LA SITUATION
La situation nous présente simultanément deux courants opposés. À côté des mesures éner
giquement prises pour la continuation de la lutte,
nous avons ies négociations qui se poursuivent pour arriver à une médiation et à la paix.
La circulaire de M. Jules Favre a provoqué de la part des gouvernements étrangers une série de déclarations toutes favorables au Gouvernement provisoire de la République.
Ces premières ouvertures se sont continuées, depuis huit jours, avec une activité qui ne s’est pas démentie un seul jour. Les ambassadeurs d’Angleterre, de Russie, d’Autriche, d’Italie, d’Es
pagne, des États-Unis et de la Suisse y ont pris part, et c’est sans doute pour leur donner suite et pour trouver une première base de négociations que M. Thiers et M. Senard viennent d’accepter une mission diplomatique.
Quel est le résultat de ces négociations multiples? Il suffit, pour le faire pressentir, de passer rapidement en revue les divers incidents de cette semaine.
Les États-Unis ont assurément montré leur sympathie pour la République française, en
la reconnaissant dès le premier jour. Mais de là à une intervention effective, il y a loin.
Un télégramme de Washington nous a depuis quelques jours déclaré que le refus de la Prusse ne permettait pas aux États-Unis d’intervenir en ce moment en faveur de la paix.
Pour l’Angleterre, il faut reconnaître que notre alliance de quarante ans est loin d’avoir donné pour nous le résultat qu’elle aurait dû produire.
. Nos voisins ont pratiqué notre alliance tant qu’ils l’ont reconnue profitable à leurs intérêts. Mais à l’heure de notre propre danger, ils nous abandonnent à nos périls, et la reine affiche même à l’égard de la Prusse des sympathies qu’il serait de bon goût de ne pas montrer au grand jour.
L’Espagne et l’Italie surtout se montreraient, dit-on, mieux disposées en notre faveur. Mais de ce côté aussi, il faut reconnaître qu’il serait sou
verainement imprudent de prendre pour une in’Arvention militante et un secours effectif les té
moignages de bon vouloir que les souvenirs de Solférino pour l’Italie et le bon voisinage pour l’Espagne, peuvent inspirer aux gouvernements de Madrid et de Florence.
Quant à la Russie et à l’Autriche, les dispositions favorables se bornent, croyons-nous, à vouloir soumettre au gouvernement de Berlin des propositions de paix.
Donc, en examinant l’ensemble de la situation et en tenant compte surtout de l’urgence d’une action efficace, il nous semble que la volonté de l’Europe est trop lente à se traduire en actes dé
cisifs. Après Sadowa, la France n’attendit pas que les Prussiens fussent sous les murs de Vienne pour interposer ses bons offices. Tous ces retards équivalent aujourd’hui à des refus, et nous devons constater que la France ne doit compter que sur elle-même. Aide-toi, et le ciel t’aidera.
Ainsi sur ce premier point, l’intervention des puissances de l’Europe, tout ce qui se passe nous prouve que nous ne devons pas nous bercer d’espérances chimériques.
Sur le second point, la médiation, nous ne savons, bien entendu, quelles ont été les questions traitées dans toutes les négociations qui se pour
suivent entre les cabinets européens. Mais nous devons néanmoins constater, d’après toutes les nouvelles publiées par d’autres journaux, que les représentants des puissances se sont préoc
cupés de la conclusion de la paix au moyen d’une indemnité de guerre. On remarquera, en effet, à ce sujet, que la circulaire de M. Jules Favre, en déclarant que « la République ne cédera ni une pierre de nos forteresses ni un pouce de notre territoire, » passe complètement sous silence la question de l indemnité.
Or, pour mentionner, comme information historique, ce qui a été publié sur ce point, nous de
vons dire que, modifiant ses prétentions premières, la Prusse aurait réduit spontanément à trois milliards le chiffre, précédemment fixé à cinq milliards, de sa demande d’indemnité de guerre.
On a été plus loin : on prétend que, reconnaissant elle-même que l’absorption à son profit de l’Alsace et de la Lorraine ne pourrait avoir une base solide que si elle était garantie par les puis
sances neutres, elle s’en remettrait, sur ce point, à la décision d’un congrès.
Sur ces deux premiers points, il faut reconnaître que la France pourrait accepter la convocation d’un congrès et se montrer disposée à discuter un traité de paix. Il est bien encore une troisième question à laquelle la Prusse attacherait, dit-on, une importance extrême, mais qui ne pourrait faire de notre côté l’objet d’une difficulté sérieuse.
Nous voulons parler du désarmement. Après la douloureuse expérience que nous venons de faire
de la puissance militaire, il est certain que la République ne peut avoir en vue que le rayonne
ment pacifique de ses institutions. De là viendra sa véritable grandeur.
Nous croyons être ici l’interprète du sentiment public, en affirmant que la chute du régime impérial entraîne forcémentavec elle la chute du régime militaire que nous subissons depuis le pre
mier empire. L’épreuve a été accablante pour la France, mais elle a été plus accablante encore pour le système de la paix armée. — « Quelle puis
sance n’aurions-nous pas en Europe, si nous avions consacré à l’instruction et à toutes les institutions pacifiques les milliards que nous avons jetés dans le gouffre du ministère de la guerre ! »
Tel est le cri universel, et ce réquisitoire de l’o­ pinion indignée s’applique aussi bien à la Prusse qu’à la France. Le règne de la guerre est fini.
Nous allons voir commencer le règne bienfaisant de la paix, et c’est par lui que la République peut arriver à conquérir l’Europe.
Indemnité, désarmement, arbitrage de l’Europe pour l’intégrité du territoire, tels seraient donc, à l’heure où nous sommes, les points qui servi
raient de base aux négociations de la paix. Mais ce ne sont encore là que des pourparlers sans aucun résul tat pratique, et plus que jamais nous devons dire : Si vis pacem, para beilum.
Aug. Marc.
La guerre et la chute de l Empire, le siège de Paris et la République, ce sont là, aujourd’hui et pour longtemps, les points cardinaux de toute conversation. Et remarquez que la troisième ré
surrection de la République est encore, dans cette crise formidable, le moindre de nos étonnements.
Pourquoi ? C’est qu’à vrai dire notre beau jardin de France, depuis 89, possède une vertu sin
gulière. Tous les arbres que nous y plantons, — Empire, Légitimité, Juste-milieu, second Empire, — ne donnent pour cueillette, le jour de leur ma
turité, qu’un seul et même fruit, la République !
Et nos gouvernements eux-mêmes ne se sont jamais fait illusion sur ce point. Ecoutez ce que disait dans une minute d’épanchement intime le plus absolu des souverains. Un jour, le comte Molé, conseiller d’État sous le premier Empire,
le même qui fut ministre sous Louis-Philippe, présentait à Napoléon Ier un projet de loi.
Dans la discussion, le souvenir de la Révolution vint se mêler à cet entretien sérieux, et, tout naturellement, le conseiller d’Ëtat pour faire sa cour, ne manqua pas de dire :
— Sire, vous avez tué pour toujours l’esprit révolutionnaire.
Napoléon Ier leva la tête, resta un instant l’œil fixe et songeur, puis il dit d’un ton grave :
— Vous vous trompez, monsieur Molé, je suis le signe qui marque là page où la Révolution
s’est arrêtée ; mais quand je ne serai plus là, elle tournera le feuillet et reprendra sa marche.
C’était l’éclair du génie, et l’histoire a justifié le mot de l’Empereur.
Et aujourd’hui, le phénomène peut-être le plus étonnant des bouleversements que nous traver
sons, n’est-il pas celui-ci : — L’Europe qui disait ostensiblement à l’Empire : Méfiance! dit ouver
tement à la République renaissante : Confiance !
Continuons donc à voir, jour par jour, heure par heure, l’effort herculéen que Paris et la France font en ce moment pour triompher des folies de l’Empire et de l’écrasant fardeau de l’invasion.
Samedi 10 septembre
Les mobiles.
Paris est un camp.
Sur les places publiques, exercices des volontaires et des gardes nationaux ; dans les rues, ré
giments et bataillons qui défilent; aux mairies, fusils qu’on distribue; aux fortifications, senti
nelles qui montent la garde; aux forts, grandgardes sur le qui-vive ; aux portes, bataillons de mobiles qui accourent à la défense de la capitale.
Les mobiles sont en ce moment les héros de Paris. Il y a les bataillons bleus, ce sont les Nor
mands ; lesbataillonsbruns, cesontles Orléanais;
les bataillons gris, ce sont les Bretons. Et je vous laisse à penser s’ils ont été accueillis, fêtés, accla
més. Logés chez les habitants, ils ont été partout reçus comme les enfants de la maison.
Silhouette du mobile : bonne figure, pas fier, bon enfant, disposé, suivant son mot, à taper dur.
Et moi aussi.... j’ai mon mobile ! Et voyez ma chance, j’ai un compatriote, un Breton. Un bout de dialogue va vous le faire connaître.
— Comment vous appelez-vous ?
— Jean-Denis; mais on aurait dû m’appeler Jean-Pas-de-Chance.
— Pourquoi donc, mon ami?
— Vous allez voir. Les torgnollessont toujours pour moi. Quand j’ai tiré au sort, je me suis dit : Je ne peux pas manquer de tirer le n° 1, et je l’ai eu!
Et il ajoute comme réflexion philosophique :
— Je ne pouvais pas tirer plus bas, pas vrai, monsieur? — Plus tard, quand j’ai mis mon rem
plaçant de deux mille cinq cents francs, j’ai dit à mon père : Tu ne veux pas que je parte, tu ver
ras que je partirai, toutcomme. Et me voilà parti, pas vrai, monsieur?
Puis il termine, d’un geste de menace :
— C’est égal, ce sont les Prussiens qui me paieront tout ça!
Les Prussiens trouveront dans nos mobiles cent mille soldats. Une armée .
Rochefort et la Marseillaise.
Mais que vois-je? Par ci, par là se forment des groupes animés. Ecoutez les bruits qui se colportent.
On s’entretient vivement d’un article de la Marseillaise, intitulé La réaction, et signé par le général Cluseret.
Et bien entendu les peureux voient soudain apparaître le spectre rouge de feu Romieu.
A droite, on me dit : — « Vous allez voir que Bellevilie va se précipiter ce soir sur l’Hôtel-de- Ville. »
A gauche, on ajoute : — « On vient de doubler les postes. »
C’était si pyramidalement bête, que j’offre, au boulevard des Italiens, de parier un louis contre
cent sous, que Paris dormira, comme la veille, du sommeil des justes.
J avais raison. Bellevilie est, en effet, descendu, mais savez-vous pourquoi? Pour brûler la Marseillaise, à sa porte, rue d’Aboukir.
Bien mieux : Rochefort a écrit à tous les journaux du soir une lettre pour désavouer l’article malencontreux, et, en annonçant qu’il ne participait plus en rien à la rédaction du journal, il dé
clare que chacun ne doit plus avoir d’autre souci que le salut de la patrie.