(luisant ce douloureux récit, mon cœur est agité de toutes les émotions qui l’ont torturé pendant ces trois mortelles journées, et j’ai hâte d’en finir.
J’étais au château de Ferrières à onze heures. Le comte sortit de chez le roi à midi moins le quart,
et j’entendis de lui les conditions qu’il mettait à l’armistice ; elles étaient consignées dans un texte écrit en langue allemande et dont il m’a donné eommunication verbale.
Il demandait pour gage l’occupation de Strasbourg, de Toul et de Phalsbourg, et comme sur sa demande, j’avais dit la veille que l’Assemblée devait être réunie à Paris, il voulait dans ce cas
avoir un fort dominant la ville... celui du mont Yalérien, par exemple.
Je l’ai interrompu pour lui dire : « — Il est bien plus simple de nous demander Paris. Com
ment voulez-vous admettre qu’une Assemblée française délibère sous votre canon ! J’ai eu l’hon
neur de vous dire que je transmettrais fidèlement notre entretien au Gouvernement ; je ne sais vraiment si j’oserai lui dire que vous m’avez fait une telle proposition. »
« Cherchons une autre combinaison, » m’a-t-il répondu. Je lui ai parlé de la réunion de l’Assem
blée à Tours, en ne prenant aucun gage du côté de Paris.
Il m’a proposé d’en parler au roi, et, revenant sur l’occupation de Strasbourg, il a ajouté : « La ville va tomber entre nos mains, ce n’est plus qu’une affaire de calcul d’ingénieur. Aussi je vous demande que la garnison se rende prisonnière de guerre. »
A ces mots j’ai bondi de douleur, et, me levant, je me suis écrié : « — Vous oubliez que vous parlez à un Français, monsieur le comte : sacrifier une garnison héroïque qui fait notre admi
ration et celle du monde serait une lâcheté ; — et je ne vous promets pas de dire que vous m’avez posé une telle condition. »
Le comte m’a répondu qu’il n avait pas l’intention de me blesser, qu’il se conformait aux lois de la guerre, qu’au surplus, si le roi y consentait, cet article pourrait être modifié.
Il est rentré au bout d’un quart d’heure. Le roi acceptait la combinaison de Tours, mais insistait pour que la garnison de Strasbourg fût prisonnière.
J’étais à bout de forces et craignis un instant de défaillir. Je me retournais pour dévorer les larmes qui m’étouffaient, et, m’excusant de cette faiblesse involontaire, je prenais congé par ces simples paroles :
« Je me suis trompé, monsieur le comte, en venant ici; je ne m’en repens pas, j’ai assez souf
fert pour m’excuser à mes propres yeux ; d’ailleurs je n’ai cédé qu’au sentiment de mon devoir. Je reporterai à mon Gouvernement tout ce que vous m’avez dit, et s’il juge à propos de me renvoyer près de vous, quelque cruelle que soit cette dé
marche, j’aurai l’honneur de revenir. Je vous suis reconnaissant de la bienveillance que vous m’avez
témoignée, mais je crains qu’il n’y ait plus qu’à laisser les événements s’accomplir. La population de Paris est courageuse et résolue aux derniers sacrifices; son héroïsme peut changer le cours des événements. Si vous avez l’honneur de la vaincre, vous ne la soumettrez pas. La nation tout entière est dans les mêmes sentiments. Tant que nous trouverons en elle un élément de résistance, nous vous combattrons. C’est une lutte in
définie entre deux peuples qui devraient se tendre la main. J’avais espéré une autre solution. Je pars bien malheureux et néanmoins plein d’espoir. »
Je n’ajoute rien à ce récit trop éloquent par lui-même. Il me permet de conclure et de vous dire quelle est à mon sens la portée de ces entrevues. Je cherchais la paix, j’ai rencontré une volonté inflexible de conquête et de guerre. Je de
mandais la possibilité d’interroger la France re
présentée par une assemblée librement élue, on m’a répondu en me montrant les fourches caudipes sous lesquelles elle doit préalablement passer.
Je ne récrimine point. Je me borne à constater les faits, à les signaler à mon pays et à l’Europe. J’ai voulu ardemment la paix, je ne m’en cache pas, et, en voyant pendant trois jours la misère de nos campagnes infortunées, je sentais grandir en moi cet amour avec une telle violence, que j’étais forcé d’appeler tout mon courage à mon aide pour ne pas faillir à ma tâche. J’ai désiré non moins vivement un armistice, je l’avoue en
core, je l’ai désiré, pour que la nation pût être consultée sur la redoutable question que la fatalité pose devant nous.
Vous connaissez maintenant les conditions préalables qu’on prétend nous faire subir. Comme moi, et sans discussion, vous avez été unanimement d’avis qu’il fallait en repousser l’humilia
tion. J’ai la conviction profonde que, malgré les souffrances qu’elle endure et celles qu’elle prévoit,
la France indignée partage notre résolution, et c’est de son cœur .que j’ai cru m’inspirer en écri
vant à M. de Bismark la dépêche suivante, qui clôt cette négociation -.
« Monsieur le comte,
« J’ai exposé fidèlement à mes collègues du Gouvernement de la défense nationale la déclaration que Votre Excellence a bien voulu nie faire. J’ai le regret de faire connaître à Votre Excellence que le Gouvernement n’a pu admettre vos proposi
tions. Il accepterait un armistice ayant pour objet l’élection et la réunion d’une Assemblée nationale. Mais il 11e peut souscrire aux conditions aux
quelles Votre Excellence le subordonne. Quant à moi, j’ai la conscience d’avoir tout fait pour que l’effusion du sang cessât, et que la paix fût ren
due à nos deux nations pour lesquelles elle serait un grand bienfait. Je ne m’arrête qu’en face d’un devoir impérieux, m’ordonnant de ne pas sacri
fier l’honneur de mon pays déterminé à résister énergiquement. Je m’associe sans réserve à son vœu ainsi qu’à celui de mes collègues. Dieu, qui nous juge, décidera de nos destinées. J’ai foi dans sa justice.
« J’ai l’honneur d’être, monsieur le comte,
« De Votre Excellence,
« Le très-humble et très-obéissant serviteur.
« Jules Favre.
« 21 septembre 1870. »
J’ai fini, mes chers collègues, et vous penserez comme moi que, si j’ai échoué, ma mission n’aura pas été cependant tout à fait inutile. Elle a prouvé que nous n’avons pas dévié. Comme les premiers jours, nous maudissons une guerre par nous condamnée à l’avance; comme les premiers jours aussi, nous l’acceptons plutôt que de nous déshonorer. Nous avons fait plus : nous avons tué l’é­
quivoque dans laquelle la Prusse s’enfermait et que l’Europe ne nous aidait pas à dissiper.
En entrant sur notre sol, elle a donné au monde sa parole qu’elle attaquait Napoléon et ses soldats, mais qu’elle respectait la nation. Nous savons au
jourd’hui ce qu’il faut en penser. La Prusse exige trois de nos départements, deux villes fortes, l’une de cent, l’autre de soixante-quinze mille âmes, huit à dix autres également fortifiées. Elle sait que les populations qu’elle veut nous ravir la re
poussent, elle s’en saisit néanmoins, opposant le tranchant de son sabre aux protestations de leur liberté civique et de leur dignité morale.
A la nation qui demande la faculté de se consulter elle-même, elle propose la garantie de ses obusiers établis au mont Valérien, et protégeant la salle des séances où nos députés voteront. Voilà ce que nous savons, et ce qu’on m’a autorisé à vous dire. Que le pays nous entende et qu’il se lève, ou pour nous désavouer quand nous lui conseillons de résister à outrance, ou pour subir avec nous cette dernière et décisive épreuve. Paris y est résolu.
Les départements s’organisent et vont venir à sou secours. Le dernier mot n’est pas dit dans cette lutte, où maintenant la force se rue contre
PAPIERS ET CORRESPONDANCE
DE LA


FAMILLE IMPÉRIALE


La première livraison publiée par la commission chargée d’examiner les papiers trouvés aux Tuileries, contient trois documents qui prouvent, par des témoignages accablants,
1° Que l’expédition du Mexique qui devait être la plus grande pensée du règne, ne fut qu’un tripotage d’argent entre Jecker et Morny ;
2° Que le cabinet noir, tant de fois et si énergiquement nié par les hommes du pouvoir, fonctionnait avec une régularité parfaite;
3° Que la politique impériale, inspirée par la ruse et le mensonge, n’avait au fond d’autre ha
bileté que celle du brigand qui attend le passant au coin d’un bois.
Nous ne pouvons tout citer. Mais I.’Illustration est le répertoire vivant de l’histoire contemporaine, et nos lecteurs doivent y trouver les docu
ments destinés à porter la lumière dans cet antre de Gacus qu’on appelle le second empire.
Premier point. L’expédition du Mexique. On sait que le banquier Jecker avait prêté ou fait prêter quelques millions au gouvernement du Mexique et il avait fait créer, comme représentation de cette créance, pour soixante-quinze millions de bons (environ quinze fois la valeur de la somme prêtée.)
Pour être sûr que le gouvernement impérial ferait servir son armée au recouvrement de cette créance, il avait cédé à vil prix plus de cinquante millions de ces bons à M. de Morny et à son maître.
Or, en 1869, M. Jecker trouvait qu’on ne lui avait pas encore remboursé assez d’argent sur les sommes par lui réclamées; voilà pourquoi il écrivait à M. Conti en ces termes :
Paris, le 8 décembre.
Monsieur,
« Ne trouvez pas étrange que je m’adresse à vous de préférence, ayant à vous entretenir d’une affaire qui regarde particulièrement l’empereur.
« Vous aurez assez entendu parler de mon affaire des Bons pour la connaître un peu. Eh bien, je trouve que le Gouvernement la considère avec trop d’indifférence, et que, s’il n’y fait pas attention, elle pourrait amener des suites fâcheuses pour l’empereur.
« Vous ignorez sans doute que j’avais pour associé dans cette affaire M. le duc de Morny, qui s’était engagé, moyennant 30 p. 100 des bé
néfices de cette affaire, à la faire respecter et payer par le gouvernement mexicain, comme elle avait été faite dès le principe. Il y a là-dessus une cor
respondance volumineuse d’échangée avec son agent, M. de Marpon.
« En janvier 1861, on est venu me trouver de la part de ces messieurs pour traiter cette affaire.
« Cet arrangement s’est fait lorsque ma maison se trouvait déjà en liquidation, de sorte que tout ce qui la regarde appartient exclusivement à celle-ci, etc... »
Que penser d’un pouvoir qui envoyait une armée française au bout du monde et faisait dé
penser sept cent millions à la France, pour mettre quelques millions dans sa poche ?
Second point.— Le cabinet noir. Ici encore, point de contestation possible. Habemus confitentem reum.
le droit. Il dépend de notre constance qu’il appartienne à la justice et à la liberté.
Agréez, mes chers collègues, le fraternel hom - mage de mon inaltérable dévouement.
Le vice-président du gouvernement de la défense nationale, ministre des affaires étrangères,
J. Favre.
Paris, le 21 septembre 1870.