La France est envahie !
Après trois victoires, les Prussiens sont en face de notre ligne frontière, prêts à livrer une bataille décisive, et devant le péril, Paris, comme toutes les villes de France, n’a plus qu’une pensée : La patrie en danger ! Paris n’a plus qu’un devoir : le salut de la France ! Paris n’a plus qu’un cri : Aux armes !
Plus de chants dans les rues ! Plus de patriotisme en paroles! Plus de discours! Plus de commentaires ! Des armes ! des armes !
C’est le Paris de 1792, de l’ère immortelle où le canon d’alarme tonnait dans la capitale, où le drapeau noir flottait aux tours de Notre-Dame, où les bureaux d’enrôlements s’installaient suites places publiques !
C’est le Paris de 1815, de ces jours de deuil où les bourgeois, les ouvriers, les étudiants récla
maient à grands cris des fusils au lieu de piques,
pour repousser les envahisseurs qui forçaient nos portes !
C’est le Paris de 1830 et de 1848, de ces grands jours de la capitale frémissante, où chacun se fai
sait soldat pour rendre à la patrie son prestige et sa liberté !
. On reproche à Paris de vouloir représenter la France. Eh bien! confessons-le du moins à son honneur, Paris, aujourd’hui l’objectif des Prus
siens vainqueurs, Paris se grandit pour être digne de la France entière !
Racontons jour par jour, heure par heure, cette émouvante semaine, digne de figurer parmi les grandes décades de notre histoire nationale. Cha
cun de ces jours a eu sa note, sa physionomie, son accentuation différentes, et chacun de ces tressaillements nous donne en ce moment les pulsations de la patrie !
Vendredi, 5 août. — A l’heure où l’on distribuait notre dernier numéro, une grave nouvelle écla
tait comme la foudre. On disait que le prince royal de Prusse avait remporté sur nous, à Wissembourg, une victoire éclatante.
Et l’on disait vrai. La division du général Abel Douay, campée en avant de Wissembourg, avait été surprise par une armée de 70,000 hommes commandée par l’héritier de la couronne de Prusse, et après une lutte inégale et acharnée, obligée de battre en retraite !......
Nous renonçons à décrire la poignante émotion qui saisit, à cette nouvelle, tous les quartiers de Paris.
La population lit, relit, commente et discute ce télégramme de deuil et de sang. Cinq cents pri
sonniers ! Une pièce de canon perdue ! Le général : Douay mort sur le champ de bataille !
La dépêche de Saarhrück contribuait à frapper encore plus vivement les imaginations. On avait battu si aisément les Prussiens! La victoire n’a­
vait paru qu’une promenade. L’Empereur était parti le matin, et revenait à six heures triom• phant à Metz ! Un jeu !
La soirée montre encore la population plus émue, plus agitée. Les groupes se forment; les boulevards, la place Vendôme, la place Beauveau, le passage de l’Opéra, les kiosques des marchands de journaux attirent des masses de curieux.
— Des nouvelles! des nouvelles!
C’est, dans cette première soirée, comme un mot d’ordre; c’est le cri adopté. Et la loi du si
lence, cette loi burlesque dont on voulait faire une loi de salut public, n’est plus qu’une moquerie et une risée.
— Comment! c’est à l’heure où les journaux anglais nous apportent les dépêches prussiennes que le ministère daigne consentir à nous faire une communication! — Comment! nos soldats se sont battus comme des lions, et ce combat de géants est une surprise! ...—Une surprise! quand nos huit corps sont là depuis quinze jours, regar
dant l’ennemi l’œil dans l’œil! — Comment! pas un secours à ce corps, placé en sentinelle perdue, quand l’armée du maréchal Mac-Mahon est à deux pas! — Comment! l’homme qui avait si bien entendu le canon de Magenta, n’a rien entendu du massacre de Wissembourg! — De la tour de Strasbourg, on devait voir tomber les nôtres !
Telles sont les récriminations, disons mieux, telles sont les colères; car on sent passer dans ces foules qui remplissent les rues je ne sais quel frisson de vengeance et d’indignation.
Un mot mal entendu, mal interprété, est prononcé sur le boulevard, à l’entrée de la rue Ri
chelieu, au seuil de l’établissement de change de MM. Dreher et Léon, et soudain ce mot, que l’on croit favorable aux Prussiens, ameute contre cette maison les emportements de tous les groupes.
— A bas les Prussiens !
Et des pierres sont lancées contre la maison, dru comme grêle. L’établissement est fermé. Les vitres sont brisées, et sur les volets un citoyen écrit à la craie :
— Fermé pour cause d’insulte à la France. —Fermé jusqu à la prise de Berlin. — Ordre du peuple. .
Les propriétaires de l’établissement ont écrit, le lendemain, pour attester leur nationalité et leur patriotisme de Français, et d’autres inscriptions viennent heureusement protéger leur demeure.
Même manifestation contre la maison de M. Hirsch, marchand de matières d’or et d’argent, rue Richelieu, 97.
Une main écrit encore sur les volets :
— Mort aux Prussiens ! — Article 77 du Code pénal. — Mort aux traîtres !
Mais au fond de ce bouillonnement populaire, qu’entendons-nous jaillir? Un seul et même cri : A bas la Prusse ! Guerre à la Prusse !
Aux faubourgs, aux boulevards, aux ministères, toute cette turbulence se traduit par clés ac
cents patriotiques, et les groupes ne se séparent qu’avec cette consolante espérance : A demain, la revanche de Wissembourg !
Samedi. — La revanche ? Elle est attendue avec des frémissements d’impatience. Les esprits ont
la fièvre, les imaginations prennent feu. Chacun attend avec une inébranlable confiance la minute qui va changer ses désirs en réalités triomphantes.
Toute la matinée du samedi se passe à poser partout des points d’interrogation. On parle va
guement d’une éclatante victoire remportée par le maréchal Mac-Mahon. Mais pour qui veut aller au fond des choses, il n’y a rien. Pas de nouvelles!
Au ministère? Rien.


A l’agence Havas? Rien.


Dans les journaux? Rien.
On va ainsi incertain, oppressé, haletant, jusqu’à l’heure de la Bourse, et là, dans cette houle de flots agités, les bruits de victoire vont, viennent, circulent plus rapides, plus multipliés, plus affir
matifs. On veut une victoire, il faut une victoire !
Soudain un éclair s’échappe de cette multitude affamée de nouvelles. Un jeune homme fend cette fourmilière orageuse. Il agite un papier. C’est une dépêche ! C’est une victoire ! Et en une se
conde le contenu de cette dépêche est dans toutes les bouches :
« Grande bataille de Mac-Mahon ! Pris quatorze canons. Le prince royal prisonnier. Landau pris. Mac-Mahon couvert de gloire! »
Et voyez l’électricité des nouvelles! En un clin d’œil, la rue Vivienne, les rues avoisinantes, les boulevards sont pavoisés. Des drapeaux sortent de toutes les fenêtres. Capoul, reconnu, chante la Marseillaise. sur la place de la Bourse. Marie Sass la chante en plein boulevard. Joie universelle ! Délire !
Mais quoi ? se dit-on enfin, et l’on aurait dû commencer parla. Et la dépêche? D’où vient-elle? Qui l’a apportée ? Qui l’a signée ? Où est-elle affi - chée ? Et l’on a beau chercher, fouiller, interroger partout, on n’a pour tout témoignage qu’une feuille volante lancée par un jeunehommeinconnu
Au ministère, crie la foule! Et une colonne se précipite vers la place Reauvau,
Mais au ministère de l’intérieur M. Chevandier de Valdrôme affirme qu’il n’a rien reçu depuis Wissembourg. Au ministère de Injustice, M. Émile Ollivier, qui revient de Saint-Cloud, atteste que le gouvernement n’a reçu absolument aucune dépêche.
Allons! c’est décidément une fausse nouvelle.
Et bien vite aux bruyantes manifestations du triomphe succèdent le désenchantement, la con
fusion, et cet indicible sentiment d’amertume qui naît d’une déception etqui metune douleur de plus, comme un ferment de colère, au fond des âmes!
Une voiture circule sur les boulevards. Elle porte au haut d’une perche un morceau de car
ton sur lequel on a écrit : — L’auteur de la fausse nouvelle est arrêtèl
Bien mince satisfaction! Qu’importe, en effet? Le coup est porté, et chacun se demande si Paris, le grand Paris d’autrefois, n’est plus que la risée de l’Europe.
Place de la Bourse, c’est un toile universel contre l’agiotage et les tripoteurs. — Encore une his
toire de Tartare! Encore des millions maquignonnés à la honte du pays! Fermons la Bourse! Plus de bourse pendant la guerre!
Plus de bourse ! Hélas ! ce serait un mécompte de plus, car ce serait fermer le marché qui ali
mente tous les autres. Mais, ce jour-là, l’exaltation et la fureur sont telles, que la bourse est fermée avant l’heure réglementaire.
Aux portes des ministères, mêmes démonstrations, mêmes accusations violentes. Une procla
mation du gouvernement annonce aux habitants qu’ils ont été victimes d’une odieuse manœuvre, et que désormais le ministère publiera immédiate
ment toutes les dépêches, bonnes ou mauvaises, qu’il recevra de l’armée du Rhin !
Il est bien temps ! Gomme s’il n’en aurait pas toujours dû être ainsi! Gomme s’il était possible de faire autrement! Gomme si les nouvelles de nos victoires ou de nos défaites étaient le patrimoine d’un ministre ! Comme si les bulletins de l’armée française n’appartenaient pas à la France entière !
Aussi la foule, à chaque instant grossissante, devient-elle énorme aux abords des ministères. Du boulevard des Italiens à la place Vendôme c’est une mer tumultueuse, poussant dans tous les sens les Ilots d’une population qui déborde.
Cafés regorgeant de monde, kiosques assaillis par des milliers d’acheteurs, groupes où l’on pé
rore, citoyens courant aux nouvelles, orateurs critiquant le gouvernement; tout cela pressé, foulé, allant, venant, dévoré d’anxiété, brûlant de connaître les événements de la frontière, et s’agitant au milieu de je ne sais quelle inexprimable angoisse.
Et que trouve-t-on au milieu de ces foules mouvantes ? Du patriotisme, et le patriotisme le plus généreux, le plus sincère, le plus dévoué.
Mais le ministère, qui a peur de ces masses, qui a peur de ces cris, qui a peur de son ombre, veut
à tout prix se débarrasser de ce rempart vivant, et le voilà qui ordonne de refouler les attroupements. Le patriotisme est-il donc suspect?
De l’huile sur le feu !
Fautes sur fautes ! Il y avait là, place Vendôme, de la troupe de ligne, de la garde municipale et de la garde nationale. Heureusement, c’est la garde nationale qui a été chargée de faire circuler les groupes. Les citoyens se sont fait com
prendre des citoyens, et les masses se sont peu à peu dispersées. Chacun se retire, douloureuse
ment impressionné, et chacun se dit encore avec confiance : Demain, sans doute, nous aurons une victoire !
Dimanche. — On attendait une victoire ! Hélas ! Dès le matin, des bruits sinistres nous apportent de cruels démentis. Il n’est question que de nouveaux désastres.
Un jour sombre se lève sur Paris. C’est Athènes au lendemain de Ghéronée ; c’est Rome, le jouioù elle redemandait à Varus ses légions; c’est le Paris de 1792 alors que l’entrée des Prussiens, déjà parvenus gux défilés de J’Argonne, faisait