 1865 à J.-J. Ampère sur le fauteuil illustré par Bossuet, dans de moindres proportions, par le cardinal de Polignac, un diplomate heureux, celui-là, et par le poète Lemierre, celui de la Veuve de Malabar.
Je pense qu’on a vu peu d’académiciens, se suicider en ce siècle; je ne sais guère que le critique Auger, qui ait eu recours à ce douloureux re
mède pour se guérir de la.maladie de la vie. La position d; Auger avait quelques lointaines analo
gies avec celle de Prévost-Paradol. Gomme il appartenait à la commission de censure, et que la faveur administrative n’avait pu être étrangère à son entrée à l’Académie, l’opposition de ce temps-là prenait volontiers le pauvre Auger pour cible de ses railleries ; quoique riche et heureux,
selon le monde, il était en proie à une maladie de nerfs qui finit par lui rendre l’existence insupportable.
Il disparut un jour de chez lui; et, six semaines après, on retrouva son cadavre sur les bords de la Seine, près de Meudon.
Les suicides diplomatiques sont fort rares aussi. Après lord Gastlereagh qui se coupa la gorge avec un rasoir, il y eut le comte Bresson, qui alla de lui-même chercher le grand peut-être. Ce comte Bresson avait eu une grosse part dans le mariage du duc d’Orléans, et surtout dans celui du duc de Montpensier. On lui savait beaucoup de gré d’avoir rétabli des relations amicales entre la France et la Prusse, qui nous gardait rancune de la révolution de 1830. En revanche, ses négocia
tions pour les mariages espagnols lui valurent beaucoup de critiques. Il tomba dans une sorte de disgrâce, et, relégué à Naples, il s’y donna la mort à la fin de l’année 1847.
Tout ceci, je l’avoue, n’est pas d’une gaieté prodigieuse, mais il me semble qu’on n’a pas préci
sément le cœur aux gaudrioles en ce moment. Si quelque chose pouvait nous dérider, ce serait l’histoire étrange du complot qui se juge en ce moment à Blois.
Comme l’a dit un des accusés, Italien d’origine : « On ne sait pas conspirer en France. » Il est d’ailleurs à remarquer que bien rarement com
plot, conspiration ou conjuration, comme vous voudrez, est arrivé à bon port. La Réstauration a
survécu à je ne sais combien de tentatives isoléede ce genre. Sous Louis-Philippe, les sociétés se
crètes n’ont jamais obtenu d’autres résultats que des échaufï ourées. Les révolutions se font sans cela. Au reste, il faut avouer que si les complots n’a­
boutissent point, c’est qu’à peu de chose près, la police est généralement fort au courant de ces entreprises. Delà, sans doute, est venue la légende parisienne sur l’influencé et les ressources de la police.
Je mets en fait que le budget de la préfecture ne suffirait point à payer tous les affiliés occultes qu’on lui suppose.
Il n’est pas d’accusation plus familière, plus fréquente : « Un tel, mais il est de la police. » Il me semble, au contraire, que la préfecture n’a pas assez d’agents, et que ceux qu’elle emploie méritent une couronne civique.
Au lieu de cela, on les taquine, on les injurie, on les dédaigne, et sans s’en apercevoir, on se met du côté des voleurs et des escarpes contre eux.
C’est à peu près le mot de cet ouvrier qui fête la Saint-Lundi, et qui, ne pouvant retenir un de ses camarades, lui crie avec l’expression d’uu profond mépris :
— Faignant 1 J’parie que tu vas travailler.
Un autre côté comique, dans ce procès de Blois, c’est la rapidité avec laquelle certains avocats, qui ne voyaient dans ces débats qu’un prétexte à réclame, qu’une occasion de candidature aux élections prochaines ont abandonné leurs clients lors
qu’ils ont vu que l’attention publique se portait d’un autre côté.
M. Rochefort obéit probablement au même sentiment, en retirant de la circulation son journal la Marseillaise. Ah ! dame ! les moments comme celui-ci sont une rude épreuve pour les vaniteux, et l’on ne pense guère à Monsieur tel ou tel, quand on tend l’oreille du côté du Rhin.
Comme M. Courbet doit se réjouir d’avoir produit son effet avant ce grand cataclysme des querelles privées et des questions personnelles.
On attribue un mot bien typique au maître-peintre d’Ornans : la première fois qu’il rencontra M. Daumier le caricaturiste, qui, lui aussi, venait de refuser la croix, mais sans faire la moindre banque, il le complimenta chaudement ; puis, tout à coup :
— Tenez, Daumier, lui dit-il, je ne comprends pas que vous n’ayez point fait de tapage, comme moi, avec votre refus.
Je connais un autre exemple de persistance bien original ; la chose se passe en 1848. M. Charles
Blanc, alors directeur des Beaux-Arts, était fort sollicité pour l’établissement d’une méthode ar tis
tique nouvelle. Je ne vous dirai point laquelle, afin d’éviter les réclamations.
Accablé d’affaires et peut-être antipathique à l’innovation en question, M. Charles Blanc en remettait toujours le promoteur à un autre jour.
On arrive aux journées de juin; le canon tonnait : chacun songeait avec anxiété à la lutte engagée : notre apôtre se dit que, pour sûr, M. Char
les Blanc ne sera pas occupé ce jour-là, et le voilà accourant à la direction des Beaux-Arts.
— Cher monsieur, s’écrie-t-il tout essoufflé, — aujourd’hui nous ne serons pas dérangés.- Voulez-vous que nous causions de mon affaire?
Francis Magnard.
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