cité joyeuse. Il y a quelques mois, à peine des soldats au dépôt vaquaient solitaires dans les rues. Les officiers prenaient leurs repas à la gare. Maintenant tout est envahi, pris d’assaut, mili
tairement occupé. Les canons, les obusiers, les pièces de siège (siège de Mayence qui devient le siège de Paris) encombrent, poudreuses, le bou
levard des Promenades, le boulevard de Jules- César. Des artilleurs, écrasés de fatigue, dorment sur l’herbe brûlée. Les drapeaux des ambulances flottent, cà et là, sur les hôpitaux, sur des hôtels. Et pourtant on travaille encore au nouveau théâ
tre, à l’école Colbert. Une école ! Un théâtre !
Instruction par le livre, distraction par l’art de la scène. Que tout cela est loin ! Quand sera-t-elle Unie, cette école ? De la pétition couverte de près d’un million de signatures que faisait circuler, il y a un mois M. Jules Simon, et qui réclamait l’instruction gratuite et obligatoire, qui sait si l’on ne fera pas des bourres pour les fusils?
Ici, on attend les Prussiens. On les attend, les armes prêtes. Adossé à la montagne de Reims, Mac-Mahon s’apprête à recevoir les envahisseurs. Je vais et viens dans cette ville, où chaque coin,
en temps ordinaire, m’arrêterait charmé. De Notre-Dame à cette merveille romane, harmo
nieuse, élégante, qui s’appelle Saint-Remi, j’ai fait le chemin bien des fois. Autour de la châsse d’argent de Saint-Remi, châsse gardée par les douze pairs sculptés daiis le goût du Bernin, les soldats s’arrêtent. Une vieille femme ridée, cour
bée, quasi centenaire, leur dit d’une voix cassée :
— Mes enfants, j’ai eu trois frères tués au temps du premier Empereur. Je ne vous souhaite point sort pareil sous, le second. Ailez combattre. Moi, je prierai pour vous, tous les matins, notre bienheureux saint Remi!
Les soldats sourient, prennent les mains de la vieille, saluent et passent.
Us ne croient guère à saint Remi, mais ils croient à la bonne femme.
Les pauvres vieux habitants de Reims ont encore présents à leur mémoire les pillages et les rançons de 1814. Les étrangers alors étaient des Russes. Cent hommes de la garde, après l’affaire de Graonne, cinquante gendarmes et les cadres de
trois bataillons défendirent, avec l’aide énergique des Rémois, cette cité sans fortifications, à l’en
ceinte ruinée, contre 14,000 hommes de l’armée de Russie. Rien de plus beau que cette résistance acharnée, héroïque. Il y avait encore, dans cette France décimée, ruinée, vaincue, une indompta
ble énergie qui persistait malgré la défaite et le malheur.
Aujourd’hui...... Mais non, puis-je dire encore ce que fai vu, ce que j’ai su en Lorraine et en Champagne? Hier, un paysan des environs de Châlons, instruit de l’arrivée des Prussiens, me disait, effrayé :
— Que voulez-vous que je fasse? J’ai dit à ma femme : Fais une cuite de plus, tue les poulets et plume les canards, et, vive ma foi! quand nous leur aurons tout donné, ils ne pourront rien nous prendre davantage.
Pendant qu’il parlait un écho railleur me remettait en mémoire le chant terrible et sacré des paysans de Champagne :
A quoi bon la poudre et l’épée?
L’ennemi vient, notre sang bout;
La faux est large et bien trempée : Paysans de France, debout!
Les paysans, notre collaborateur Lançon vient de les voir, en Lorraine, sous le coup de l’inva
sion •. tout à l’heure, à la gare, j’allais chercher les journaux de Paris, lorsque j’aperçois, entrant dans Reims, cette ambulance de la presse que les Prussiens ont arrêtée, expédiée sur Cologne, puis sur la Belgique, et de deux côtés je m’entends appeler. C’étaient Lançon et Ch. Habeneck, tous
deux en uniforme de volontaires infirmiers, ayant quitté plume et crayon pour porter secours aux blessés. Le képi de drap à croix rouge leur sied bien. Ils reviennent tous deux d’Allemagne. Arrêtés à Thiaucourt, je crois, ils ont été, de Pont
à-Mousson, dirigés sur la Prusse. Et quelles mésaventures ! Lançon les contera sans doute aux lecteurs de l’Illustration.
Je l’ai écouté, disant avec sa verve rude ce qu’il avait vu, comme il l’avait vu. Cela est formida
ble, et l’affliction, vers l’Est, est au comble. Les Prussiens, comme une nuée de sauterelles, s’a­
battent sur le pays et partout font table rase. Les paysans, qui hochaient la tête il y a trois semai
nes (trois semaines, quelle rapidité, quel mauvais rêve ! ) lorsqu’il fallait vendre leurs denrées aux soldats français, écrasés de réquisitions par l’en
nemi, courbent le front et pleurent. Au reste, presque tous ont fui. Dans les villages, les fem
mes restent seules, admirables de résolution et de courage. A Luppy, un officier de uhlans lève sur latêted’unevieille femme une canne plombée.
— Du café ! dit-il en français. — Je n’en ai pas.
— Il m’en faut, ou je te brise...
— Soit! dit-elle, mais regardez que j’ai des cheveux blancs.
L’officier alors baisse sa canne levée et, sortant de la ferme :
— Allons, réplique-t-il insolemment, eh ! bien, la vieille, je vais en prendre à Paris.
Le témoin de la scène, un infirmier français tout prêt à casser la tête à cet homme s’il eût frappé cette femme, marmotta tout bas sur le passage du uhlan :
— A Paris ! peste ! Il parait que celui-là aime le café froid ! Il a du temps à attendre !
Hélas ! oui, on se venge d’un mot. L’esprit et la riposte des lèvres n’abdiquent pas. Mais l’ennemi avance. U casse, détruit, se plaît à émietter les choses : « Ce qu’ils n’emportent pas, me disait Lançon, ils le brisent. » Il a vu des hussards de Brunswick se chauffer avec le bois des celliers,
avec les meubles des gens ; il a vu forcer des serrures à coups de baïonnettes, emporter des couverts, voler, en toutes lettres, voler. Allons, aux armes ! ce sont les barbares qui viennent. Derrière leur armée d’immenses files de voitures,
de calèches, des nuées de gens en blouses, de bourgeois, s’avancent, prêts à tout prendre et à tout emporter. Ce peuple d’affamés se rue au re
pas immense. C’est farouche, la venue de ce fleuve humain. A tout prix contre Paris soulevé, décidé, armé, il faut que le flot se brise et disparaisse en écume.
L’ambulance de la presse a va défiler devant elle l’armée allemande tout entière. Ce qui a frappé nos amis, c’est la contenance automatique mais mathématique de ces soldats. « Ils marchent,
me disait Habeneck, en regardant devant eux
d’un air égaré, comme des gens qui aperçoivent quelque chose que nous ne voyons pas. » J’ima
gine qu’il y a une certaine inquiétude dans leur audace. Ils ne sont pas encore revenus de l’alarme que leur causaient ces
hommes noirs d’Afrique dont, disaient-ils là-bas, Strasbourg était plein. Ils se hâtent dans leur victoire comme des gens qui marchent en plein rêve et qui tremblent de s’éveiller.
Lorsque le régiment des cuirassiers blancs de M. de Bismark, régiment détruit aujourd’hui, entra à Pont-à-Mousson à la suite du prince Fré
déric-Charles, le prince, au dire d’un témoin,
avait l’air bizarre, un peu nerveux, d’un homme » qui doute encore. Ils ont pourtant des ruses et un aplomb singuliers. Leur grande étude, on le voit maintenant, c’est la guerre de la sécession d’Amérique, cette campagne du Potomac qui a renversé toutes les idées stratégiques reçues. Tandis que le maréchal Bazaine proposant, de faire, lui aussi, la guerre à l’américaine, voulait avec 40,000 hommes aller droit sur Berlin, d’une
course formidable, insensée, d’une poussée quasi romanesque , traversant l’Allemagne comme
Sherman avait, en 1864, traversé la Géorgie, les Prussiens appliquaient les idées transatlantiques et faisaient de la campagne de 1870 un duel à Vaméricaine, duel dejuses, de feintes, d’affûts, de combats sous bois, où tout est bon, duel de Mohicans qui disposeraient des moyens d’action que donne la science,
L’histoire très-vraie de la dépêche adressée de Frouard à Pont-à-Mousson est, en ce sens, typi
que. L’a-t-on contée déjà? En tout cas, la voici.
Arrivés à Frouard, les Prussiens s’emparent du télégraphe. Un des leurs, qui sait manier l’appa
reil, s’assied et télégraphie simplement ces deux mots : Envoyez troupes. Puis, à Frouard, on attend, canons chargés, mèches allumées, lestroupes que les Français ne peuvent manquer d’envoyer. U a fallu que des jeunes gens, de Pont-à-Mousson,
instruits de l’approche des Prussiens, tournassent le disque pour arrêter le train en marche vers les boulets ennemis.
Que tout cela mériterait une vengeance écla tante ! Je la croyais prochaine. J’attendais, àChâ Ions, que le prince Frédéric-Charles et le princ royal vinssent se heurter aux troupes de Mac
Mahon et de Failly, renforcées de l’armée de Ba
zaine. Mais Bazaine, enterré, se débat contre des nuées d’adversaires qu’il parviendra, je l’espère, à enfoncer, à trouer et à écraser. Le camp de Châlons est levé. On a brûlé les baraquements. C’est sur Reims qu’on se replie et qu’on se con
centre. C’est entre Reims et Verdun que se jouera,
non pas la suprême, mais la forte partie. Avant Paris, cette bataille et, je gage, cette victoire. Je vous en conterai, s’il plaît au sort, tous les détails.
Il y a des noms prédestinés. Qui sait, si après Wissembourg, ce n’est pas à Valmy qu’on se bat
tra? Qui sait si on ne repassera point par ce Grand-Pré où, pris d’une panique demeurée légendaire, 10,000 des soldats de Dumouriez s’en
fuirent dans un inconcevable désordre, devant 1,200 hussards prussiens? Qui sait si, cette fois,
ce jour, appelé le jour de la peur, ne sera pas un jour allemand,?
S’il faut tout dire, ma pensée absolue et d’ailleurs la vérité entière, la vérité attestée par ceux des nôtres qui viennent d’Allemagne, les Prus
siens ont peur d’une guerre de race, d’un soulè
vement général de la nation. Ils ont une superstitieuse terreur de se trouver face à face avec la France libre, la fille de 92. Que, d’un élan sou
dain, formidable et fier, la France soulevée se dresse devant cette horde, l’armée prussienne est vaincue. Les vieux souvenirs de la France de Hoche, de Kléber et de Kellermann combattroni avec les soldats de Trochu. #
Debout, patrie ! L’armée, notre héroïque et sublime armée, ne suffit pas. A côté d’elle, derrière elle/il faut la nation. On le reconnaît bien tard,
que la nation, dans un Etat, doit compter pour quelque chose. Un jour, en 1814, pendant la ba
taille d’Arcis-sur-Aube, Napoléon, au milieu des boulets, causait avec Sébastiani. M. Thiers a rap
porté l’entretien : « Eh bien ! général, fit l’empe« reur, que dites-vous de ce que vous voyez ? — « Je dis, répondit le général, que Votre Majesté « a sans doute d’autres ressources, que nous ne « connaissons pas. — Celles que vous avez sous « les yeux, reprit Napoléon, et pas d’autres. — « Mais alors comment Votre Majesté ne songe-t- « elle pas à soulever la nation? — Chimères, ré
« pliqua Napoléon, chimères empruntées au sou« venir de l’Espagne et de la Révolution fran
« çaise ! Soulever la nation dans un pays où la « Révolution a détruit les nobles et les prêtres, « et où j’ai moi-même détruit la Révolution ! »
« Le général, ajoute l’historien du Consulat et deV Empire, — ceM. Thiers qu’on a insulté, outragé il y a un mois, parce qu’il a su être patriote éclairé et dire tout haut son avis, — le général resta stu
péfait, admirant ce sang-froid et cette profondeur d’esprit, et se demandant comment tant de génie ne servait pas à empêcher tant de fautes. »
C’est que le génie d’un homme n’est rien sans l’âme d’une nation. C’est que la force vive d’un peuple réside, palpite, dans ce peuple. C’est que
les nations compromises n’ont d’autre salut à attendre que d’elles-mêmes, et qu’il arrive une heure où elles sentent l’écrasant fardeau des hom
mes providentiels et des rédempteurs. Patrie! l’étranger t’insulte, te soufflette et te déchire ! Patrie ! lève-toi, patrie, et que Lazare sorte du tombeau !
Jules Claretie.