EN CAMPAGNE
Sarreguemines, 1er août.
Geci est sans doute ma dernière lettre pacifique. Je veux dire qu’avant huit jours la campagne sera commencée, et que ces feuillets sentiront la poudre. Cette fois encore, je n’ai assisté qu’à des mar
ches en pleins champs, à des étapes en pleines routes, et je n’ai entendu que de loin les coups de feu des premières escarmouches. Le correspon
dant finirait bien vite, à ce compte, par trouver la vie monotone. Outre qu’il est étranger dans ces camps, il se lasse. Il se divise en une infinité de variétés, dont on pourrait écrire la physiologie à à côté des physionomies militaires.
Nous avons le correspondant sévère, qui emporte et lit Jomini, étudie le Droit des Gens, cite Martens et traduit Polybe à livre ouvert. Celui-là est rare. Puis le correspondant fantaisiste, suivant la campagne comme il ferait le voyage de Saint- Cloud, et ne voyant qu’une partie de plaisir dans cette partie de douleur. Le correspondant fantaisiste est, à l’armée, un fléau. Il arbore des costumes improbables, se passe des pistolets à la cein
ture et se donne gratuitement des allures de bachi-bouzouck. Son rêve est d’être, pris pour un officier étranger, un irrégulier : il n’est générale
ment pris que pour un espion. Le correspondant qui voit les batailles du fond d’une chambre d’hôtel est très-répandu. Il confectionne, avec les articles de journaux de la localité, des articles pour les journaux de Paris, où généralement il se met en scène. Il n’hésite pas à s’écrier, comme le pigeon de La Fontaine : J’étais là, telle chose m’advint.
Il ne lui advient jamais rien que la note de l’hôtelier, à l’heure du départ.
Le correspondant qui va au-devant des balles, décrit les combats de visu et prend des notes sous la fusillade, est plus rare. Il se rencontre surtout dans les pièces de théâtre. Un biscaïen lui enlève son encrier portatif, et, comme Junot à Toulon,
il poudre son papier avec du salpêtre. Invention de dramaturge.
Il y ale voyageur à pied et le voyageur à cheval, l’infanterie et la cavalerie des reporters. Il y a même le reporter en voiture. Sous ce rapport, les journalistes anglais et américains sont considérablement mieux outillés que nous. Ils ont un véritable armement de campagne. D’une tenue modeste, amplement bourgeoise, ils ont des résolu
tions admirables; ils feraient comme Pline, ils prendraient des notes jusque sous l’irruption d’un volcan. Combien de reporters se sont fait tuer durant la guerre de sécession, en Amérique, cela simplement pour envoyer des informations plus exactes à leurs journaux!
Les peintres qui suivent l’armée tiennent de l’artiste et du soldat. Meissonier, en 1859, arrivait à Solferino sur un cheval de 10,000 fr. Le cheval, éperonné, essoufflé, était mort le lendemain. Meissonier, cette fois, ne suivra point la campa
gne, et tout au plus Beaucé pourra-t-il trouver place au quartier-général du maréchal Bazaine;
mais, du côté des Prussiens, Hacklander, me dit-on, entend raconter l’histoire de ces batailles, Hacklander, l’auteur pittoresque, spirituel et nar
quois de la Vie militaire en Prusse, — un Mérimée mêlé de Paul de Kock. J’ai bien peur, — façon de
parler, — que M. Hacklander n’ait pas à conter beaucoup de victoires. Il suffit de voir cette admi
rable armée française pour se convaincre de ce qu’elle va faire. La garde, arrivée à Metz, campe au Polygone. C’est plaisir d’aller, de venir dans ce camp, où le moindre détail est attachant et pittoresque. Hier, j’étais là à l’heure du déjeuner.
Accroupis, les grenadiers tiraient de la gamelle le bouillon chaud, sur lequel ils soufflaient, ou une pomme de terre qu’ils laissaient refroidir, à l’air, dans la cuiller. Les officiers mangeaient sous la tente, causant et riant. Des zouaves faisaient sauter dans de la farine des goujons pris, une heure auparavant, dans la Moselle,
— Ont-ils pas l’air de Prussiens, ces pierrots-là! disait un grand diable roux, au crâne rasé comme un moine de Zurbaran.
Le coiffeur faisait la toilette à ceux qui voulaient. D’une longue paire de ciseaux grinçants, il tondait ou taillait les barbes. La boîte à savon, où moussait le blaireau, traînait à ses côtés, dans
l’herbe. On assiégeait la cantine. Les voltigeurs appelaient, criaient :
— Allons, du vin, madame Pelletan !
Mme Pelletan est le nom de la vivandière des voltigeurs. Près de là, non loin des faisceaux des fantassins, les lances des lanciers laissaient fris
sonner au vent leurs bandérolles blanc et rouge. Ils, portent maintenant, ces lanciers, la veste bleue, peut-être depuis l’aventure de Desenzano,
la panique au lendemain de Solferino, lorsqu’on aperçut, à l’horizon, une longue file de cavaliers blancs qu’on prit pour des Autrichiens. On relevait les blessés, on les conduisait aux ambulan
ces. Lorsqu’on vit ces vestes blanches, la terreur fut soudaine, électrique, insensée. On jetait les blessés à terre, on coupait les brides des chevaux,
on ne songeait qu’à fuir. La fameuse panique du lendemain de Wagram, dont parle en son livre sur l’armée française le prince Frédéric-Charles, avait son pendant. On apprit bientôt que les pré
tendus cavaliers autrichiens étaient des lanciers de la garde. Aujourd’hui, leur veste bleu de ciel rendrait la méprise impossible On ne les prendrait plus pour des uhlans.
Le camp est vaste, plein de troupes. Les artilleurs en vestes noires, les grenadiers aux bonnets superbes, les galons jaunes des voltigeurs, les larges pantalons des zouaves, tout se croise, se heurte, se mêle, va, vient, bruit. Les soldats chan
tent, dorment, lisent, écrivent, mangent. Dans une guinguette abandonnée, des sous - officiers trinquent gaiement. On songe, en regardant de loin ce fourmillement, ce pétillement de cou
leurs, ces taches rouges ou bleues sur un fond vert, ces tentes aplaties au milieu desquelles se dresse une tente plus haute, à certains tableaux d Eugène Fromentin, qui rendent bien pareille expression, mais orientalisée.
Dans quelques jours, d’une marche soudaine, sans doute ces troupes aguerries, qu’on sent soli
des au sol, clouées au poste, . seront à la frontière. On se bat déjà aux avant-postes. Escarmou
ches sans importance, qui coûtent cependant la vie à des hommes. Chaque matin, des reconnais
sances. Les cavaliers suivent des chemins bordés de haies et s’en vont en Prusse. Ils étonnent profondément les pauvres paysans lorsqu’ils ne pil
lent point. A Perl, de l’autre côté de Sierck, les habitants, effrayés à l’arrivée des Français, se sont barricadés d’abord; puis, s’enhardissant, ils ont risqué un œil à travers le volet, pour voir, puis ils ont ouvert la fenêtre, puis ils ont allongé le bout de leur nez, puis ils ont montré leur visage, et enfin, tremblants, ils sont sortis. Les uns ap
portaient du vin, les autres du tabac aux cava
liers français, qui riaient. Les Français ont tout payé.. Stupéfaction des habitants, que leurs compatriotes avaient assez maltraités, deux jours auparavant, en buvant leur bière.
Un des chasseurs me contait l’étonnement naïf d’une jeune fille qui, dans son patois semi-alle
mand, disait, stupéfaite : On nous mentait, vous n’êtes point méchants, vous êtes chentils. Il faut bien donner, ajoutait le soldat, des leçons de politesse à ces « mangeurs de saucisses. » Le troupier français appelle le Prussien mangeur de sau
cisses, comme le boy anglais nous appelle, en goguenardant, mangeurs de grenouilles. Le reproche à propos des mets absorbés est, paraît-il, une injure internationale.
Cette façon de procéder de notre armée, tout payer, la fait singulièrement respecter. Nous guerroyons humainement, en gens désolés d’en venir aux fusillades. Tout ce qui peut adoucir cette atrocité, le soldat l’invente. Il n’est terrible qu’au feu, dans cette ivresse farouche de la fusillade, dans l’atmosphère chaude, l’odeur de car
nage, la vapeur qui donne aux veines ce que Dante appelle la luxure du sang. Au demeurant,
le meilleur fils du monde, et si différent de ses aïeux, de ces bandes de la royauté qui, avant Louvois, pillant et dévorant tout, faisaient sur leur chemin métier de sauterelles. Comparez ces zouaves formidables et jusqu’aux turcos à ces soldats du duc de Lorraine dont leur général di
sait : « Chacun de mes hommes a un diable au « corps, et ce diable, à la vue du pillage, se mul« tiplie en trois ou quatre vigoureux diablotins. »
Aujourd’hui, ce n’est point le pillage, c’est le danger qui fait naître (génération spontanée s’il en fut) ces diablotins-là ! C’est ce duc de Lorraine,
sicharmantauxyeux delà grande Mademoiselle, qui avait écrit sur ses étendards : frappe fort, prends tout, nerends rien. Aujourd’hui, le moindre sergent mettrait la main au collet de Monseigneur et le mènerait droit au grand-prévôt.
La guerre, comme toute chose, se civilise !
Elle n’en est, après tout, que plus effrayante. Le canon n’est plus Vultima ratio des rois ; c’est à présent le picrate de potasse, ou tout au moins la mitrailleuse. Ces actrices futures du grand drame de demain, les mitrailleuses, font leur entrée dans les villes, masquées et mystérieuses. On les essaie à huis-clos, on les cache, on leur apprend leur rôle pour le bon moment. Elles ont un manche tournant comme une roue, une mani
velle qui les fait ressembler à quelque orgue fan
tastique dont les airs seraient effroyablement meurtriers, dont la moindre note serait mortelle. Les soldats les regardent passer avec un certain respect sérieux, et les artilleurs qui les conduisent frisent leurs moustaches en prenant des airs importants.
Les servants des mitrailleuses seront les héros de la guerre do 1870, à moins que les mobiles ne s’en mêlent. Les mobiles montrent déjà, cà et là,
leurs uniformes bruns. Ils ont vraiment bonne tournure. On est militaire ou on ne l’est pas. Le
boulevardier devenu soldat a perdu l’ironie qu’il promenait sur l’asphalte. On dirait qu’il fait pé
nitence. Il a aussi un brin de fierté. Si l’uniforme était plus élégant, sa fierté serait de l’allégresse. Mais on prend la tunique qu’on vous donne, et, le fusil sur l’épaule, ou part en chantant. C’est l’égalité : duc ou chiffonnier, en chemin !
Le Rhin lui seul peut retremper nos armes. Et c’est la route du Rhin qu’on prend, le Rhin, où, l’an dernier, joueurs, joueuses, flâneurs, désœuvrés, grands seigneurs, artistes, faquins, aventu
riers, tout le high-life et tout le bas monde se ruait les uns vers le gros bras de Lichtenthal, les autres vers les petites prairies qu’arrose la Lahn.
— On a tout de même de la chance, me disait un caporal. Moi qui n’aj jamais vu Bade ! Quelle occasion, si j’allais faire sauter la banque !
— Ma foi, qui sait ? Avec une bombe ! v
C’est ainsi qu’on rit et qu’on prend le temps comme il est et la guerre comme elle vient. Ici,
à Sarreguemines, à deux pas de l’ennemi, on se baigne, on pêche à la ligne, on sommeille et ou
attend. Des canards prussiens rencontrent sur la Sarre des canards français, et — quelle ardeur belliqueuse les pousse ? — les voilà qui se heur
tent, — pourquoi ? pour un insecte, pour un ver, et qui se mêlent et se frappent du bec en battant l’eau de leurs ailes à reflets chatoyants. Vainqueurs ou vaincus, canards d’une rive ou d’une autre, la broche égalitaire les attend. Ils seront plumés et mangés ! Les canards se séparent et, en deux longues files, s’en vont Prussiens en Prusse et Français en France, en s’injuriant encore de derniers coin-coins.
Les animaux ont aussi leur rôle dans ces guerres. Plus d’un régiment a sou chien, qu’il appelle Bismark.-Un officier, à table d’hôte, me contait ce souvenir de Solférino qui est charmant :
— J’étais de ceux qui attaquèrent et emportèrent la Tour du Télégraphe. Gomme nous nous tenions en ligne, prêts à l’assaut, tous pâles, écoutant la canonnade et regardant les. morts ; par hasard,
baissant la tête j’aperçus là, sur ma manche gau. che, une petite bête, une cétoine, de ces insectes qu’on appelle bêles à bon Dieu. Toute ronde, rouge, piquée de points noirs, elle avait comme avec