C’est ce sentiment, toujours vivace en dépit d’un demi-siècle, c’est ce désir de revanche et de ven
geance qui explique l’énergique enthousiasme avec lequel les gardes mobiles, soldats improvisés, ont endossé le harnais militaire, abandonné leurs amis, leur famille, leur position, leur existence exempte de corvées rebutantes et des rigueurs de la discipline. Rien de curieux, de saisissant, d’é
mouvant comme le départ de ces braves enfants qui vont, soldats de la liberté, esclaves du devoir,
manger le biscuit de campagne et coucher sur la dure. Haut la tête et le pied allègre, comme on voit bien qu’ils savent que la liberté ne vit que de sacrifices, et que le devoir est un but auquej on n’atteint qu’en visant plus haut ! Le peuple, qui seut battre son cœur lier dans chacune de ces poitrines, fait un cortège d’honneur à ces petits soldats qui deviendront grands, si Dieu leur prête vie, et plus grands encore s’ils trouvaient sur la route de Berlin une fin glorieuse.
On crie : Vive la mobile ! On chante la Marseillaise ou les Girondins, et c’est à qui portera le sac en cuir bouilli, flanqué de gros souliers ferrés, et la moindre pièce de l’attirail militaire du jeune garde national ; comme pour mettre en pratique, au seuil du départ, ce souhait fraternel : que l’é tape te soit légère !
On arrive au rendez-vous, devant la caserne ou la gare, dont les abords sont occupés, dès long
temps, par une multitude ardemmentsympathique aux partants. Combien de beaux yeux, de doux yeux se mouillent en les regardant, et qu’ils sont doux à celui qui va partir, les yeux d’une sœur, d’une mère ou d une fiancée !
A tout instant, au milieu d’un immense brouhaha où détonnent çà et là des chants patriotiques, arrivent de nouveaux gardes mobiles, les uns à pied, comme pour se faire à l’état de fantassin, ies autres en Victoria à trente sous la course,
ceux-ci en coupé de maître, en calèche blasonnée, en break ou en mail à quatre chevaux ; ceux-là,
enfin, les plus gais, quoique les moins riches sans doute, à cheval......sur les épaules de leurs camarades d’atelier.
Toute la société française, avec sa noble égalité, est représentée à ce rendez-vous de la garde mobile, où Gavroche coudoie fraternellement monsieur le marquis, oii les noms les plus démocra
tiques passent, dans la hiérarchie militaire, avant ceux que vénérait D’Hozier.
Partez, braves enfants ! Le cœur de la France est avec vous ! Si jamais vous allez à Berlin, voyez si l’on y trouve encore des juges, et, dans ce cas, je vous recommande M. le comte Othon de Bismark.
Sans faire do chauvinisme, sans s’illusionner sur la guerre franco-prussienne, on peut dire que la France a pour elle deux énormes avantages :
d’abord, la cohésion, l’homogénéité absolue de son armée; ensuite, le caractère, le génie du soldat français.
Notre pioupiou est un débrouillard, c’est le mot; l ien ne le surprend, rien ne le démonte. Il a pour lui l’énergie, l’abnégation, la finesse et la gaieté.
Au camp, sur le champ de bataille même, il fait de l’esprit, comme si c’était son métier ; pas un petit pioupiou qui 11e se sente dans la peau d’un maréchal de France doublé d’un Ghamfort ou d’un Rivarol.
Rappelez-vous ce mot héroïque des guerres de la Révolution.
Un détachement français se trouve en face d’un corps prussien dont on ignorait la force.
— Bah ! dit un grenadier, attaquons toujours ! Nous les compterons quand nous les aurons brossés !
Rappelez-vous l’histoire du cheval de Tliionville, qui devrait être mieux gravée dans la mémoire française que l’histoire du cheval de Troie.
C’était en 1792.
Les Prussiens bloquaient et bombardaien t Thionville.
Les assiégés, sommés de se rendre, s’v refusèrent avec fierté, et placèrent sur les remparts un cheval de bois, au cou duquel ils attachèrent une
botte de foin, avec cette inscription en grosses lettres :
« Quand le cheval aura mangé le foin, Thiorivillo se rendra. »
Et cet autre exemple de valeur et de gaieté française !
Le 22 février 1814, au combat de Méry-sur- Seine, la division Boyer, dont faisait partie le 45e de ligne, repoussa le corps de Sacken, qui menaçait le liane du corps commandé par Napoléon.
C’était le mardi gras.
Les soldats du 45e, ayant trouvé un grand nombre de masques dans la boutique d’un papetier de la ville, les prirent et se battirent masqués toute
la journée, sous prétexte que la guerre n’était pas une raison pour ne pas faire leur carnaval.
Cette humeur pleine de vaillantise, on se la transmet, dans notre armée, d’âge en âge, comme une part inaliénable du patrimoine chevaleresque de la France.
L’admiration qu’on nous inculque au collège pour les grands hommes de l’antiquité nous em
pêche de rendre justice à nos contemporains. Ces officiers d’artillerie, s’attelant à un caisson rempli de poudre et attaqué par le feu, pour aller le noyer dans un bassin, n’ont-ils pas, en risquant
une mort presque certaine, bien mérité de la ville de Versailles, de la France et de l’histoire? Pi pa
reil trait de courage et de dévouement se trouvait dans Homère ou Plutarque, nous n’aurions pas assez d’admiration, pas assez de bravos et d’enthousiasme; mais ce sont des Français, nos contemporains, qui l’ont accompli, et il a passé pres
que inaperçu; à peine en parlera-t-on encore dans trois jours, et, l’histoire continuera à propa
ger le De viris illustribus, comme si nous n’avions pas, nous aussi, nos Codés et nos Scævola.
Lorsque le roi Guillaume de Prusse entra dans Francfort, sur la fin de 1792, il aperçut de loin un grenadier français qui luttait seul, sur le pont de la ville, contre un grand nombre de soldats prus
siens. Un monceau de .cadavres, épars autour du nouveau Codés, attestait la vigueur de sa défense. Mais, couvert de blessures, il allait forcé
ment succomber, quand le roi donna l’ordre de le prendre sans lui en faire de nouvelles.
Les Prussiens obéirent, non sans peine, et ame. nèrent leur prisonnier devant leur maître.
— Comment t’appelles-tu? lui demanda le roi. — Qu’importe mon nom ! Je suis Français.
— Tu es un héros 1 Je t’ai sauvé la vie, et maintenant je te donne la liberté sans conditions. Je regrette seulement qu’un homme comme toi soit au service d’une si mauvaise cause.
— Citoyen Guillaume, repartit le grenadier, je te remercie ; mais 11e parlons pas politique, parce que nou,s ne nous entendrions pas.
Ce disant, le soldat fait le salut militaire, tourne les talons, et ruisselant de sang, mais le front haut, il reprend le chemin du pont de Francfort, pour rejoindre son régiment, en chantant la Marseillaise.
L’apostrophe de « citoyen Guillaume » ayant couru dans le camp prussien et même ôtant plus d’une fois revenue aux augustes oreilles du roi de Prusse, il quitta le camp, laissant le comman
dement de l’armée au fameux duc de Brunswick- Lunebourg.
Nous aussi, nous chantons la Marseillaise; nous en usons, d’aucuns disent môme que nous en abusons ; mais le ferons-nous jamais autant que Jo
seph Lebon, le massacreur d’Arras, qui se la fi t jouer sans interruption, un soir, de six heures à minuit! Ce n’était cependant pas un mélomane que cet ex-oratorien, si j’en crois une anecdote peu connue.
On jouait la Mélomanie.
Peu sensible aux mélodieux accords de Cliampein, le proconsul s’était endormi, - lorsqu’il fut l éveillé en sursaut par le chœur le plus bruyant de la pièce :
Ah ! quel plaisir! Ma lille chante!
Étonné, Lebon se frotte les yeux et demande à son secrétaire, qui était derrière lui dans la loge,
quel motif les acteurs ont de tant se réjouir. Colui-ci lui explique, en peu de mots, qu’ils sont dans la joie parce que la fille du mélomane vient enfin de chanter.
A ces mots, Lebon 11e se possède plus; il entre en fureur, tire son sabre du fourreau, saute de la loge sur la scène, à la grande surprise des spectateurs :
— Attendez, hurle-t-il, attendez, coquins! je vais vous faire chanter, moi !...
Cependant le citoyen directeur du théâtre, Dupré, s’avance pour connaître la cause de tout ce mouvement.
Lebon le saisit par le collet, et le serrant fortement.
— Misérable, lui dit-il, je ne sais qui me retient de te passer mon sabre au travers du corps ! Comment! c’est parce qu’une coquine a chanté, que vous faites tout ce tapage-là?...
Puis se radoucissant tout à coup et d’un ton de reproche :
— Comment ! Dupré, toi que j’aime parce que je te crois républicain, toi que je protège, com
ment peux-tu souffrir un tel tintamarre parce qu’une fille chante’... Elle chante!... Voyez le beau miracle ! le grand événement pour faire tant de bruit ! J’ai cru d’abord que la République venait de remporter une grande victoire, ou qu’on venait de découvrir quelque conspiration :
je ne connais pas d’autre cause de joie!... Mais non, une fille chante !... Allons, 11’y reviens plus,
11e nous fais plus jouer de pièces révolutionnaires comme ta Mélomanie ; donne-nous L’heureuse Dé
cade, Voilà que ça va, ou Le dernier jugement des Rois ! A la bonne heure, voilà des pièces où un républicain peut se réjouir ! Tieus, dis à ton or
chestre de jouer la Marseillaise autant de fois quils sont de musiciens, et je fais grâce à tout le monde ! .
La Marseillaise transformée en pensum républicain par le ci-devant curé de Neuville devenu proconsul, n’est-ce pas, en vérité, bien plaisant ?
Encore un mot sur nos soldats. Ce que l’on doit le plus admirer en eux 11 est pas tant la bravoure qui leur fait « moissonner des lauriers sur les champs do bataille », que l’abnégation avec la
quelle, au retour de la paix, ils rentrent dans leurs foyers, nouveaux Cincinnatus, pour se remet
tre qui à la forge, qui au rabot, qui à la charrue, ensevelissant pour ainsi dire leur gloire toute vivante.
Un de mes parents, vieux soldat de l’Empire, 11e racontait pas sans émotion cette anecdote.
Napoléon, au faîte de sa puissance, se trouvait un jour à Amiens.
Au moment de son départ, tandis qu’il traversait la place, au milieu des acclamations, il promena ses regards sur cette multitude enthousiaste et aperçut, dans un des angles de la place, un tailleur de pierre que ce spectacle imposant 11’a- vait point distrait de son labeur.
L’indifférence de cet homme excite la curiosité de César; il veut le connaître, presse son cheval,
fend la foule bruyante et s’arrête droit devant le tailleur de pierre.
— Sire, je taille ma pierre. — Tu as servi ?
— Tu as fait la campagne d’Egypte, comme brigadier de gendarmes. — Oui, Sire.
— Pourquoi as-tu quitté le service ?
— Parce que j’avais fini mon temps et que j’ai obtenu mon congé.
— J’en suis fâché; tu étais un brave... Je veux faire quelque chose pour toi ; parle, que me demandes-tu ?
— Que Votre Majesté me laisse tailler ma pierre. Mon travail rue suffit, je n’ai besoin de rien.
Le Baron de Felsheim.
geance qui explique l’énergique enthousiasme avec lequel les gardes mobiles, soldats improvisés, ont endossé le harnais militaire, abandonné leurs amis, leur famille, leur position, leur existence exempte de corvées rebutantes et des rigueurs de la discipline. Rien de curieux, de saisissant, d’é
mouvant comme le départ de ces braves enfants qui vont, soldats de la liberté, esclaves du devoir,
manger le biscuit de campagne et coucher sur la dure. Haut la tête et le pied allègre, comme on voit bien qu’ils savent que la liberté ne vit que de sacrifices, et que le devoir est un but auquej on n’atteint qu’en visant plus haut ! Le peuple, qui seut battre son cœur lier dans chacune de ces poitrines, fait un cortège d’honneur à ces petits soldats qui deviendront grands, si Dieu leur prête vie, et plus grands encore s’ils trouvaient sur la route de Berlin une fin glorieuse.
On crie : Vive la mobile ! On chante la Marseillaise ou les Girondins, et c’est à qui portera le sac en cuir bouilli, flanqué de gros souliers ferrés, et la moindre pièce de l’attirail militaire du jeune garde national ; comme pour mettre en pratique, au seuil du départ, ce souhait fraternel : que l’é tape te soit légère !
On arrive au rendez-vous, devant la caserne ou la gare, dont les abords sont occupés, dès long
temps, par une multitude ardemmentsympathique aux partants. Combien de beaux yeux, de doux yeux se mouillent en les regardant, et qu’ils sont doux à celui qui va partir, les yeux d’une sœur, d’une mère ou d une fiancée !
A tout instant, au milieu d’un immense brouhaha où détonnent çà et là des chants patriotiques, arrivent de nouveaux gardes mobiles, les uns à pied, comme pour se faire à l’état de fantassin, ies autres en Victoria à trente sous la course,
ceux-ci en coupé de maître, en calèche blasonnée, en break ou en mail à quatre chevaux ; ceux-là,
enfin, les plus gais, quoique les moins riches sans doute, à cheval......sur les épaules de leurs camarades d’atelier.
Toute la société française, avec sa noble égalité, est représentée à ce rendez-vous de la garde mobile, où Gavroche coudoie fraternellement monsieur le marquis, oii les noms les plus démocra
tiques passent, dans la hiérarchie militaire, avant ceux que vénérait D’Hozier.
Partez, braves enfants ! Le cœur de la France est avec vous ! Si jamais vous allez à Berlin, voyez si l’on y trouve encore des juges, et, dans ce cas, je vous recommande M. le comte Othon de Bismark.
Sans faire do chauvinisme, sans s’illusionner sur la guerre franco-prussienne, on peut dire que la France a pour elle deux énormes avantages :
d’abord, la cohésion, l’homogénéité absolue de son armée; ensuite, le caractère, le génie du soldat français.
Notre pioupiou est un débrouillard, c’est le mot; l ien ne le surprend, rien ne le démonte. Il a pour lui l’énergie, l’abnégation, la finesse et la gaieté.
Au camp, sur le champ de bataille même, il fait de l’esprit, comme si c’était son métier ; pas un petit pioupiou qui 11e se sente dans la peau d’un maréchal de France doublé d’un Ghamfort ou d’un Rivarol.
Rappelez-vous ce mot héroïque des guerres de la Révolution.
Un détachement français se trouve en face d’un corps prussien dont on ignorait la force.
— Bah ! dit un grenadier, attaquons toujours ! Nous les compterons quand nous les aurons brossés !
Rappelez-vous l’histoire du cheval de Tliionville, qui devrait être mieux gravée dans la mémoire française que l’histoire du cheval de Troie.
C’était en 1792.
Les Prussiens bloquaient et bombardaien t Thionville.
Les assiégés, sommés de se rendre, s’v refusèrent avec fierté, et placèrent sur les remparts un cheval de bois, au cou duquel ils attachèrent une
botte de foin, avec cette inscription en grosses lettres :
« Quand le cheval aura mangé le foin, Thiorivillo se rendra. »
Et cet autre exemple de valeur et de gaieté française !
Le 22 février 1814, au combat de Méry-sur- Seine, la division Boyer, dont faisait partie le 45e de ligne, repoussa le corps de Sacken, qui menaçait le liane du corps commandé par Napoléon.
C’était le mardi gras.
Les soldats du 45e, ayant trouvé un grand nombre de masques dans la boutique d’un papetier de la ville, les prirent et se battirent masqués toute
la journée, sous prétexte que la guerre n’était pas une raison pour ne pas faire leur carnaval.
Cette humeur pleine de vaillantise, on se la transmet, dans notre armée, d’âge en âge, comme une part inaliénable du patrimoine chevaleresque de la France.
L’admiration qu’on nous inculque au collège pour les grands hommes de l’antiquité nous em
pêche de rendre justice à nos contemporains. Ces officiers d’artillerie, s’attelant à un caisson rempli de poudre et attaqué par le feu, pour aller le noyer dans un bassin, n’ont-ils pas, en risquant
une mort presque certaine, bien mérité de la ville de Versailles, de la France et de l’histoire? Pi pa
reil trait de courage et de dévouement se trouvait dans Homère ou Plutarque, nous n’aurions pas assez d’admiration, pas assez de bravos et d’enthousiasme; mais ce sont des Français, nos contemporains, qui l’ont accompli, et il a passé pres
que inaperçu; à peine en parlera-t-on encore dans trois jours, et, l’histoire continuera à propa
ger le De viris illustribus, comme si nous n’avions pas, nous aussi, nos Codés et nos Scævola.
Lorsque le roi Guillaume de Prusse entra dans Francfort, sur la fin de 1792, il aperçut de loin un grenadier français qui luttait seul, sur le pont de la ville, contre un grand nombre de soldats prus
siens. Un monceau de .cadavres, épars autour du nouveau Codés, attestait la vigueur de sa défense. Mais, couvert de blessures, il allait forcé
ment succomber, quand le roi donna l’ordre de le prendre sans lui en faire de nouvelles.
Les Prussiens obéirent, non sans peine, et ame. nèrent leur prisonnier devant leur maître.
— Comment t’appelles-tu? lui demanda le roi. — Qu’importe mon nom ! Je suis Français.
— Tu es un héros 1 Je t’ai sauvé la vie, et maintenant je te donne la liberté sans conditions. Je regrette seulement qu’un homme comme toi soit au service d’une si mauvaise cause.
— Citoyen Guillaume, repartit le grenadier, je te remercie ; mais 11e parlons pas politique, parce que nou,s ne nous entendrions pas.
Ce disant, le soldat fait le salut militaire, tourne les talons, et ruisselant de sang, mais le front haut, il reprend le chemin du pont de Francfort, pour rejoindre son régiment, en chantant la Marseillaise.
L’apostrophe de « citoyen Guillaume » ayant couru dans le camp prussien et même ôtant plus d’une fois revenue aux augustes oreilles du roi de Prusse, il quitta le camp, laissant le comman
dement de l’armée au fameux duc de Brunswick- Lunebourg.
Le grenadier avait fait échec au roi !
Nous aussi, nous chantons la Marseillaise; nous en usons, d’aucuns disent môme que nous en abusons ; mais le ferons-nous jamais autant que Jo
seph Lebon, le massacreur d’Arras, qui se la fi t jouer sans interruption, un soir, de six heures à minuit! Ce n’était cependant pas un mélomane que cet ex-oratorien, si j’en crois une anecdote peu connue.
On jouait la Mélomanie.
Peu sensible aux mélodieux accords de Cliampein, le proconsul s’était endormi, - lorsqu’il fut l éveillé en sursaut par le chœur le plus bruyant de la pièce :
Ah ! quel plaisir! Ma lille chante!
Étonné, Lebon se frotte les yeux et demande à son secrétaire, qui était derrière lui dans la loge,
quel motif les acteurs ont de tant se réjouir. Colui-ci lui explique, en peu de mots, qu’ils sont dans la joie parce que la fille du mélomane vient enfin de chanter.
A ces mots, Lebon 11e se possède plus; il entre en fureur, tire son sabre du fourreau, saute de la loge sur la scène, à la grande surprise des spectateurs :
— Attendez, hurle-t-il, attendez, coquins! je vais vous faire chanter, moi !...
Cependant le citoyen directeur du théâtre, Dupré, s’avance pour connaître la cause de tout ce mouvement.
Lebon le saisit par le collet, et le serrant fortement.
— Misérable, lui dit-il, je ne sais qui me retient de te passer mon sabre au travers du corps ! Comment! c’est parce qu’une coquine a chanté, que vous faites tout ce tapage-là?...
Puis se radoucissant tout à coup et d’un ton de reproche :
— Comment ! Dupré, toi que j’aime parce que je te crois républicain, toi que je protège, com
ment peux-tu souffrir un tel tintamarre parce qu’une fille chante’... Elle chante!... Voyez le beau miracle ! le grand événement pour faire tant de bruit ! J’ai cru d’abord que la République venait de remporter une grande victoire, ou qu’on venait de découvrir quelque conspiration :
je ne connais pas d’autre cause de joie!... Mais non, une fille chante !... Allons, 11’y reviens plus,
11e nous fais plus jouer de pièces révolutionnaires comme ta Mélomanie ; donne-nous L’heureuse Dé
cade, Voilà que ça va, ou Le dernier jugement des Rois ! A la bonne heure, voilà des pièces où un républicain peut se réjouir ! Tieus, dis à ton or
chestre de jouer la Marseillaise autant de fois quils sont de musiciens, et je fais grâce à tout le monde ! .
La Marseillaise transformée en pensum républicain par le ci-devant curé de Neuville devenu proconsul, n’est-ce pas, en vérité, bien plaisant ?
Encore un mot sur nos soldats. Ce que l’on doit le plus admirer en eux 11 est pas tant la bravoure qui leur fait « moissonner des lauriers sur les champs do bataille », que l’abnégation avec la
quelle, au retour de la paix, ils rentrent dans leurs foyers, nouveaux Cincinnatus, pour se remet
tre qui à la forge, qui au rabot, qui à la charrue, ensevelissant pour ainsi dire leur gloire toute vivante.
Un de mes parents, vieux soldat de l’Empire, 11e racontait pas sans émotion cette anecdote.
Napoléon, au faîte de sa puissance, se trouvait un jour à Amiens.
Au moment de son départ, tandis qu’il traversait la place, au milieu des acclamations, il promena ses regards sur cette multitude enthousiaste et aperçut, dans un des angles de la place, un tailleur de pierre que ce spectacle imposant 11’a- vait point distrait de son labeur.
L’indifférence de cet homme excite la curiosité de César; il veut le connaître, presse son cheval,
fend la foule bruyante et s’arrête droit devant le tailleur de pierre.
— Que fais-tu là ?
— Sire, je taille ma pierre. — Tu as servi ?
— C’est vrai, Sire.
— Tu as fait la campagne d’Egypte, comme brigadier de gendarmes. — Oui, Sire.
— Pourquoi as-tu quitté le service ?
— Parce que j’avais fini mon temps et que j’ai obtenu mon congé.
— J’en suis fâché; tu étais un brave... Je veux faire quelque chose pour toi ; parle, que me demandes-tu ?
— Que Votre Majesté me laisse tailler ma pierre. Mon travail rue suffit, je n’ai besoin de rien.
Le Baron de Felsheim.