Mgr Bauer, à cheval, les passe en revue comme uu général et leur communique son zèle. Le len
demain de ce combat, dans le petit jour du ma
tin, toutes les voitures des ambulances de la presse et le personnel entier, fidèle au rendezvous donné sur l’ordre de l’intendance, se réunissaient dans la Cour des Tuileries, prêt à se re
mettre en route pour le champ de bataille. Quatre
vingts voitures étaient rangées le long de la façade où tour à tour furent logés les rois et la Convention; les chirurgiens prenaient possession de leurs places, les cochers montaient sur leurs
sièges. On n’attendait plus, pour partir, que le , frère directeur, qui remplace le frère Philippe,
directeur général, ce frère Philippe dont Horace Vernet a laissé le portrait. Le frère directeur arrive enfin; le docteur Ricord, président de l’ambulance, quitte le Dr Demarquay, va vers le directeur et lui demande des nouvelles du frère blessé qu’on avait laissé à Saint-Denis, à l’ambu
lance de la Légion d’honneur. Le pauvre frère allait mourir, comme son compagnon de la veille.
La blessure reçue était mortelle. Alors le docteur Ricord, ému et voulant exprimer son admiration pour ces nouveaux missionnaires du devoir :
« Mon frère, demanda-t-il en souriant au frère directeur, est-il défendu dans votre ordre de s’embrasser? — Et, comme on lui répondait non, le vieux médecin serra contre sa poitrine le digne frère, et après l’avoir embrassé : « Eh bien, dit-il, portez ce baiser au frère Philippe et à tous ceux de votre maison ! »
Ils sont aussi du peuple, ces combattants en robe noire, ces combattants de la charité, et le dévouement, le sacrifice et le martyre sont bons à saluer partout, même par les fils de Voltaire.
La lutte continuait au Bourget et à Drancy. A Drancy, les mitrailleuses françaises tenaient en respect les colonnes prussiennes et les faisaient reculer. De ce côté, nos soldats occupaient Groslay, tandis que le fort de l’Est contraignait à se taire les batteries ennemies de Pont-Iblon et de Blanc-Mesnil. Sur la droite , Vinoy enlevait Neuilly-sur-Marne, la Ville-Evrard et la Maison- Blanche. Protégé par l’artillerie de marine du plateau d’Avron, il s’approchait même de Chelles, dont les batteries étaient aussi réduites au silence
et qu’on eût pu peut-être attaquer. Mais le soir venait.
Comme je quittais Drancy, où nos troupes se cantonnaient pour passer la nuit, apportaient du bois dans les cheminées, dévoraient quelque bis
cuit en hâte, le crépuscule approchait, le soir froid de l’hiver donnait aux champs une teinte uniforme et triste. De longues files d’ambulanciers, portant leurs drapeaux déployés, se ren
daient du côté du Bourget pour relever les blessés dont l’âpre bise devait envenimer les plaies. Nous croyions le Bourget à nous depuis une heure au moins. Si notre infanterie n’avait pu s’y mainte
nir le matin, du moins, me disais-je, durant l’après-midi, notre artillerie, cette artillerie que j’avais vu établir, bombardant les murailles, crevassant les maisons, fouillant les haies où s’abri
tent les tirailleurs prussiens, les postes cachés où ils se blottissent, avait écrasé les premières cons
tructions à droite du village, et avait dû atteindre là plus d’un ennemi. Nous dépassons nos avant
postes. Nous nous approchons de ces murs muets derrière lesquels sont les Prussiens, invisibles ce soir comme ils l’étaient ce matin. Ce village du Bourget, d’aspect pacifique, bicoque où l’on croi
rait entrer d’un bond, semble animé pourtant d’une vie latente : on dirait que ces murs, ces crêtes, ces maisons font le guet. Sur la route, des morts et des blessés. Ils ont roulé dans les fossés pleins de troncs d’arbres disposés en chevaux de frise. Des infirmiers de la garde nationale, des ambulanciers de la presse soignent les blessés, les relèvent et les pansent à cette place même où les frères ont reçu leurs balles mortelles. J’ai laissé mon sabre dans une voiture et je porte, à cette heure, la charpie et les bandelettes du docteur Decla L Nous arrivons, faisant placer sur les brancards x<3s blessés, francs-tireurs, mobiles ou soldats de la ligne, jusqu’au fossé même qui garantit
l’entrée du Bourget. Un lieutenant de 1a. ligne gît là, dans une cabane, la tête appuyée sur un tas de coke. C’est le lieutenant Belsebé du 131e. Le
docteur le relève ; mais l’homme est mort. Sur la droite, près d’une maison de plaisance à toit d’ar
doise, absolument écrasée, mais écrasée d’un coup, pliée, tassée en quelque sorte sur elle-même par les boulets, un mur s’élevait, un petit mur blanc que nos soldats ont franchi et qui défendait un jardinet au bout duquel, protégés par une haute palissade, les Prussiens, massés, blottis, atten
daient les assaillants. Des cadavres français, tom
bés en pleine attaque, frappés, poitrines et faces
en avant, sont encore là. L’un a une balle au front, l’autre a une balle au cœur.
Nous laissons derrière nous les haies vives et j les rails du chemin de fer. Un grenadier, abattu
entre les rails, la figure écrasée sur le terrain, tient encore son chassepot dans ses mains cris
pées : ce n’est qu’un cadavre. Je vois, au coin d’un mur, un pauvre petit soldat de la classe de
1870, imberbe, Pair d’un enfant, la joue grasse, et qui s’est venu blottir dans un coin de mur pour expirer plus doucement. Héros inconnus, sacrifiés à cette sublime chose : le devoir !
Tandis que les brancardiers et les frères les relèvent, recueillant en même temps les armes, une détonation retentit. Je crois que c’est un chasse
pot ramassé armé, et dont la batterie fait feu. Je m’écrie de laisser là les fusils : les Prussiens, qu’on ne voit pas, mais qui sont là, cachés, peuvent, en effet, tirer sur ces hommes, qui recueillent morts et mourants.
Au moment où, franchissant une sorte de passerelle qui va vers le jardin, j’avançais, entrant dans le Bourget même, j’aperçois un officier prussien vêtu d’une longue capote noire, et qui se détache, pour ainsi dire, de la muraille où il se tenait collé. « Que demandez-vous, monsieur?
me dit-il en français et saluant. — N’avez-vous pas des blessés, monsieur? — Non, monsieur. » Il avait enjambé pour venir à moi un ou deux fils de fer tendus à terre, et qui servent soit à un télégraphe militaire prussien, soit à une mine, soit à la défense même du Bourget ; fils de fer placés là pour faire trébucher, en manière de piège. Cet officier, jeune, rouge, l’air solide, coiffé de la cas
quette à petite cocarde, laissant traîner son sabre,
qui battait ses lourdes bottes sous sa capote, était seul; mais, à quinze pas de là, j’apercevais un
groupe compacte de Prussiens, de soldats de son régiment (régiment Élisabeth, garde royale), leur fusil à la main, de noir vêtus, et qui suivaient tous mes mouvements, abrités derrière les palis
sades du jardin. L’officier me demanda si nous avions perdu beaucoup de monde. « Non; ceux que vous voyez là tombés, pas un de plus. — Ah ! c’est étonnant, fit-il. Nous visons peu, mais nous visons bien. » Puis il ajouta : « Mais pourquoi avez-vous attaqué le Bourget? Nous y sommes fortement établis. Ce n’est pas, il est vrai, une po
sition stratégique, puisque le feu de vos forts peut nous y atteindre ; seulement, puisque vous nous l’avez pris une fois, nous le gardons... par amourpropre. — Tâchez donc de le bien garder, mon
sieur, lui dis-je, car nous avons aussi notre amour
propre, qui s’appelle de l’orgueil national. — Oui, oui, ohl nous le savons, fit-il, et nous sommes à la fois très-étonnés et très-touchés des efforts de la nation française. — La vérité est que vous devez être surpris ; mais le secre t de la résistance, c est que vous avez affaire aujourd’hui à la nation. Ce n’est plus l’Empire qui combat, c’est la France ; et c’est à la France que vous faites payer, par cette guerre impie, les criminelles fautes de l’empe
reur. — Dans tous les cas, répondit-il, nous les payons aussi, et de notre sang. » L’entretien en
resta là. Nous nous séparâmes, lui correct, strietement poli, moi de même. Il eut cependant le temps de me dire que les Prussiens savaient, de
puis le mardi, qu’ils seraient attaqués le mer-. credi. Les soldats prussiens postés derrière lui,
Mais quel regard de mélancolie je jetai sur ce village français, sur cette grande rue pleine de
troupes noires, sur ce clocher d’église, sur ce coin de terre, sur ce jardinet dont un hobereau berli
nois semblait me faire les honneurs, en ajoutant cette grâce de ne me garder point prisonnier! Ah ! patrie, que de douleurs et de hontes à effacer et à venger à la fois !
En m’éloignant, je vis encore un triste spectacle. Dans un plan de choux gît encore abandonné, de
puis des semaines, le cadavre ou plutôt la momie
d’un maraudeur, le corps parcheminé, desséché par le froid, d’un pauvre paysan tué en récol
il y a deux mois peut-être. Son sac était près de lui. Sa blouse bleue se collait à son torse dont elle dessinait les côtes, et on apercevait la poitrine la
cérée, labourée par le bec des corbeaux. Il tenait encore dans sa main osseuse mais crispée de squelette le couteau dont il s’était servi pour couper en hâte les racines. Et quel était le crime de ce malheureux, qui risquait ainsi sa vie pour gagner quelques sous en revendant ces choux coupés sous les balles ennemies? Pauvre diable! dont la peau jaunie, collée aux os, les orbites creuses, les jambes étendues, les pieds nus et rongés me faisaient songer aux horreurs de Goya, pauvre misérable tué par une balle prus
sienne, parce qu’il avait faim et que, pour vivre et en faire vivre d’autres, il ramassait des légumes
devant le canon d’un fusil Dreyse ! A mort. Cela est un crime en temps de guerre et aux yeux des envahisseurs.
Il y a ainsi des morts ignorées et des héroïsmes inconnus. Un matelot de ceux qui ont attaqué et pris le Bourget contait ainsi cette journée :
— Nous avions enlevé les maisons, nous étions postés, blottis et fortifiés dans un bâtiment près du pont, soixante-sept camarades, deux enseignes et moi. Avec nous, quarante-trois prisonniers,
dont un capitaine, tous de la garde royale. Nous les tenions bien, je vous en réponds. Nous sommes restés là trois heures, attendant qu’on nous se
courût. Chaque fois qu’un tirailleur prussien se montrait de notre côté, un coup de carabine. Nous en avons abattu plus de deux cents sur le pont. Voilà qu à un moment donné nous entendons des cris à droite. Nous disons : Ce sont les lignards qui viennent à nous!
Un des officiers, M. Bouisset, je crois, sort la tête pour voir. Deux balles au front l’étendent raide. Ce n’était pas la ligne. Tant pis, nous résis
tons; mais voilà que des obus, et des obus d’Aubervilliers, des obus français, tombent sur notre toit et le crèvent. Nous descendons dans les caves,
tenant toujours nos prisonniers et faisant feu par les soupiraux. Mais alors les Prussiens arrivent en masse. Il faut battre en retraite. Nous ne pou
vons emmener que le capitaine prussien, nous l’emmenons. Nous trouons un mur, nous passons
à travers; nous en trouons deux, et nous forçons le capitaine prussien à trouer avec nous. La brèche faite, nous allons passer. Une volée de gre
naille nous arrive par là. Nous étions tombés en pleine embuscade prussienne, et c’était une mi
trailleuse qui nous saluait. Je me dis : C’est bien,
nous sommes perdus. Tu as vu San-Luis, au Mexique, et il y faisait chaud, mais ce n’était rien. Cette fois, ton compte est bon, tout est fini.
Notre enseigne, le dernier, était tombé; les deux basques de son habit emportées et les jambes pleine de mitraille. Le Prussien, le capitaine, veut profiter du coup de temps pour s’échapper, je l’é tends raide. Il tombe. C’est bien. Je veux empor
ter l’enseigne. Il me dit : non, sauve-toi, garçon Les Prussiens venaient. J’ai traîné mon officier loin d’eux et nous avons pu l’aller rechercher le soir. Il n’est pas mort. Moi, je me suis jeté dans la Molette, le petit ruisseau qui coule là, et je suis resté jusqu’au soir, ne soufflant pas pour que ces canailles ne se doutassent point qu’il y avait là un matelot. Et le plus fort de tout, c’est que quand je suis revenu â Saint-Denis, le soir, voilà les mo
blots qui ne voulaient pas me laisser rentrer, parce que je ne savais pas le mot d’ordre! Sur les soixante-dix du Bourget nous étions rentrés quatorze et moi quinze. C’est çà aller comme il faut!
demain de ce combat, dans le petit jour du ma
tin, toutes les voitures des ambulances de la presse et le personnel entier, fidèle au rendezvous donné sur l’ordre de l’intendance, se réunissaient dans la Cour des Tuileries, prêt à se re
mettre en route pour le champ de bataille. Quatre
vingts voitures étaient rangées le long de la façade où tour à tour furent logés les rois et la Convention; les chirurgiens prenaient possession de leurs places, les cochers montaient sur leurs
sièges. On n’attendait plus, pour partir, que le , frère directeur, qui remplace le frère Philippe,
directeur général, ce frère Philippe dont Horace Vernet a laissé le portrait. Le frère directeur arrive enfin; le docteur Ricord, président de l’ambulance, quitte le Dr Demarquay, va vers le directeur et lui demande des nouvelles du frère blessé qu’on avait laissé à Saint-Denis, à l’ambu
lance de la Légion d’honneur. Le pauvre frère allait mourir, comme son compagnon de la veille.
La blessure reçue était mortelle. Alors le docteur Ricord, ému et voulant exprimer son admiration pour ces nouveaux missionnaires du devoir :
« Mon frère, demanda-t-il en souriant au frère directeur, est-il défendu dans votre ordre de s’embrasser? — Et, comme on lui répondait non, le vieux médecin serra contre sa poitrine le digne frère, et après l’avoir embrassé : « Eh bien, dit-il, portez ce baiser au frère Philippe et à tous ceux de votre maison ! »
Ils sont aussi du peuple, ces combattants en robe noire, ces combattants de la charité, et le dévouement, le sacrifice et le martyre sont bons à saluer partout, même par les fils de Voltaire.
La lutte continuait au Bourget et à Drancy. A Drancy, les mitrailleuses françaises tenaient en respect les colonnes prussiennes et les faisaient reculer. De ce côté, nos soldats occupaient Groslay, tandis que le fort de l’Est contraignait à se taire les batteries ennemies de Pont-Iblon et de Blanc-Mesnil. Sur la droite , Vinoy enlevait Neuilly-sur-Marne, la Ville-Evrard et la Maison- Blanche. Protégé par l’artillerie de marine du plateau d’Avron, il s’approchait même de Chelles, dont les batteries étaient aussi réduites au silence
et qu’on eût pu peut-être attaquer. Mais le soir venait.
Comme je quittais Drancy, où nos troupes se cantonnaient pour passer la nuit, apportaient du bois dans les cheminées, dévoraient quelque bis
cuit en hâte, le crépuscule approchait, le soir froid de l’hiver donnait aux champs une teinte uniforme et triste. De longues files d’ambulanciers, portant leurs drapeaux déployés, se ren
daient du côté du Bourget pour relever les blessés dont l’âpre bise devait envenimer les plaies. Nous croyions le Bourget à nous depuis une heure au moins. Si notre infanterie n’avait pu s’y mainte
nir le matin, du moins, me disais-je, durant l’après-midi, notre artillerie, cette artillerie que j’avais vu établir, bombardant les murailles, crevassant les maisons, fouillant les haies où s’abri
tent les tirailleurs prussiens, les postes cachés où ils se blottissent, avait écrasé les premières cons
tructions à droite du village, et avait dû atteindre là plus d’un ennemi. Nous dépassons nos avant
postes. Nous nous approchons de ces murs muets derrière lesquels sont les Prussiens, invisibles ce soir comme ils l’étaient ce matin. Ce village du Bourget, d’aspect pacifique, bicoque où l’on croi
rait entrer d’un bond, semble animé pourtant d’une vie latente : on dirait que ces murs, ces crêtes, ces maisons font le guet. Sur la route, des morts et des blessés. Ils ont roulé dans les fossés pleins de troncs d’arbres disposés en chevaux de frise. Des infirmiers de la garde nationale, des ambulanciers de la presse soignent les blessés, les relèvent et les pansent à cette place même où les frères ont reçu leurs balles mortelles. J’ai laissé mon sabre dans une voiture et je porte, à cette heure, la charpie et les bandelettes du docteur Decla L Nous arrivons, faisant placer sur les brancards x<3s blessés, francs-tireurs, mobiles ou soldats de la ligne, jusqu’au fossé même qui garantit
l’entrée du Bourget. Un lieutenant de 1a. ligne gît là, dans une cabane, la tête appuyée sur un tas de coke. C’est le lieutenant Belsebé du 131e. Le
docteur le relève ; mais l’homme est mort. Sur la droite, près d’une maison de plaisance à toit d’ar
doise, absolument écrasée, mais écrasée d’un coup, pliée, tassée en quelque sorte sur elle-même par les boulets, un mur s’élevait, un petit mur blanc que nos soldats ont franchi et qui défendait un jardinet au bout duquel, protégés par une haute palissade, les Prussiens, massés, blottis, atten
daient les assaillants. Des cadavres français, tom
bés en pleine attaque, frappés, poitrines et faces
en avant, sont encore là. L’un a une balle au front, l’autre a une balle au cœur.
Nous laissons derrière nous les haies vives et j les rails du chemin de fer. Un grenadier, abattu
entre les rails, la figure écrasée sur le terrain, tient encore son chassepot dans ses mains cris
pées : ce n’est qu’un cadavre. Je vois, au coin d’un mur, un pauvre petit soldat de la classe de
1870, imberbe, Pair d’un enfant, la joue grasse, et qui s’est venu blottir dans un coin de mur pour expirer plus doucement. Héros inconnus, sacrifiés à cette sublime chose : le devoir !
Tandis que les brancardiers et les frères les relèvent, recueillant en même temps les armes, une détonation retentit. Je crois que c’est un chasse
pot ramassé armé, et dont la batterie fait feu. Je m’écrie de laisser là les fusils : les Prussiens, qu’on ne voit pas, mais qui sont là, cachés, peuvent, en effet, tirer sur ces hommes, qui recueillent morts et mourants.
Au moment où, franchissant une sorte de passerelle qui va vers le jardin, j’avançais, entrant dans le Bourget même, j’aperçois un officier prussien vêtu d’une longue capote noire, et qui se détache, pour ainsi dire, de la muraille où il se tenait collé. « Que demandez-vous, monsieur?
me dit-il en français et saluant. — N’avez-vous pas des blessés, monsieur? — Non, monsieur. » Il avait enjambé pour venir à moi un ou deux fils de fer tendus à terre, et qui servent soit à un télégraphe militaire prussien, soit à une mine, soit à la défense même du Bourget ; fils de fer placés là pour faire trébucher, en manière de piège. Cet officier, jeune, rouge, l’air solide, coiffé de la cas
quette à petite cocarde, laissant traîner son sabre,
qui battait ses lourdes bottes sous sa capote, était seul; mais, à quinze pas de là, j’apercevais un
groupe compacte de Prussiens, de soldats de son régiment (régiment Élisabeth, garde royale), leur fusil à la main, de noir vêtus, et qui suivaient tous mes mouvements, abrités derrière les palis
sades du jardin. L’officier me demanda si nous avions perdu beaucoup de monde. « Non; ceux que vous voyez là tombés, pas un de plus. — Ah ! c’est étonnant, fit-il. Nous visons peu, mais nous visons bien. » Puis il ajouta : « Mais pourquoi avez-vous attaqué le Bourget? Nous y sommes fortement établis. Ce n’est pas, il est vrai, une po
sition stratégique, puisque le feu de vos forts peut nous y atteindre ; seulement, puisque vous nous l’avez pris une fois, nous le gardons... par amourpropre. — Tâchez donc de le bien garder, mon
sieur, lui dis-je, car nous avons aussi notre amour
propre, qui s’appelle de l’orgueil national. — Oui, oui, ohl nous le savons, fit-il, et nous sommes à la fois très-étonnés et très-touchés des efforts de la nation française. — La vérité est que vous devez être surpris ; mais le secre t de la résistance, c est que vous avez affaire aujourd’hui à la nation. Ce n’est plus l’Empire qui combat, c’est la France ; et c’est à la France que vous faites payer, par cette guerre impie, les criminelles fautes de l’empe
reur. — Dans tous les cas, répondit-il, nous les payons aussi, et de notre sang. » L’entretien en
resta là. Nous nous séparâmes, lui correct, strietement poli, moi de même. Il eut cependant le temps de me dire que les Prussiens savaient, de
puis le mardi, qu’ils seraient attaqués le mer-. credi. Les soldats prussiens postés derrière lui,
le fusil armé, nous regardèrent nous éloigner sans tirer un coup de feu.
Mais quel regard de mélancolie je jetai sur ce village français, sur cette grande rue pleine de
troupes noires, sur ce clocher d’église, sur ce coin de terre, sur ce jardinet dont un hobereau berli
nois semblait me faire les honneurs, en ajoutant cette grâce de ne me garder point prisonnier! Ah ! patrie, que de douleurs et de hontes à effacer et à venger à la fois !
En m’éloignant, je vis encore un triste spectacle. Dans un plan de choux gît encore abandonné, de
puis des semaines, le cadavre ou plutôt la momie
d’un maraudeur, le corps parcheminé, desséché par le froid, d’un pauvre paysan tué en récol
tant des choux. Une balle lui a troué le crâne,
il y a deux mois peut-être. Son sac était près de lui. Sa blouse bleue se collait à son torse dont elle dessinait les côtes, et on apercevait la poitrine la
cérée, labourée par le bec des corbeaux. Il tenait encore dans sa main osseuse mais crispée de squelette le couteau dont il s’était servi pour couper en hâte les racines. Et quel était le crime de ce malheureux, qui risquait ainsi sa vie pour gagner quelques sous en revendant ces choux coupés sous les balles ennemies? Pauvre diable! dont la peau jaunie, collée aux os, les orbites creuses, les jambes étendues, les pieds nus et rongés me faisaient songer aux horreurs de Goya, pauvre misérable tué par une balle prus
sienne, parce qu’il avait faim et que, pour vivre et en faire vivre d’autres, il ramassait des légumes
devant le canon d’un fusil Dreyse ! A mort. Cela est un crime en temps de guerre et aux yeux des envahisseurs.
Il y a ainsi des morts ignorées et des héroïsmes inconnus. Un matelot de ceux qui ont attaqué et pris le Bourget contait ainsi cette journée :
— Nous avions enlevé les maisons, nous étions postés, blottis et fortifiés dans un bâtiment près du pont, soixante-sept camarades, deux enseignes et moi. Avec nous, quarante-trois prisonniers,
dont un capitaine, tous de la garde royale. Nous les tenions bien, je vous en réponds. Nous sommes restés là trois heures, attendant qu’on nous se
courût. Chaque fois qu’un tirailleur prussien se montrait de notre côté, un coup de carabine. Nous en avons abattu plus de deux cents sur le pont. Voilà qu à un moment donné nous entendons des cris à droite. Nous disons : Ce sont les lignards qui viennent à nous!
Un des officiers, M. Bouisset, je crois, sort la tête pour voir. Deux balles au front l’étendent raide. Ce n’était pas la ligne. Tant pis, nous résis
tons; mais voilà que des obus, et des obus d’Aubervilliers, des obus français, tombent sur notre toit et le crèvent. Nous descendons dans les caves,
tenant toujours nos prisonniers et faisant feu par les soupiraux. Mais alors les Prussiens arrivent en masse. Il faut battre en retraite. Nous ne pou
vons emmener que le capitaine prussien, nous l’emmenons. Nous trouons un mur, nous passons
à travers; nous en trouons deux, et nous forçons le capitaine prussien à trouer avec nous. La brèche faite, nous allons passer. Une volée de gre
naille nous arrive par là. Nous étions tombés en pleine embuscade prussienne, et c’était une mi
trailleuse qui nous saluait. Je me dis : C’est bien,
nous sommes perdus. Tu as vu San-Luis, au Mexique, et il y faisait chaud, mais ce n’était rien. Cette fois, ton compte est bon, tout est fini.
Notre enseigne, le dernier, était tombé; les deux basques de son habit emportées et les jambes pleine de mitraille. Le Prussien, le capitaine, veut profiter du coup de temps pour s’échapper, je l’é tends raide. Il tombe. C’est bien. Je veux empor
ter l’enseigne. Il me dit : non, sauve-toi, garçon Les Prussiens venaient. J’ai traîné mon officier loin d’eux et nous avons pu l’aller rechercher le soir. Il n’est pas mort. Moi, je me suis jeté dans la Molette, le petit ruisseau qui coule là, et je suis resté jusqu’au soir, ne soufflant pas pour que ces canailles ne se doutassent point qu’il y avait là un matelot. Et le plus fort de tout, c’est que quand je suis revenu â Saint-Denis, le soir, voilà les mo
blots qui ne voulaient pas me laisser rentrer, parce que je ne savais pas le mot d’ordre! Sur les soixante-dix du Bourget nous étions rentrés quatorze et moi quinze. C’est çà aller comme il faut!