ment des canons et des feux de peloton, au crépitement des mitrailleuses
A force de prières et de protections, nous avions, malgré la rigueur des consignes, obtenu la faveur de monter au sommet du clocher de la cathédrale de Haguenau, et, de cet observatoire improvisé, l’œil armé d’un puissant télescope, nous suivions les phases du combat. A gauche, dans le fond, trois grandes lignes de fumée marquaient distinctement les positions de notre ar
mée, à Gœrsdorf, à Wcerth-Frceschwiller et à Elsashausen-Reichshoffen. Sur la droite, et plus
près de nous, à la limite de la forêt, comme dans un immense incendie, les innombrables bouches
à feu des alliés, répondant à notre artillerie. Sur les hauts plateaux, en réserve, des masses profondes d’infanterie et de cavalerie.
Nos regards ne se détachaient de cet émouvant spectacle que pour descendre vertigineusement nous mêler aux groupes tumultueux que nous apercevions à nos pieds, dans les rues, à la gare,
devant l’hôpital, et où nous espérions apprendre quelque chose du grand combat.
Malheureusement, les nouvelles qui arrivaient d’heure en heure, apportées par des blessés ou des estafettes,étaient contradictoires; etil devait en être ainsi, puisque, tour à tour, à quatre ou cinq reprises, nous avons perdu et regagné du terrain, depuis sept heures du matin jusqu’au soir.
Et nous, la main dans la main, pâles et surexcités par un ardent frisson patriotique, nous cou
rions d’un point à un autre, interrogeant tout le monde, passant de la joie à la tristesse, brisés par ces courants d’incertitude mortelle.
Qui donc allait enfin sortir vainqueur de ces luttes épiques ? Sans doute les héros de Wissembourg, surpris et accablés par .des ennemis dix fois supérieurs en nombre, allaient être vengés par leurs glorieux frères du premier corps d’ar
mée, et fièvreusement nous attendions l’annonce de la victoire...
Hélas ! nous ignorions alors que le combat se livrait dans les mêmes conditions cl’inégalité nu
mérique, et que tant de dévouement stoïque, de bravoure chevaleresque, se brisait encore contre les masses d’une double armée de 150,000 hommes ;
nous ignorions que nos fières légions, formées de 35,000 combattants à peine, succombaient une fois encore sous des avalanches humaines !
Bientôt le doute ne fut plus permis sur l’issue de cette fatale journée, si glorieuse pour nos sol
dats, mais dfune responsabilité si accablante pour l’aveuglement, l’ignorance et l’impéritie de ceux qui les ont conduits à ces boucheries effroyables. Les charrettes se suivaient à de.courts intervalles, .amenant des blessés, qui, tous, jetaient ces mots à la foule haletante, éperdue : « Nous sommes vaincus et trahis ! » A chaque instant, des che
vaux sans cavaliers rentraient, bride abattue, dans la ville, couverts de sueur, les naseaux fumants, les flancs ensanglantés !
Puis, ce fut une horrible panique et le plus navrant spectacle qui se puisse voir. Après dix heures d’une lutte acharnée, contre des forces quadruples, la droite de notre armée, débordée par des masses d’infanterie, foudroyée par cent pièces de canon, poursuivie par une cavalerie nombreuse,
venait de se jeter en déroute à travers tous les chemins, et les fuyards arrivaient dans un pêle
mêle indescriptible. « Les Français n’entendent rien à une retraite bien, ordonnée, — a dit, dans son fameux Mémoire militaire, le prince Frédéric-Charles de Prusse. — Ils cherchent à se de
vancer les uns les autres, et leur fuite devient un sauve-qui-peut général. » — Ces paroles de notre ennemi me revinrent alors à la mémoire, avec un caractère de lugubre actualité, et bientôt,
le cœur oppressé d’une amère douleur, je sentis mes yeux s’emplir de larmes.
Bien d’autres pleuraient autour de moi ! La stupeur était sur tous les visages, et des ‘impréca
tions sortaient de toutes les bouches contre ceux qui causèrent ces épouvantables désastres.
A ce frisson de colère succéda un abattement profond et un morne silence, tout à coup inter


rompu par le sifflement suraigu de deux locomo


tives. Un long convoi de blessés entrait en gare. Chose étrange, et que je n’oublierai de ma vie! c’est par eux que nous revint l’espérance et que se ranima notre courage abattu ! Ils étaient Là plus de mille, entassés dans les wagons ou sur des chariots sans abri, soldats de tous les régi
ments, de toutes les armes : zouaves et turcos, fantassins, cavaliers, artilleurs, sanglants et mutilés. Résignation sublime, force d’âme invin
cible ! pas un cri, pas une plainte, du milieu de tant de douleurs et d’agonies ; et tandis que la foule attristée offrait des rafraîchissements et des cordiaux à ces glorieux vaincus, ils souriaient héroïquement.
Quelles fautes on a dû commettre, de quelles inepties, de quelle imprévoyance il a fallu se ren
dre coupable pour que de tels soldats n’aient pas. été vainqueurs ! « C’est égal, disait un vieux ser
gent du 21e, nous nous sommes crânement battus et nous avons démoli quelques Prussiens ! mais à quoi qu’ils pensent donc, là-bas, de nous en
voyer toujours un contre quatre ou contre dix ? »
Et ces paroles, si tristement vraies, 1 soldat les résumait en un mot : Trahison !... Mais patience, viendra l’heure de l’expiation : cette hécatombe humaine, qui vient de passer sanglante sous nos yeux, crie vengeance ; et la France envahie, souil. lée, humiliée, vaincue, rançonnée, demande justice et châtiment !
Deux heures à peine nous séparaient de la nuit, quand de nouveau la ville fut mise en émoi par une dernière et terrible alerte. « Les Prussiens ! »
criaient mille voix, et dans le lointain, au milieu d’un tourbillon de poussière, quelques centaines de cavaliers fondaient sur nous de toute la vitesse de leurs chevaux. La rage au cœur, chacun sauta sur un fusil, prêt à mourir en vendant chèrement sa vie. Ce fut un moment solennel et sublime !...
Une formidable détonation allait saluer les cavaliers, quand on reconnut à temps 1’uinforme français. C’était ce qui restait de la brillante division de cuirassiers du général de Bonnemains,
après les charges héroïques et désespérées qu’elle venait de faire pour protéger la retraite de notre malheureuse armée.
Un train allait quitter la gare, — le dernier qui soit parti de Haguenau pour Strasbourg; — je me jetai dans un wagon, brisé de fatigue et d’émotion. Lallemand voulut absolument rester, tour
menté de l’idée d’aller faire sur place quelques croquis pour Y Illustration. Le cœur me manqua pour ce funèbre pèlerinage, et je laissai mon ami partir seul pour ce champ de bataille de Wœrth, jonché de vingt mille cadavres, où, le lendemain encore, la Sauer plaintive roulait des flots de sang humain.
Le voyage de Haguenau à Strasbourg se fit dans des conditions assez tristes. Nous emmènions un grand nombre de blessés; d’un moment à l’autre,
notre train pouvait être arrêté par l’ennemi, et la position devenait d’autant plus menaçante que rien n’avait pu dissuader certains exaltés de faire usage de leurs armes, en cas d’attaque.
A chaque station de cette voie douloureuse, la gare était envahie par une foule anxieuse, qui prenait les wagons d’assaut et nous accablait de questions : « Sommes-nous vainqueurs?...... De
Failly est-il arrivé à temps?... Y a-t-il eu beaucoup de morts?... Où sont les armées?... » Et le train repartait au milieu des larmes, des sanglots et
des cris de vengeance. Sur tout le parcours, aux endroits où la voie ferrée longe la route, nous apercevions des bandes de fuyards, groupés et accoutrés de la façon la plus étrange : cuirassiers sans casque ou avec des casquettes de fantassins, zouaves et turcos sur des chevaux de lanciers, mélange confus et capricieusement bariolé d’in
fanterie, d’artillerie, de cavalerie et de train. Quelques-uns, malgré les dangers d’une halte en un pareil moment, s’arrêtaient, ou plutôt tom


baient épuisés sous un arbre du chemin. D’autres


boitaient affreusement, et ne pouvaient marcher que soutenus par leurs camarades. Et voilà comment le premier corps se retirait en bon ordre !
Nous eûmes cet affligeant spectacle presque jusqu’à Vendenlteim, à la bifurcation du chemin
de fer de Wissembourg-Haguenau et de celui de Paris-Strasbourg. Là, un seul wagon se détacha de notre train et fit route sur Metz; il renfermait un lieutenant-colonel d’état-major qui allait por
ter au quartier - général des nouvelles de la journée.
Tout risque d’attaque avait disparu pour nous; les cartouches furent extraites des chassepots, et les revolvers rentrèrent dans leurs gaines de cuir. Il y eut comme une détente générale et une période de morne recueillement.
Quand nous arrivâmes dans la capitale de la vieille et patriotique Alsace, nous apprîmes qu’on venait d’y faire battre la générale et d’ordonner la fermeture immédiate des portes. Vingt mille personnes se pressaient aux abords de la gare. Toutes les rues étaient remplies d’une foule inquiète et fièvreusement agitée.
Je mourais de faim, n’ayant rien pris depuis le matin, et pourtant il me fut impossible de manger quoi que ce soit. Après avoir donné satisfaction à l’impatiente curiosité de quelques amis intimes, je me jetai demi-mort sur mon lit.
Hélas ! si triste que fût cette fin de journée, le réveil devait être plus pénible encore. D’abord, ce fut le sombre défilé, dans les rues de la ville, des fuyards qui avaient marché pendant toute la nuit. Trente heures d’insomnie, une longue jour
née de combat et de privations, cette marche forcée dans les ténèbres, l’amertume de la défaite,
le désordre du costume, tout donnait à ce cortège de spectres un aspect saisissant et lamentable. Et dire que cette population, aujourd’hui si muette et si triste, s’était portée,l’avant veille, si bruyante et si joyeuse sur le passage de cette vaillante armée !
Mais bientôt la consternation devint plus grande encore. Jusque-là, nous ne connaissions que la déroute du corps de Mac-Mahon ; une dépêche,
affichée à la préfecture, venait de nous révéler aussi la défaite du corps d’armée de Frossard. La France avait été deux fois vaincue, dans ce jour de sang et de deuil !
Mon parti fut pris, dès lors, de m’éloigner au plus vite de cette atmosphère étouffante. Un télé
gramme venait d’arriver, annonçant que la voie était encore libre de Strasbourg à Saverne, je
m’élançai dans le premier compartiment venu, au moment où déjà le train se mettait en marche. Bien me prit de cette résolution subite; car, deux heures après, les communications étaient inter
rompues, et je serais, à cette heure, bloqué dans la place de Strasbourg investie.
En quittant Haguenau, la veille au soir, nous avions rencontré la partie de l’armée qui rega
gnait Strasbourg; de Brumath à Saverne, nous vîmes les soldats qui avaient battu en retraite dans la direction dès Vosges. Toujours même désordre, mêmes disparates, même éparpillement; toujours, à toutes les stations, jusqu’à Epernay, mêmes questions et mêmes angoisses.
Plus près de Paris, notre train, qui ramenait de nombreux blessés, arriva dans une petite gare en même temps qu’un train de troupes fraîches en route pour Metz.
« D’où venez-vous? s’écrièrent les nôtres. — De Normandie. Et vous autres ?
— Nous autres ?... Nous venons de là-bas ! »
Et comme, en disant ces mots, ils montraient leurs bras en écharpe et leur figure balafrée : « Nous allons vous venger ou mourir ! » répon
dirent fièrement les soldats du 93e de ligne. Sur ce, les trains repartirent, et plus de deux mille poitrines poussèrent en chœur ce cri redoutable à nos ennemis : Vive la France !
Oui, vive la France, mes chers concitoyens, et malheur à nos envahisseurs ; car j’ai retrouvé ici l’intelligente et fière cité parisienne debout et fré
missante ; le temps est passé des fautes grossières et des niaises trahisons; j’entends un grand bruit de chaînes et d’armes, c’est la nation libre qui se soulève en masse, invincible, indignée, secouant toute servitude et demandant à ceux qui ont terni jusqu’à sa gloire militaire d’autres frontières orientales que Bar-le-Duc et Pont-à-Moûsson !...
Charles de Lorbac.