bateaux. Nous approchons. Après Joinville désert, Poulangis nous apparaît derrière sa barricade
une large tranchée s’ouvre béante en avant do nos lignes, à droite et à gauche de blanches mai
sons où campent les mobiles. L’état-major est là.
Nous nous arrêtons un instant pour conférer avec le commandant d’André, un capitaine de frégate à la figure intelligente et grave, accompa
gné du plus aimable des aides-de-camp, M. le lieutenant de vaisseau Gabanellas.
Un engagement assez vif vient d’avoir lieu, nous avons eu vingt-cinq hommes hors de combat; il y a peut-être quelque imprudence à avancer en ce moment, mais personne n’y songe, et nous nous remettons en route.
Le retranchement est franchi, nous atteignons la Fourche où bifurque le chemin. Nos deux trompettes à cheval se rangent de chaque côté, l’un agite le drapeau blanc, l’autre fait les sonne
ries règlementaires; nous occupons le milieu de la route. A gauche, nous distinguons un sac, des
armes, une gamelle, deux cadavres;A droite, un Prussien mort, tué d’une balle au front il y a quelques instants, embrasse l’herbe à deux mains. Devant nous, à la Fourche même, une auberge entr’ouverte par les obus, laisse voir ses entrailles de pierre et de bois; un escalier dont la der
nière marche est suspendue dans le vide, une che
minée sans foyer, une alcôve vide, des poutres branlantes.
Rien ne se montre à l’horizon.
Les frères ne résistent pas à la tentation de se rendre utiles, et, malgré la consigne, ils quittent leur voiture pour relever les premiers morts.
Tout à coup deux points noirs se détachent dans le brouillard, un galop précipité nous avertit de l’approche des parlementaires ennemis. Ce sont deux jeunes officiers d’état-major wurtembergeois qui secouent leurs mouchoirs du plus loin qu’ils
nous aperçoivent. Nous allons à leur rencontre et la conversation s’engage en français. Le premier parle assez mal notre langue ; c’est, un gros gar
çon joufflu qui veut avoir l’air aimable ; le second ne dit rien, et, le poing sur la hanche, campé fiè
rement sur sa lourde monture, il nous regarde en fumant. Pince-nez d’argent, casquette plate, sourire équivoque, ce monsieur n’a rien d’engageant.
Après quelques mots, nous constatons que ces jeunes gens ne savent rien de l’armistice, et ils offrent d’aller prendre les ordres de leur général, ce qui est la solution la plus simple.
A ce moment une douzaine de balles prussiennes passent au-dessus de nos képis; personne ne salue. ,
Mon savant compagnon, le docteur Sarrazin, médecin en chef du 2e corps d’armée, le plus fin,
le plus modeste et le plus poli des hommes, nous raconte la campagne de Sedan pour nous faire prendre patience; mais nous n’avons pas long
temps à attendre, un nouveau venu vient rempla
cer les autres. Celui-là est capitaine d’état-major, et on sent tout d’abord qu’il a les pouvoirs nécessaires pour traiter.
La suspension d’armes est bien vite conclue; on échange les conditions verbales du traité. Les. soixante frères de la Doctrine Chrétienne pénétre
ront dans les lignes prussiennes et ramasseront les morts ; des soldats du train remplaceront les cochers sur leurs sièges et ramèneront les dépouilles à la fosse qui doit les recevoir.
On se dirige vers le chemin de fer, et je suis seul au torisé à accompagner les escouades de travailleurs. Les terrassiers, pendant ce temps, doi
vent attaquer à coups de pioche la terre durcie et creuser les tranchées funèbres.
A peine sommes-nous à travers champs, conduits par des guides epnemis, et déjà la moisson s’annonce abondante; l’œil ne rencontre que des
cadavres. On les aligne le long du rail-way, et nous échangeons quelques mots avec le capitaine Sarwey. Il s’informe de l’état moral de Paris, de ses ressources, de sa constance à subir cette longue épreuve.
— Vous m’étonnez beaucoup, me dit-il, moi qui
vous connais et qui ai vécu au milieu de vous, et je ne m’explique votre facilité à souffrir que par une loi de contraste qui vous donne là un régal de blasé. Les privations d’un siège vous changent un peu, et cela vous charme.
— Il y a, capitaine, dans cette mâle attitude de la population quelque chose de plus que ce que vous croyez, il y a un sentiment profond du de
voir, un amour sincère de la patrie, une haine vivace de l’étranger.
— Bah ! bah ! cela ne durera pas longtemps : vous devez trouver dur de manger du rat.
— Vous avez tort de prendre au sérieux les plaisanteries des journaux; nous ne mangeons du rat que pour notre agrément particulier, comme nous mangions avant la guerre des nids d’hirondelles.
Il nous reste plus de quarante mille chevaux pour subsister, et nous irons bien jusqu’au mois d’avril sans trop de privations.
.........Nous en sommes là de notre explication,
lorsqu’un obus, envoyé sur nous par la redoute de Saint-Maur, coupe court à ce dialogue. Le pro
jectile éclate à quelques mètres de nous, et il est suivi de quatre autres à intervalles réguliers. Le groupe des frères se replie sur nous en bon ordre, et un coup de sifflet rallie le reste.
Le capitaine ne paraît plus le même homme. Il se tourne vers nous d’un air menaçant, et nous déclare qu’il nous arrivera malheur si quelqu’un de ses amis ou de ses hommes a été atteint. Heureusement, grâce au plus providentiel des hasards, personne n’est touché.
Mais il ne faut pas songer à continuer la besogne, et nous regagnons à pied notre escorte, que ce commencement d’hostilités n’a pas laissé sans inquiétudes. On finit par faire comprendre à nos adversaires qu’il y a eu malentendu, et on me dé
signe pour revenir seul, le lendemain, avec un trompette portant le drapeau parlementaire.
Nous rentrons à Paris, et si je n’insiste pas sur le désagrément qu’il y a à recevoir le même jour des balles wurtembergeoises et des obus français, et de se faire fusiller dans un fossé pour expier un oubli dans la transmission d’un ordre de place, c’gst que de pareilles réflexions viendront à l’esprit de tout le monde sans effort.
Mercredi soir.
Nous voici à la fin du jour, et notre tâche n’est pas terminée. Ce matin, nous avons repris les pourparlers d’hier; j’ai échangé avec le capitaine Sarwey la stipulation suivante :
Le soussigné vient de faire une convention avec le plénipotentiaire français ayant pour but de livrer les morts éparpillés sur le champ de ba
taille. Dès ce moment, le feu cessera sur toute la ligne entre Noisy et Ormesson jusqu’à ce soir cinq heures. Toute hostilité cesse de droit. Les forts de Nogent, la Faisanderie, Gravello, la redoute de Saint-Maur et les batteries de campagne placées sur toute cette direction sont compris dans la ligne
mentionnée plus haut. De même Noisy ne sera pas incommodé par le plateau d’Avron.
Sarwey. De la Grangerie.
Cette fois on ne nous a pas permis de franchir la ligne des fosses : les terrassiers ont creusé deux grandes tranchées parallèles. Entre elles s’en trouve une plus petite, destinée aux officiers. Les fourgons remplis de morts nous sont livrés par les soldats du train, qui lès ramènent de Petit- Bry, de Villiers. et de Champigny. Les voitures sont conduites près des fosses ouvertes, les corps alignés sont l’objet d’un minutieux examen. Les Frères, penchés sur le mort, examinent les plis du vêtement, retournent les poches quand elles ne sont pas coupées, enlèvent les tuniques et les souliers assez neufs pour servir encore aux vivants: il y en a tant qui ont froid !
Je n’oublierai jamais ce spectacle, ni le dévouement chrétien de ces humbles travailleurs, cour
bés sur cette rebutante besogne. Les ambulances
de la presse sont du reste représentées dignement par un état-major de jeunes gens et de barbes
grises qui ne fait pas défaut, lui non plus, à la corvée du lendemain, après avoir partagé les périls et les fatigues de la veille. Après le combat l’en
terrement, après les impressions poignantes du champ de bataille la douloureuse impression des funérailles. MM. Gouzien, Nanteuil, Thénizy,
Estor, Gaillardin, Mijotte, Dardenne, un carnet à la main, relèvent les noms, ..les signalements des défunts; leurs moindres reliques sont pieusement conservées.— Il ne reste pas grand chose! hélas! à tous ces pauvres gens, les Prussiens ont passé par là ! — Ce qui me frappe, c’est le nombre considé
rable de médailles et de scapulaires trouvés sur ces enfants. Un capitaine de zouaves a un chapelet dans sa poche, un commandant porte des médailles de la Vierge dans la ceinture de son pantalon. Quelque main pieuse a pensé aux dangers du combat.
Un sceptique avait hoché la tête à la première découverte de ce genre. L’un des frères vient à lui les mains pleines de scapulaires.
— Et à quoi ces fétiches leur ont-ils servi’ répond le philosophe.
— Dieu le leur a déjà dit là haut, monsieur, murmure le fossoyeur sombre en montrant le ciel.
Des conversations à bâtons rompus s’engagent entre les officiers prussiens et nous. On nous parle d’Orléans qui est repris, et nous ripostons par la défense dejParis, qui continuera longtemps encore.
— Soit, mais vous êtes bien restés onze mois devant Sébastopol ; nous en ferons autant.
— Les conditions ne sont plus les mêmes, murmure un vieux gendarme qui porte la médaille de Crimée.
... La nuit tombe; il n’y a encore là que trois cent quatre-vingt-cinq cadavres, et tout n’est pas réuni. On se sépare jusqu’au lendemain sans combler les trous béants; les sentinelles veilleront.
Jeudi.
La neige est tombée en flocons drus et secs; le paysage s’étend à perte de vue comme une mer infinie. Lorsque nous traversons Vincennes désert, nous croisons des groupes de mobiles ; quel
ques hommes à cheval coupent de loin en loin les lignes de l’horizon; la route est glissante, des tourbillons de fumée qui s’élèvent au-dessus des bouquets d’arbres indiquent çà et là un campe
ment. Tout cela a un faux air de retraite de Russie qui est navrant.
Nous revenons à l’arbre 89, qui marque la limite assignée aux parlementaires; on déblaie les fosses comblées par la neige et on commence à semer la chaux vive sur ces débris informes. Dieu me préserve de revoir jamais rien de pareil !
— Est-ce donc sur ces fondements-là que l’on bâtit les monarchies! s’écrie un sage indigné.
— Moi, je déclare qu’il manque à cette place quelque chose, dit un de nos compagnons en frappant du pied le centre de ce cimetière.
— Quoi encore ?
— Une guillotine pour y faire monter les auteurs de cette guerre infâme, et je tirerais la corde avec une indicible joie.
— Messieurs, dit quelqu’un, jetez les yeux sur le dessin qui vient d’être terminé; il est à lui seul
une protestation suffisante contre les horreurs de la guerre.
Si le burin des graveurs a bien traduit les impressions de l’artiste, on en jugera. Pour ma part, je ne sais si j’oserai tourner la page. Ces torses raidis, ces membres tordus, ces bouches grimaçantes, ces figures où le gel a mis ses pla
ques rouges, ces sourcils où le givre a neigé, ces informes épaves de la lutte, broyées, carbonisées,
éventrées, ce lit épouvantable où la chaux vive s’étendra dans un instant, tout ce monstrueux ta
bleau ne sortira jamais de ma mémoire. Rien n’y manque : ni les flocons blancs qui tombent encore sans relâche, suaire immaculé sur cette boue hu
maine, ni les costumes noirs des ensevelisseurs résignés, qui se penchent une dernière fois sur la
une large tranchée s’ouvre béante en avant do nos lignes, à droite et à gauche de blanches mai
sons où campent les mobiles. L’état-major est là.
Nous nous arrêtons un instant pour conférer avec le commandant d’André, un capitaine de frégate à la figure intelligente et grave, accompa
gné du plus aimable des aides-de-camp, M. le lieutenant de vaisseau Gabanellas.
Un engagement assez vif vient d’avoir lieu, nous avons eu vingt-cinq hommes hors de combat; il y a peut-être quelque imprudence à avancer en ce moment, mais personne n’y songe, et nous nous remettons en route.
Le retranchement est franchi, nous atteignons la Fourche où bifurque le chemin. Nos deux trompettes à cheval se rangent de chaque côté, l’un agite le drapeau blanc, l’autre fait les sonne
ries règlementaires; nous occupons le milieu de la route. A gauche, nous distinguons un sac, des
armes, une gamelle, deux cadavres;A droite, un Prussien mort, tué d’une balle au front il y a quelques instants, embrasse l’herbe à deux mains. Devant nous, à la Fourche même, une auberge entr’ouverte par les obus, laisse voir ses entrailles de pierre et de bois; un escalier dont la der
nière marche est suspendue dans le vide, une che
minée sans foyer, une alcôve vide, des poutres branlantes.
Rien ne se montre à l’horizon.
Les frères ne résistent pas à la tentation de se rendre utiles, et, malgré la consigne, ils quittent leur voiture pour relever les premiers morts.
Tout à coup deux points noirs se détachent dans le brouillard, un galop précipité nous avertit de l’approche des parlementaires ennemis. Ce sont deux jeunes officiers d’état-major wurtembergeois qui secouent leurs mouchoirs du plus loin qu’ils
nous aperçoivent. Nous allons à leur rencontre et la conversation s’engage en français. Le premier parle assez mal notre langue ; c’est, un gros gar
çon joufflu qui veut avoir l’air aimable ; le second ne dit rien, et, le poing sur la hanche, campé fiè
rement sur sa lourde monture, il nous regarde en fumant. Pince-nez d’argent, casquette plate, sourire équivoque, ce monsieur n’a rien d’engageant.
Après quelques mots, nous constatons que ces jeunes gens ne savent rien de l’armistice, et ils offrent d’aller prendre les ordres de leur général, ce qui est la solution la plus simple.
A ce moment une douzaine de balles prussiennes passent au-dessus de nos képis; personne ne salue. ,
Mon savant compagnon, le docteur Sarrazin, médecin en chef du 2e corps d’armée, le plus fin,
le plus modeste et le plus poli des hommes, nous raconte la campagne de Sedan pour nous faire prendre patience; mais nous n’avons pas long
temps à attendre, un nouveau venu vient rempla
cer les autres. Celui-là est capitaine d’état-major, et on sent tout d’abord qu’il a les pouvoirs nécessaires pour traiter.
La suspension d’armes est bien vite conclue; on échange les conditions verbales du traité. Les. soixante frères de la Doctrine Chrétienne pénétre
ront dans les lignes prussiennes et ramasseront les morts ; des soldats du train remplaceront les cochers sur leurs sièges et ramèneront les dépouilles à la fosse qui doit les recevoir.
On se dirige vers le chemin de fer, et je suis seul au torisé à accompagner les escouades de travailleurs. Les terrassiers, pendant ce temps, doi
vent attaquer à coups de pioche la terre durcie et creuser les tranchées funèbres.
A peine sommes-nous à travers champs, conduits par des guides epnemis, et déjà la moisson s’annonce abondante; l’œil ne rencontre que des
cadavres. On les aligne le long du rail-way, et nous échangeons quelques mots avec le capitaine Sarwey. Il s’informe de l’état moral de Paris, de ses ressources, de sa constance à subir cette longue épreuve.
— Vous m’étonnez beaucoup, me dit-il, moi qui
vous connais et qui ai vécu au milieu de vous, et je ne m’explique votre facilité à souffrir que par une loi de contraste qui vous donne là un régal de blasé. Les privations d’un siège vous changent un peu, et cela vous charme.
— Il y a, capitaine, dans cette mâle attitude de la population quelque chose de plus que ce que vous croyez, il y a un sentiment profond du de
voir, un amour sincère de la patrie, une haine vivace de l’étranger.
— Bah ! bah ! cela ne durera pas longtemps : vous devez trouver dur de manger du rat.
— Vous avez tort de prendre au sérieux les plaisanteries des journaux; nous ne mangeons du rat que pour notre agrément particulier, comme nous mangions avant la guerre des nids d’hirondelles.
Il nous reste plus de quarante mille chevaux pour subsister, et nous irons bien jusqu’au mois d’avril sans trop de privations.
.........Nous en sommes là de notre explication,
lorsqu’un obus, envoyé sur nous par la redoute de Saint-Maur, coupe court à ce dialogue. Le pro
jectile éclate à quelques mètres de nous, et il est suivi de quatre autres à intervalles réguliers. Le groupe des frères se replie sur nous en bon ordre, et un coup de sifflet rallie le reste.
Le capitaine ne paraît plus le même homme. Il se tourne vers nous d’un air menaçant, et nous déclare qu’il nous arrivera malheur si quelqu’un de ses amis ou de ses hommes a été atteint. Heureusement, grâce au plus providentiel des hasards, personne n’est touché.
Mais il ne faut pas songer à continuer la besogne, et nous regagnons à pied notre escorte, que ce commencement d’hostilités n’a pas laissé sans inquiétudes. On finit par faire comprendre à nos adversaires qu’il y a eu malentendu, et on me dé
signe pour revenir seul, le lendemain, avec un trompette portant le drapeau parlementaire.
Nous rentrons à Paris, et si je n’insiste pas sur le désagrément qu’il y a à recevoir le même jour des balles wurtembergeoises et des obus français, et de se faire fusiller dans un fossé pour expier un oubli dans la transmission d’un ordre de place, c’gst que de pareilles réflexions viendront à l’esprit de tout le monde sans effort.
Mercredi soir.
Nous voici à la fin du jour, et notre tâche n’est pas terminée. Ce matin, nous avons repris les pourparlers d’hier; j’ai échangé avec le capitaine Sarwey la stipulation suivante :
Le soussigné vient de faire une convention avec le plénipotentiaire français ayant pour but de livrer les morts éparpillés sur le champ de ba
taille. Dès ce moment, le feu cessera sur toute la ligne entre Noisy et Ormesson jusqu’à ce soir cinq heures. Toute hostilité cesse de droit. Les forts de Nogent, la Faisanderie, Gravello, la redoute de Saint-Maur et les batteries de campagne placées sur toute cette direction sont compris dans la ligne
mentionnée plus haut. De même Noisy ne sera pas incommodé par le plateau d’Avron.
Signé : Le capitaine d’état-major,
Sarwey. De la Grangerie.
Cette fois on ne nous a pas permis de franchir la ligne des fosses : les terrassiers ont creusé deux grandes tranchées parallèles. Entre elles s’en trouve une plus petite, destinée aux officiers. Les fourgons remplis de morts nous sont livrés par les soldats du train, qui lès ramènent de Petit- Bry, de Villiers. et de Champigny. Les voitures sont conduites près des fosses ouvertes, les corps alignés sont l’objet d’un minutieux examen. Les Frères, penchés sur le mort, examinent les plis du vêtement, retournent les poches quand elles ne sont pas coupées, enlèvent les tuniques et les souliers assez neufs pour servir encore aux vivants: il y en a tant qui ont froid !
Je n’oublierai jamais ce spectacle, ni le dévouement chrétien de ces humbles travailleurs, cour
bés sur cette rebutante besogne. Les ambulances
de la presse sont du reste représentées dignement par un état-major de jeunes gens et de barbes
grises qui ne fait pas défaut, lui non plus, à la corvée du lendemain, après avoir partagé les périls et les fatigues de la veille. Après le combat l’en
terrement, après les impressions poignantes du champ de bataille la douloureuse impression des funérailles. MM. Gouzien, Nanteuil, Thénizy,
Estor, Gaillardin, Mijotte, Dardenne, un carnet à la main, relèvent les noms, ..les signalements des défunts; leurs moindres reliques sont pieusement conservées.— Il ne reste pas grand chose! hélas! à tous ces pauvres gens, les Prussiens ont passé par là ! — Ce qui me frappe, c’est le nombre considé
rable de médailles et de scapulaires trouvés sur ces enfants. Un capitaine de zouaves a un chapelet dans sa poche, un commandant porte des médailles de la Vierge dans la ceinture de son pantalon. Quelque main pieuse a pensé aux dangers du combat.
Un sceptique avait hoché la tête à la première découverte de ce genre. L’un des frères vient à lui les mains pleines de scapulaires.
— Voyez, Monsieur, ils en ont presque tous.
— Et à quoi ces fétiches leur ont-ils servi’ répond le philosophe.
— Dieu le leur a déjà dit là haut, monsieur, murmure le fossoyeur sombre en montrant le ciel.
Des conversations à bâtons rompus s’engagent entre les officiers prussiens et nous. On nous parle d’Orléans qui est repris, et nous ripostons par la défense dejParis, qui continuera longtemps encore.
— Soit, mais vous êtes bien restés onze mois devant Sébastopol ; nous en ferons autant.
— Les conditions ne sont plus les mêmes, murmure un vieux gendarme qui porte la médaille de Crimée.
... La nuit tombe; il n’y a encore là que trois cent quatre-vingt-cinq cadavres, et tout n’est pas réuni. On se sépare jusqu’au lendemain sans combler les trous béants; les sentinelles veilleront.
Jeudi.
La neige est tombée en flocons drus et secs; le paysage s’étend à perte de vue comme une mer infinie. Lorsque nous traversons Vincennes désert, nous croisons des groupes de mobiles ; quel
ques hommes à cheval coupent de loin en loin les lignes de l’horizon; la route est glissante, des tourbillons de fumée qui s’élèvent au-dessus des bouquets d’arbres indiquent çà et là un campe
ment. Tout cela a un faux air de retraite de Russie qui est navrant.
Nous revenons à l’arbre 89, qui marque la limite assignée aux parlementaires; on déblaie les fosses comblées par la neige et on commence à semer la chaux vive sur ces débris informes. Dieu me préserve de revoir jamais rien de pareil !
— Est-ce donc sur ces fondements-là que l’on bâtit les monarchies! s’écrie un sage indigné.
— Moi, je déclare qu’il manque à cette place quelque chose, dit un de nos compagnons en frappant du pied le centre de ce cimetière.
— Quoi encore ?
— Une guillotine pour y faire monter les auteurs de cette guerre infâme, et je tirerais la corde avec une indicible joie.
— Messieurs, dit quelqu’un, jetez les yeux sur le dessin qui vient d’être terminé; il est à lui seul
une protestation suffisante contre les horreurs de la guerre.
Si le burin des graveurs a bien traduit les impressions de l’artiste, on en jugera. Pour ma part, je ne sais si j’oserai tourner la page. Ces torses raidis, ces membres tordus, ces bouches grimaçantes, ces figures où le gel a mis ses pla
ques rouges, ces sourcils où le givre a neigé, ces informes épaves de la lutte, broyées, carbonisées,
éventrées, ce lit épouvantable où la chaux vive s’étendra dans un instant, tout ce monstrueux ta
bleau ne sortira jamais de ma mémoire. Rien n’y manque : ni les flocons blancs qui tombent encore sans relâche, suaire immaculé sur cette boue hu
maine, ni les costumes noirs des ensevelisseurs résignés, qui se penchent une dernière fois sur la