COURRIER DE PARIS
Ce n’est pas moi, c’est un chroniqueur expert, M. Edouard Drumont, qui re
marquait, hier, que les deux causeries de l’année les plus difficiles à faire (la scène à faire !) sont : la causerie qui termine l’an qui s’en va et celle qui commence l’an nouveau. La présente causerie donnera trop raison à l’opinion de notre confrère.
Mais la faute en e~t au moment où nous sommes. On se trouve, en effet, dans une sorte de période mixte où les événements ne semblent plus avoir d’importance : d’un côté ils sont finis, oubliés, noyés dans le crépus
cule de l’an défunt, de l’autre, ils se dessinent à peine
dans l’aurore de l’année nouvelle. Que dire alors? Et il ne s’agit même pas seulement de dire. Mais a-t-ori le temps de penser ? On est ahuri, bombardé de cartes de visites, pris et repris par tous les devoirs de famille ou du monde. On contemple d’un œil mélanco
lique la liste des visites obligatoires (obligatoires, le
vilain mot !) et si l’on est fier en regardant cette colonne de noms, on est un peu las d’avance de tous les escaliers qu’il faudra monter.
Le jour de l’an est le règne de la banalité. Compliments banals, visites banales, générosités banales,
c’est une avalanche de coups de chapeau sans politesse vraie et de bonnes-mains sans magnificence sincère. Mais c’est la fête des enfants et des grands parents et la naïveté, bannie, ce jour-là, du reste de la terre, se réfugie sur les lèvres roses des uns et sous les cheveux blancs des autres.
Pour être justes, il faut reconnaître que jamais, à aucune autre époque de l’année, les enfants ne sont aussi insupportables. Gavarni a oublié d’ajouter une série
à ses Enfants terribles : les enfants pendant le jour de l’an. Enervés, agacés, bourrés de bonbons, gorgés de cadeaux, ils hésitent entre l indigestion et la crise de nerfs. Ils ont besoin de thé pour leur estomac et de calme pour leur cerveau. Et c’est précisément le moment choisi pour les conduire au théâtre, lis ont l’imagination pleine de polichinelles, de lanternes magiques, de machines électriques et on y ajoute par surcroît, les œufs de la Poule aux Œufs d’Or et les trucs de la Fille du Diable. Si les méningites sont si fréquentes, les parents doivent savoir à qui s’en prendre.
Ce qui est certain, c’est que les enfants ne dorment plus depuis huit jours et ne dormiront point pendant une semaine encore. Ce moment de l’année leur appartient. Ils se reçoivent entr’eux, du reste, ils s’en
voient et se renvoient des cartes, ils s’invitent à des arbres de Noël et à des tombolas et ils n’ont pas huit ans qu’ils sont déjà de petits hommes. L’enfant moderne n’est plus un enfant, c’est une réduction de l’homme, et on l’a tant et tant perfectionné que les parents semble
ront naïfs à côté de lui et qu’il n’y aura plus d’enfants que les grands enfants.
Paris, qui ne peut pas tout entier aller voir Théodora, s’en va flâner sur les boulevards. Les bou
tiques de fin d’année sont une des curiosités et un des ennuis de Pans. C’est pittoresque et encombrant. Je ne sais pas trop ce que les pauvres gens qui les oc
cupent peuvent y gagner, mais je suis bien certain que les magasins voisins y perdent. Le boulevard est, grâce à ces boutiques, à la fois divertissant et insupportable.
Autour des passages —et dans les passages —grouille une population spéciale qi]i sent le rôdeur de bar
rières plutôt que le boulevardier et que ces barraques attirent. Il y a là des têtes — de nobles têtes de jeunes gens — que le procureur de la République doit avoir vues plus d’une fois dans ses rêves, car il requit contre elles, l’infâme!
Un gouvernement qui supprimerait les petites bou
tiques de fin d’année serait écrasé sous l’impopularité la plus complète et pourtant, n’en doutez pas, il rencirait service au Parisien. Gavroche hurlerait, mais M. Prudhomme serait content et, à tout prendre,
j’aime mieux M. Prudhomme que Louchon et Loufiat : je suis certain que le brave homme (Prudhomme) ne me prendra pas ma montre dans mon gousset ou mon mouchoir dans ma poche.
Mais les petites boutiques sont un privilège et, dans ce pays privilégié, le privilège fleurit encore çà et là, comme au bon vieux temps. On s’est même livré,
cette semaine, à la course au privilège — le privilège del’Odéon. Le pauvre La Rounat étant mort, il fallait bien songer à le remplacer. Et alors des candidats ont surgi. On trouvera toujours, pour tous les emplois, des candidats en France. 11 paraît que M. Becque,
l’auteur des Corbeaux, s’est présenté et aussi M. Charles de Courcy, un homme de talent qui précisément fut applaudi vaillamment lorsqu’il débuta à l’Odéon, jadis. M. Fernand Bourgeat, appuyé par les jeunes, posait également sa candidature et le ministère tenait,paraît-il, tout d’abord à avoir un homme de lettres à la tête du second Théâtre-Français. — Pourquoi ?
— Pour faire plaisir à quelqu’un ! C’est, après tout, une raison
Mais M. Porel était là, tout indiqué, associé de la Rounat, connaissant l’Odéon, qui est sa maison, et l’aimant, sachant le quartier sur le bout du doigt et la littérature sur le bout des ongles, lettré, jeune, actif,
tout porté, en un mot. La requête des auteurs appuyant sa candidature ne pouvait être écartée et Porel a semblé à tout le monde, et en toute justice, le meilleur choix qu’on pût faire.
Voilà bien des directeurs nouveaux dans nos théâtres subventionnés! La mort fait de la place... et des places.
Elle vient encore d’atteindre un artiste d’une haute valeur : Jean Idrac, le sculpteur. Après Leloir,
après Nittis, après Butin, après Bastien Lepage (tous jeunes) c’est beaucoup. Il avait trente-cinq ans, Idrac. C’était un joli garçon d’une beauté méridionale, vo
lontiers pensif, mais dont la robustesse semblait devoir lui assurer une longue vie. On meurt trop tôt aujour
d’hui. Je sais bien que l’Art a souvent perdu de ces espoirs en pleine jeunesse, Géricault, Bouchot, Chassériau et bien d’autres. N’importe : on ne vit pas longtemps. Ne serait-ce point parce qu’on vit trop vite ?
Un homme de. quarante ans, parent de Calino, disait naïvement l’autre jour :
— Enfin, j’ai beau chercher, je ne vois pas un seul homme de ma génèrolion qui ait dépassé la cinquantaine !
comme une urne fermée, une boite qui contient tou les futurs contingents des douze mois à vivre, et qui ne sera pas, espérons-le, la boîte de Pandore.
Dès les premiers jours de janvier, nous allons avoir le drame à grand spectacle : le procès de Mme Clovis Hugues. On le joue en effigie, sur un théâtre d’Italie et l’affiche montre les portraits gravés des deux principaux personnages. Mais, à Paris, le cinquième acte sera représenté par les acteurs euxmêmes et l’acquittement de Mme Hugues, qui ne me parait pas douteux, sera une des journées senscitionales de notre vie parisienne.
En attendant, le revolver fait merveille etMlm; Hugues fait école. On entend ça et là des détonations. Ici, une jeune dame brûle la cervelle à un monsieur parce qu’il est trop pressant. Et voilà tout. « Je lui résistais,
je l’ai assassiné!» Toute une ville donna raison à cette revolverienne. Là, un monsieur en tue un autre pareeque celui-ci faisait la cour à la sœur de celui là!
Une cour qui n’était pas pour le bon motif, une cour qui aboutissait à une impasse. Quand il n’y a pas trois ou quatre coups de revolver annoncés dans les dépêches du jour, les journaux ne sont pas remplis.
Il y en aura tant qu’on n’y fera plus attention. Le vitriol est déjà démodé, le revolver le sera. Peut être viendra-t-il un moment où charger la loi de sa dé
fense paraîtra plus hardi que décharger un pistolet pour sa satisfaction personnelle. Il est bien évident que la petite balle, chère à M. Félix Pyat, ne saurait être toujours un argument. Je ne m’imagine pas que la Marseillaise des femmes doive être ce refrain :
Dépeuplons, dépeuplons !
C’est le droit de nos jupons !
Mais qu’est-ce que ces petits incidents comparés au désastre dont le télégramme nous apporte la nou
velle ? Il parait que la terre, en Espagne, a tremblé, comme Bizance au temps de Justinien. L’AIhambra, à Grenade, a oscillé sur ses fondements, et, à en croire la dépêche, il aurait même été fortement endom
magé et l’on aurait à déplorer des lézardes dans la Giralda, de Séville. J’aime à croire que ces nouvelles sont exagérées. Le télégraphe est un reporter qui me semble aussi fortement sujet à caution. L’Alhambra en partie détruit, peste ! le tremblement de terre aurait fait là un beau chef d’œuvre! Et tout aussitôt les journaux à sensation d’annoncer, en grosses lettres, la Destruction de l’Alhambra. Théophile Gautier en eût pleuré de douleur. Eh ! quoi, ce coin de terre embaumé et fleuri, sous le ciel bleu, cette merveille d’une civilisation disparue, ce rêve d’Orient réalisé en Europe, cette vision des Khalifes qu’un Sardou seul pourrait nous rendre s’il lui prenait fantaisie
d’évoquer les Maures après les Hellénisants et Isabelle la catholique ou Conçoive de Cordoue après Théodora, l’Alhambra détruit!... L’Europe perdrait une féerie palpable.
Mais non, les dépêches étaient exagérées évidemment, et heureusement. Il n’en est pas moins vrai que le monde semble, comme dit Hamlet, être hors de ses gonds. « Une tempête de neige en Espagne!... L’alhambra s’écroulant en partie, dans un tourbillon de neige! » Pourquoi paslaretraite.de la Bérézina sur le Guadalquivir? Allons, tout est préjugé encemonde et il s’y faut attendre à tout, voilàfce que cela prouve.
Scholl racontait, un jour, qu’il avait vu, de ses yeux vu, dans une rue de Paris, des rats dévorer tranquil
lement, en amis, des tas d’ordures en compagnie de
chats fraternellement attablés à ce même festin. Un banquet d’ennemis, une agape de chats et de rats.
Après ce spectacle et la tempête de neige à Grenade — Moscou à Grenade! — toutjest possible et on me dirait demain que Z... a écrit uiîchef d’œuvre et que le millionnaire X... a donné desétrennes aux pauvres, je le croirais !
On me citait un trait bien typique d’un artiste ou d’un écrivain que je ne veux point nommer.
11 est célèbre mais il se croit plus célèbre encore.
Naguère, il allait en voyage avec sa femme. II arrive un peu trop tard à la gare et, son billet pris, il se précipite vers la voie au moment où l’on fermait la porte et où le train partait.
— Nomme-toi? Mais nefnme-toi donc! lui dil
Cqlinotade à part, la génération nouvelle est fert éprouvée et ne semble pas solidement attachée au sol. Elle a passé par trop de fièvres, fièvre de politique ou fièvre d’argent. Elle a, comme les enfants aux heures du jour de l’an, trop de préoccupations dans la cer
velle. Je gage que l’accélération du pouls est générale parmi les hommes de notre temps. Pour parler comme les bonnes femmes, chacun de nous a sa tête sur trentesix échafauds. Chacun veut faire non seulement ce qu’il fait, mais autre chose en même temps. Le peintre est boursier, l’aquarelliste est architecte, le littérateur vend des terrains, le banquier ouvre des salles d’es
crime. C’est une mêlée générale. Pot-bouille, dirait M. Zola.
M. Jean Idrac n’en était pourtant pas là, lui. Heureux, aimé, il pouvait tout à son aise se livrer à de grands travaux de sculpture dans le vaste atelier que lui avait construit son beau père, M. Ballue, de l’Ins
titut, avec des pierres et des débris du vieil Hôtel de Ville. Il travaillait à une statue d’Etienne Marcel, et songeait à donner des pendants à ces exquises statues, Mercure inventant le Caducée, aussi élégant que le Mer
cure de Rude, et Salammbô. Le temps lui aura manqué, au pauvre garçon !
Le temps, étoffe dont la vie est tissée, a dit quelqu’un. Hélas! de cette étoffe, la vie moderne, telle qu’elle est, fait trop souvent de la charpie!
Et, tandis que les crieurs de la rue débitent, pour deux sous, la Question du Tonkin ou la Question du veau, tandis que les premiers catogans apparaissent sous les chapeaux féminins et sont vraiment élégants et agréables à voir, l’An Nouveau, tout petit, mignon, énigmatique, s’apprête à faire son entrée, apportant,