L’ARMISTICE
M. de Bismark a communiqué le Mémorandum suivant aux puissances :
Berlin, le 10 octobre.
Les conditions d’armistice communiquées à M. Jules Favre et destinées à ouvrir les voies au rétablissement d’un ordre de choses régulier en France ont été rejetées par lui et ses collègues,
qui se montrent résolus à continuer une lutte que la nation française doit considérer désormais comme sans espoir. Depuis le rejet, de nos conditions, les chances de victoire que cette guerre funeste a pu offrir à la France ont sensiblement diminué. Toul et Strasbourg ont succombé; Paris est étroitement investi, et les troupes allemandes ont poussé jusqu’à la Loire. Les forces considérables si longtemps retenues devant les deux forteresses con
quises sont maintenant libres et pourront être dirigées d un autre côté. La France devra subir toutes les conséquences de la résolution prise par ses gouvernants de l’engager dans une lutte à outrance. Les sacrifices s’accroîtront sans utilité,
et la destruction de son ordre social sera à peu près inévitable. Le chef des armées allemandes déplore son impuissance à empêcher ces malheurs, mais il prévoit clairement les résultats de la résistance à laquelle s’est décidé d’une façon si irréfléchie le gouvernement de la France, et il croit devoir ap
peler votre attention surtout sur un point, le siège de Paris.
Deux des engagements les plus importants qui aient eu lieu devant la capitale, ceux du 19 et du 30 septembre, dans lesquels la portion la plus effective des forces ennemies n’a pu réussir à re
pousser même la première ligne des troupes d’in
vestissement, nous autorisent à conclure que tôt ou tard Paris devra succomber. Dans le cas où la capitulation serait retardée par le gouvernement provisoire jusqu’au moment où le manque de vivres la rendrait nécessaire, les conséquences seraient terribles. L’absurde destruction des che
mins de fer, des ponts et des canaux dans un rayon assez étendu autour de Paris n’a pas arrêté un instant la marche des armées allemandes, et tou
tes les communications par terre et par eau qui nous étaient nécessaires ont été rétablies par nous promptement. Mais nous n’avons refait que ce qu’il nous fallait pour nos opérations militaires, et les communications entre la capitale et les provinces seront difficiles pendant longtemps encore.
Dans l’éventualité d’une capitulation, il serait absolument impossible au chef des armées alle
mandes de subvenir à l’approvisionnement d’une population de près de 2 millions d’âmes, même
pour un seul jour. Les environs de Paris, dans un rayon de plusieurs journées de marche, ne pour
raient pas non plus offrir le moyen de secourir les Parisiens, tout ce qui s’y trouve étant absolu
ment nécessaire pour la nourriture des troupes.
Nous ne pourrions pas davantage transporter une portion de la population à la campagne par les routes ordinaires, les moyens de transport nous manquant pour cela. Il en résultera infailliblement que des centaines de milliers d’individus devront mourir de faim. Il est impossible que le Gouver
nement français ne voie pas cela aussi clairement que nous-mêmes. Nous sommes forcés d’acceptei
jusqu’au bout la lutte qu’on nous impose; mais ceux qui l’ont poussée jusqu’à ses conséquences extrêmes en seront responsables.
Voici maintenant un résumé donné par une correspondance de Vienne, en date du 17 octobre, de la réponse faite par M. de Beust à ce Mémorandum :
La dernière circulaire du comte de Bismark fait ressortir les conséquences désastreuses‘pour la
population de Paris d’un siège prolongé, et décline la responsabilité d’une telle calamité, car la meilleure volonté et les plus grands efforts ne pour
raient pas en détourner les horreurs. Ce mémorandum a produit ici une profonde sensation.
En insistant sur les malheurs qui sont réservés à Paris, on dirait que M. de Bismai h pousse comme le cri de détresse d’un homme qui se sent entraîné. C’est ainsi que tout le monde l’a compris ici, même les journaux qui, depuis le commence
ment, ont le plus chaudement épousé la cause de la Prusse comme étant celle de l’Allemagne. Faisant écho au sentiment que nous avons exprimé, ils demandent dans leur inquiétude si aucun gou
vernement ne veut prendre l’initiative et chercher les moyens d’arrêter ce conflit mortel. Chacun
sent instinctivement que si on laisse passer le moment, et que si le siège de Paris se prolonge,
une porte s’ouvre à des éventualités dont il est impossible de prévoir les conséquences.
Tout le monde pense aussi que des négociations directes entre les belligérants n’amèneraient sans doute aucun résultat, et encore quel est le média
teur qui voudrait faire un pas en avant? Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait pas beaucoup de symptômes réels faisant croire que les belligérants pourraient accepter maintenant une telle médiation.
Le gouvernement autrichien, comme le gouvernement anglais, a fait depuis longtemps connaître que, sans être appelé à jouer ce rôle, ou au moins sans s’être entendu avec les autres neutres au sujet d’une médiation, il lui serait pourtant impossible de décliner tout à fait une part de responsabilité dans la continuation de la lutte.
La dernière circulaire du comte de Bismark a été considérée comme une bonne occasion d’exprimer cette opinion confidentiellement à Berlin. De même que les autres circulaires, ce mémorandum a été communiqué seulement ad informanclum; le ministre .autrichien à Berlin a été mis en position de connaître les sentiments de son gouvernement, qui, dans le fait, correspondent à ceux du pays.
Toute idée d’imposer un avis a été nettement écartée, et le ministre a reçu seulement l’instruc
tion de communiquer l’impression produite par le mémorandum, si on la lui demandait. Cette impression est qu’une part de la responsabilité dans les horreurs préméditées par M. de Bismark pèserait sur les neutres. En conséquence, le gouvernement autrichien ne peut que regretter que les moyens
d’agir sous l’impression de cette responsabilité lui aient été enlevés par le refus de la Prusse d’accepter aucune médiation, alors qu’il n’v avait au
cune raison pour supposer que la médiation des neutres avait pour but de priver l’Allemagne des fruits d’une victoire remportée au prix de tant dé sang allemand, ni de supposer qu’elle n’était pas prête à aider l’Allemagne à faire comprendre au vaincu qu’il devait accepter les dures conditions du conquérant. Sans des conseils de cette nature, il sera difficile d’amener le gouvernement fran
çais actuel à prendre sur lui d’expier les fautes du gouvernement tombé. Si le gouvernement autrichien consultait uniquement ses intérêts, il au
rait toute raison de persévérer dans son attitude de spectateur désintéressé de la lutte. Mais il pense que, en dépit de tout, il y a une certaine solidarité
parmi les peuples de l’Europe, solidarité qui, dans des cas comme ceux-ci, impose une certaine obligation morale.
Le gouvernement autrichien donne par là une expression à un sentiment qui existe plus ou moins dans toute l’Europe, chez les neutres; mais il ne fournit aucun fil conducteur pour sortir do l’impasse.
Si une puissance fait un pas, toutes les autres la suivront; mais aucune puissance neutre ne peut s’exposer à être rebutée pour sa bonne volonté; c’est ce qui fait que tout reste en état,
comme à une porto d’entrée quand des hommes polis se saluent les uns les autres, en se disant : Après vous !
M. Jules Favre, ministre des affaires étrangères, vient,au sujet de l’armistice, d’adresser la circulaire suivante aux agents diplomatiques du Gouvernement de ia République française :
« Monsieur, la Prusse vient de rejeter l’armis
tice proposé par les quatre grandes puissances neutres, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et l’I­
talie, ayant pour objet la convocation d’une/Assemblée nationale. Elle a ainsi prouvé, une fois de plus, qu’elle continuait la guerre dans un but étroitement personnel, sans se préoccuper du vé
ritable intérêt de ses sujets, et surtout des Alle
mands qu’elle entraîne à sa suite. Elle prétend, il est vrai, y être contrainte par notre refus de lui céder deux de nos provinces. Mais ces provinces que nous ne voulons ni ne pouvons lui abandonner, et dont les habitants la repoussent énergi
quement, elle les occupe, et ce n’est pas pour les conquérir qu’elle ravage nos campagnes, chasse devant ses armées nos familles ruinées, et tient,
depuis près de cinquante jours, Paris enfermé sous le feu des batteries derrière lesquelles elle
se retranche. Non : elle veut nous détruire pour satisfaire l’ambition des hommes qui la gouver
nent. Le sacriûce de la nation française est utile à la conservation de leur puissance. Ils le con
somment froidement, s’étonnant que nous ne soyons pas leurs complices en nous abandonnant aux défaillances que leur diplomatie nous conseille.
« Engagée dans cette voie, la Prusse ferme l’o­ reille à l’opinion du monde. Sachant qu’elle froisse tous les sentiments justes, qu’elle alarme tous les intérêts conservateurs, elle se fait un système de l’isolement, et se dérobe ainsi à la con
damnation que l’Europe, si elle était admise à discuter sa conduite, ne manquerait pas de lui
infliger. Cependant, malgré ses refus, quatre grandes puissances neutres sont intervenues et lui ont proposé une suspension d’armes dans le but défini de permettre à la France de se consul
ter elle-même en réunissant une assemblée. Quoi de plus rationnel, de plus équitable, de plus né
cessaire? C’est- sous l’effort de la Prusse que le gouvernement impérial s’est abîmé. Le lende
main, les hommes que ia nécessité a investis du pouvoir lui ont proposé la paix, et, pour en régler les conditions, réclamé une trêve indispen
sable à la constitution d’une représentation natio? nale.
« La Prusse a repoussé l’idée d’une trêve, en la subordonnant à des exigences inacceptables, et ses
armées ont entouré Paris. On leur avait dit la soumission facile. Le siège dure depuis cinquante jours, la population ne faiblit pas. La sé
dition promise s’est fait attendre longtemps, elle est venue à une heure propice au négociateur prussien, qui i’a annoncée au nôtre comme un
auxiliaire prévu; mais, en éclatant, elle a permis au peuple de Paris de légitimer par un vote im
posant le Gouvernement de la défense nationale, qui acquiert par là aux yeux de l’Europe la consécration du droit.
« Il lui appartenait donc de conférer sur la proposition d’armistice des quatre puissances; il pou
vait, sans témérité, en espérer le succès. Désireux avant tout de s’effacer devant les mandataires du pays et d’arriver par eux à une paix honorable, il a accepté la négociation et l’a engagée dans les termes ordinaires du droit des gens.
« L’armistice devait comporter :
« L’élection des députés sur tout le territoire de la République, même celui envahi ;


« Une durée de vingt-cinq jours;


« Le ravitaillement proportionnel à cette durée.
« La Prusse n’a pas contesté les deux premières conditions. Cependant elle a fait à propos du vote de l’Alsace et de la Lorraine quelques réserves que nous mentionnons sans les examiner davan
tage, parce que son refus absolu d’admettre le ravitaillement a rendu toute discussion inutile.
« En effet, le ravitaillement est la conséquence forcée d’une suspension d’armes s’appliquant ,à une ville investie. Les vivres y sont un élément de défense. Les lui enlever sans compensation, c’est lui créer une inégalité contraire à la justice. La Prusse oserait-elle nous demander d’abattre cha
que jouia par son canon, un pan de nos murailles sans nous permettre de lui résister? Elle nous mettrait dans une situation plus mauvaise encore