On me proposa d’envoyer un courrier, ce que j’acceptai. En même temps, on télégraphiait directement à M. de Bismark, et le premier ministre de la puissance qui nous servait d’inter
médiaire disait à notre envoyé extraordinaire que la France seule pouvait agir; il ajoutait qu’il serait à désirer que je ne reculasse pas devant une démarche au quartier général. Notre envoyé,
qui connaissait le fond de mon cœur, répondit que j’étais prêt à tous les sacrifices pour faire mon devoir, qu’il y en avait peu d’aussi pénibles que d’aller au travers des lignes ennemies cher
cher notre vainqueur, mais qu’il supposait que je m’y résignerais.Deux jours après, le courrier re


venait. Après mille obstacles, il avait vu le chan


celier, qui lui avait dit être disposé volontiers à causer avec moi.
J’aurais voulu une réponse directe au télégramme de notre intermédiaire, elle se faisait at
tendre. L’investissement de Paris s’achevait. Il n’y avait plus à hésiter, je me résolus à partir.
Seulement, il m’importait que pendant qu’elle s’accomplissait, cette démarche fût ignorée; je recommandai le secret, et j’ai été douloureuse
ment surpris en rentrant hier soir d’apprendre qu’il n’a pas été gardé : une indiscrétion coupable
a été commise. Un journal, l Électeur libre, déjà désavoué par le Gouvernement, en a profité; une
enquête est ouverte, et j’espère pouvoir réprimer ce double abus.
J avais poussé si loin le scrupule de la discrétion, que je l’ai observée même vis-à-vis de vous,
mes chers collègues. Je ne m’y suis pas résolu sans un vif déplaisir. Mais je connaissais votre patriotisme et votre affection; j’étais sûr d’être absous. Je croyais obéir à une nécessité impérieuse. Une première fois je vous avais entrete
nus des agitations de ma conscience, et je vous avais dit qp’olle ne serait en repos que lorsque j’aurais fait tout ce qui était humainement possible pour arrêter honorablement cette abominable guerre. Me rappelant la conversation provoquée par cette ouverture, je redoutais des objections, et j’étais décidé; d’ailleurs, je vou
lais, en abordant M. de Bismark, être libre de tout engagement, afin d’avoir le droit de n’en prendre aucun. Je vous fais ces aveux sincères, je les fais au pays pour écarter de vous une res
ponsabilité que j’assume seul. Si ma démarche est une faute, seul j’en dois porter la peine.
J’avais cependant averti M. le ministre de la guerre, qui avait bien voulu me donner un offi
cier pour me conduire aux avant-postes. Nous ignorions la situation du quartier général. On le supposait à Grosbois. Nous nous acheminâmes vers l’ennemi par la porte de Charenton.
Je supprime tous les détails de ce douloureux voyage, pleins d’intérêt cependant, mais qui ne
seraient point ici à leur place. Conduit à Villeneuve-Saint-Georges, où se trouvait le général en chef commandant le 66 corps, j’appris assez
tard dans l’après midi que le quartier général était à Meaux. Le général, des procédés duquel je n’ai qu’à me louer, me proposa d’y envoyer un officier porteur de la léttre suivante, que j’avais préparée pour M. de Bismark :
« Monsieur le comte,
« J’ai toujours cru qu’avant d’engager sérieusement les hostilités sous les murs de Paris, il était impossible qu’une transaction honorable ne fût pas essayée. La personne qui a eu l’honneur
de voir Votre Excellence, il y a deux jours, m’a dit avoir recueilli de sa bouche l’expression d’un désir analogue. Je suis venu aux avant-postes me mettre à la disposition de Votre Excellence. J’at
tends qu’elle veuille bien me faire savoir com
ment et où je pourrai avoir l’honneur de conférer quelques instants avec elle.
« J’ai l’honneur d’être, avec une haute considération,
« De Votre Excellence,


* Le très-humble et très-obéissant serviteur,


« Jules Favre. »
18 septembre 1870.
Nous étions séparés par une distance de 48 kilomètres. Le lendemain matin, à six heures, je recevais la réponse que je transcris :
‹‹ Meaux, 18 septembre 1870.
« Je viens de recevoir la lettre que Votre Excellence a eu l’obligeance de m’écrire, et ce me sera extrêmement agréable, si vous voulez bien me faire l’honneur de venir me voir, demain, ici à Meaux.
« Le porteur de la présente, le prince Biren, veillera à ce que Votre Excellence soit guidée à travers nos lignes.
« J’ai l’honneur d’être, avec la plus haute considération, de Votre Excellence, le très-obéissant serviteur,,
« De Bismark. »
A neuf heures, l’escorte était prête, et je partais avec elle. Arrivé près de Meaux vers trois heures de l’après-midi, j’étais arrêté par un aide de camp venant m’annoncer que le comte avait quitté Meaux avec le roi pour aller coucher à Ferrières. Nous nous étions croisés • en revenant l’un et l’autre sur nos pas, nous devions nous rencontrer.
Je rebroussai chemin, et descendis dans la cour d’une ferme entièrement saccagée, comme pres
que toutes les maisons que j’ai vues sur ma route. Au bout d’une heure, M. de Bismark m’y rejoi
gnit. Il nous était difficile de causer dans un tel lieu. Une habitation, le château de la Haute- Maison, appartenant à M. le comte de Rillac, était à notre proximité; nous nous y rendîmes. Et la
conversation s’engagea dans un salon où gisaient en désordre des débris de toute nature.
Cette conversation, je voudrais vous la rapporter tout entière, telle que le lendemain je l’ai dictée à un secrétaire. Chaque détail y a son importance. Je ne puis ici que l’analyser.
J’ai tout d’abord précisé le but de ma démarche. Ayant fait connaître par ma circulaire les intentions du Gouvernement français, je voulais sa
voir celles du ministre prussien. Il me semblait inadmissible que deux nations continuassent, sans s’expliquer préalablement, une guerre terrible qui, malgré ses avantages, infligeait au vainqueur des souffrances profondes. Née du pouvoir d’un seul, cette guerre n’avait plus de raison d’être quand la France redevenait maîtresse d’elle-même; je me portais garant de son amour pour la paix, en même temps de sa résolution inébranlable de n’accepter aucune condition qui ferait de cette paix une courte et menaçante trêve.
M. de Bismark m’a répondu que, s’il avait la conviction qu’une pareille paix fût possible, il la signerait de suite. Il a reconnu que l’opposition avait toujours condamné la guerre. Mais le pou
voir que représente aujourd’hui cette opposition est plus que précaire. Si dans quelques jours Paris n’est pas pris, il sera renversé par la populace....
Je l’ai interrompu vivement pour lui dire que nous n’avions pas de populace à Paris, mais une
population intelligente, dévouée, qui connaissait nos intentions, et qui ne se ferait pas complice de l’ennemi en entravant notre mission de défense. Quant à notre pouvoir, nous étions prêts à le déposer entre les mains de l’Assemblée déjà convoquée par nous.
« Cette Assemblée, a repris le comte, aura des desseins que rien ne peut nous faire pressentir. Mais si elle obéit au sentiment français, elle vou
dra la guerre. Vous n’oublierez pas plus la capi
tulation de Sedan que Waterloo, que Sadowa qui ne vous regardait pas. » Puis il a insisté longue
ment sur la volonté bien arrêtée de la nation française d’attaquer l’Allemagne et de lui enlever une partie de son territoire. Depuis Louis XIV jusqu’à Napoléon III, ses tendances n’ont pas changé, et quand la guerre a été annoncée, le Corps législatif a couvert les paroles du ministre d’acclamations.
Je lui ai fait observer que la majorité du Corps législatif avait, quelques semaines avant, acclamé la paix; que cette majorité, choisie par le prince,
s’était malheureusement crue obligée de lui céder aveuglément, mais que, consultée deux fois, aux élections de 1869 et au vote du plébiscite, la na
tion avait énergiquement adhéré à une politique de paix et de liberté.
La conversation s’est prolongée sur ce sujet, le comte maintenant son opinion, alors que je défendais la mienne; et comme je le pressais vivement sur ses conditions, il m’a répondu nette
ment que la sécurité de son pays lui commandait de garder le territoire qui la garantissait. Il m’a
répété plusieurs fois : « — Strasbourg est la clef de la maison, je dois l’avoir. » —Je l’ai invité à être plus explicite encore : — « C’est inutile, objectait-il, puisque nous ne pouvons nous enten
dre, c’est une affaire à régler plus tard. » — Je l’ai prié de le faire de suite ; il m’a dit alors que les deux départements du Bas et du Haut Rhin, une partie de celui de la Moselle avec Metz, Château
Salins et Soissons lui étaient indispensables, et qu’il ne pouvait y renoncer.
Je lui ai fait observer que l’assentiment des peuples dont il disposait ainsi était plus que douteux, et que le droit public européen ne lui per
mettait pas de s’en passer. « — Si fait, m’a-t-il
répondu. Je sais fort bien qu’ils ne veulent pas de nous. Ils nous imposeront une rude corvée. Je
suis sûr que dans un temps prochain nous aurons une nouvelle guerre avec vous. Nous voulons la faire avec tous nos avantages. »
Je me suis récrié, comme je le devais, contre de telles solutions. J’ai dit qu’on me paraissait oublier deux éléments importants de discussion : l’Europe d’abord, qui pourrait bien trouver ces prétentions exorbitantes et y mettre obstacle; le droit nouveau ensuite, le progrès des mœurs, en
tièrement antipathique à de telles exigences. J’ai ajouté que, quant à nous, nous ne les accepte
rions jamais. Nous pouvions périr comme nation, mais non nous déshonorer; d’ailleurs, le pays seul était compétent pour se prononcer sur une cession territoriale. Nous ne doutons pas de son sentiment, mais nous voulons le consulter. C’est donc vis-à-vis de lui que se trouve la Prusse. Et,
pour être net, il est clair qu’entraînée par l’enivrement de la victoire, elle veut la destruction de la France.
Le comte a protesté, se retranchant toujours derrière des nécessités absolues de garantie na
tionale. J’ai poursuivi : « Si ce n’est pas de votre part un abus de la force, cachant de secrets des
seins, laissez-nous réunir l’Assemblée; nous lui remettrons nos pouvoirs; elle nommera un gouvernement définitif qui appréciera vos conditions. »
« Pour l’exécution de ce plan, m’a répondu le_ comte, il faudrait un armistice, et je n’en veux à aucun prix. »
La conversation prenait une tournure de plus en plus pénible. Le soir venait. Je demandai à M. de Bismark un second entretien à Ferrières,
où il allait coucher, et nous partîmes chacun de notre côté.
Voulant remplir ma mission jusqu’au bout, je devais revenir sur plusieurs des questions que nous avions traitées, et conclure. Aussi, en abor
dant le comte vers neuf heures et demie du soir, je lui fis observer que les renseignements que j’étais venu chercher près de lui étant destinés à être communiqués à mon gouvernement et au public, je résumerais, en terminant, notre con
versation pour n’en publier que ce qui serait bien arrêté entre nous. -- « Ne prenez pas cette peine, me répondit-il, je vous la livre tout entière, je ne vois aucun inconvénient à sa divulgation. »
Nous reprîmes alors la discussion, qui se proion-’ gea jusqu’à minuit. J’insistai particulièrement sur la nécessité de convoquer une Assemblée. Le comte parut se laisser peu à peu convaincre, et revint à l’armistice. Je demandai quinze jours. Nous discutâmes les conditions. Il ne s’en expli
qua que d’une manière très-incomplète, se réservant de consulter le roi. En conséquence, il m’a­ journa au lendemain, onze heures.
Je n’ai plus qu’un mot à dire ; car, en repro