prenez donc les ciseaux de votre femme et coupez ces cordes... Oh! M. Robert, reprit-il, l’air câlin, est-ce digne d’un homme dans votre position de traiter ainsi un pauvre diable?
Pourtois, de ses grosses mains, avait déjà délié Chassevent qui, se sentant libre, sauta sur ses pieds, se
frotta les épaules, et avisant un verre resté plein sur un plateau, le but avec avidité...
— Ça lui adonné soif,au mâtin ! dit Tondeur. Mais qu’est-ce qu’il a donc fait, monsieur le comte ?
— Il a tendu des collets dans la Vente aux Ser
gents : c’est la dixième lois depuis un mois... On ne pouvait pas le pincer... Mais je me doutais que c’était lui, et j’ai été faire une ronde, ce matin, après la ren
trée du garde... Et j’ai trouvé mon gaillard en train de poser ses fiches... Les collets sont dans ma poche...
11 tira un paquet de fils de laiton, et le jetant au visage du braconnier pâle et muet.
— Tiens, coquin, voilà tes instruments de travail... Mais tu sais ce que je t’ai dit?... Avec toi plus de procès-verbaux... On t’envoie devant le tribunal, tu attrapes huit jours de prison, pendant lesquels on te nourrit mieux que tu ne l’es chez toi! Ta fille est obligée de te payer ton tabac... C’est tout profit!...
Ce matin, je t’ai pris, ficelé et laissé au pied d’un arbre, pendant trois heures... C’est bon pour cette fois... Mais si tu y reviens...
La figure tannée de Chassevent se plissa de petites rides, qui coururent sur sa peau, comme les vagues légères d’une eau effleurée par le vent. Il ne cligna pas ses yeux faux, mais il laissa échapper un sifflement narquois qui fit monter le rouge au front du jeune comte.
— Ah! canaille... dit-il, et il levait déjà sa main puissante, lorsque Fleury, doucereux, l’arrêta, en lui montrant, d’un coup-d’œil, Pascal assis dans un coin obscur de la salle.
— Monsieur Robert,., je vous en prie... devant un étranger... Allons! Il faut mépriser ces bravades... Chassevent est dans son tort... Sa conduite est très blâmable... Mais votre façon de procéder est tout à fait illégale. On n’a pas le droit d’attenter,de sa propre autorité,à la liberté individuelle... Il y a des agents de la force publique... pour ces besognes-là... Ce n’est pas le greffier du juge de paix qui parle en ce mo
ment... c’est l’homme privé... qui, vous le savez,, vous
est tout dévoué... et déplore des violences qui font tort à votre caractère.
— Le tort que je me fais ne regarde que moi, interrompit le jeune homme, avec un ton hautain. Les gen
darmes de la brigade s’occupent de tout, excepté de courir après les coquins, et quant à vous, Fleury, vous êtes un brave garçon, mais ne vous mêlez pas de mes affaires.
— Il ne faut refuser le loyal concours de personne, murmura le greffier, en baissant la tête avec un air d’humilité désolée.
— Est-ce que vous partirez d’ici sans rien prendre, monsieur Robert ? s’écria Pourtois plein d’obséquiosité... Qu’est-ce qu’on pourrait donc bien vous offrir?
— Rien, je vous remercie, dit le jeune homme. Il fouilla dans la poche de son gilet, et jetant une pièce de monnaie sur la table.
— Tenez, voilà pour votre garçon d’écurie qui a gardé mon cheval.
Et gagnant la porte, sans ajouter une parole, sans faire un salut, il monta dans sa voiture et s’éloigna au grand trot.
A peine Chassevent l’eut-il vu disparaître dans un tourbillon de poussière qu’il retrouva la parole.
Toutes les invectives qui lui bouillonnaient au bord des lèvres, depuis un instant, sortirent comme un tor
rent. Il fit, d’un coup de poing, sauter sur le marbre de la table les dominos abandonnés:
— Ah ! mauvais chien ! hurla-t-il, bavant de colère, ah ! grand lâche ! ah ! tu me paieras ça ! Pour quel
ques malheureux lièvres, il m’a attaché... oui, comme il l’a dit... à un baliveau ! Mais il m’a pris en traître, vous savez, car je ne le crains pas...
— Ne fais pas le malin, interrompit Tondeur, il t’aplatirait d’une seule calotte...
— Oh ! malheur de malheur ! La prochaine fois, j’irai avec mon fusil... Et aussi sûr que nous sommes là, je lui lais son affaire !
— Allons ! allons ! Chassevent, vous n’êtes pas aussi rageur que vous voulez le faire croire, inter
rompit Fleury, et vous dites des bêtises dans ce moment-ci...
— Jamais je ne lui pardonnerai ce qu’il m’a fait, reprit le braconnier d’un air sombre... Quand on le saura, tout le pays va se ficher de moi... Ah! ces gens de Clairefont? Quand donc leur aurons-nous réglé leur compte ?
Il lança un horrible juron et, jetant à Fleury un regard sinistre :
— Oui, que M. Carvajan se charge du père... Et moi je me charge du fils...
À cette association répugnante faite par Chassevent, à ce rapprochement odieux de son père et du vagabond, Pascal se leva avec violence, et le visage enflammé par la colère:
— Je vous défends, misérable drôle, s’écria-t-il, de ptononcer le nom de M. Carvajan...
— Parce que ? demanda Chassevent, d’un ton à la fois goguenard et menaçant.
— Parce que c’est mon père.
Ces mots produisirent un changement immédiat dans l’attitude des trois hommes. Pourtois avança res
pectueusement une chaise, Fleury ehiquenauda sa redingote crasseuse, et redressa sa cravate frippée.
Chassevent porta la main au foulard qui lui servait de coiffure. La femme Pourtois elle-même, du haut de son comptoir, daigna sourire entre ses deux tire lires en métal blanc.
— Ah ! vous êtes le fils à M. Carvajan ? dit le braconnier avec volubilité... C’est une autre affaire...
M. Carvajan, voyez-vous, c’est notre homme, et il n’y a pas de danger que nous cherchions à le contra
rier... Je ne lui ai, moi, tant seulement jamais pris un
lapin dans ses bois de la Monceile... Et pourtant il y en a, bon sang ! que c’en est gris... M. Carvajan !...
On peut dire que je lui suis dévoué. S’il voulait avoir ma fille chez lui comme servante... il l’aurait,
quoiqu’elle soit fiérote .. Mais elle en a bien le droit : elle est assez gentille ! C’est moi qui lui ai distribué, à M. Carvajan, sa liste aux élections mu
nicipales, et ces messieurs savent que le jour où il a été nommé maire, je me suis piqué le nez, ah! mais à fond... comme ça se doit en l’honneur d’un ami !... Ah ! je l’aime, M- Carvajan, autant que j’abomine les gens d’en face... Mais il ne les chérit pas non plus... et c’est lui qui nous en débarrassera...
Il montra le poing à la colline sur laquelle se dressait, entre les arbres, le château de Clairefont, et, s’excitant lui-même au souvenir de sa récente aventure :
— Ah ! brigand, va! M’attacher... comme un corbeau crevé, exposé dans un champ au bout d’une perche !... Mais tu me le paieras, ou que ce que je bois me serve de poison !
Et il avala d’un trait un verre de bière que Pourtois venait de verser pour Pascal.
— Dites-donc, Chassevent, s’écria le cabaretier mécontent, faudrait nous ficher un peu la paix avec vos histoires... Nous aimerions mieux écouter monsieur, que nous revoyons dans le pays avec bien de la satis
faction... Je vous ai connu tout petit, monsieur Pascal,
et quand vous vous promeniez avec votre bonne chère dame de mère, je vous ai bien souvent reçu dans mon établissement... Oh! il est changé depuis les temps !...
Mais vous aussi... Et vous voilà bel homme, dà... vous qui étiez un peu maigriot, soit dit sans vous offenser...
— Vous ne m’offensez pas, répondit Pascal, les yeux baissés, et comme absorbé par une profonde méditation... Tout est bien changé, en effet... hommes et choses...
— Et tout changera bien davantage avant peu, dit Fleury d’une voix coupante... Nous avons la guerre ici, monsieur Carvajan, entre votre père et le marquis de Clairefont... Il y a trente ans que les hostilités sont engagées... et nous approchons du dénouement. Les gens d’en haut sont bien perdus, allez. Ils n’ont pas de chance d’en réchapper, car c’est votre père qui les tient. Vous êtes arrivé pour assister à la victoire. Soyez le bienvenu, monsieur Pascal...
Le greffier tendit au jeune homme une main crochue comme une griffe, que celui-ci ne vit pas sans doute, car il la laissa retomber sans la serrer.
Immobile, debout, il songeait. Dans son souvenir la récente aventure repassait. Il voyait une belle jeune fille à cheval, marchant lentement sous la voûte fraîche des arbres, escortée par un grand lévrier. Un inconnu sautait dans le chemin creux devant elle, et lui deman
dait sa route. Gravement, avec une fière complaisance, elle lui servait de guide. Au moment de la quitter,
respectueusement, il la priait de lui dire son nom, et c’était Mlle de Clairefont, la fille de celui que l’on citait comme l’ennemi de son père. Il semblait alors à Pascal qu’une ombre descendait sur la jeune fille et qu’il la voyait vêtue de noir, le front penché sous de lourds ennuis, son beau visage creusé par le chagrin.
Elle marchait en silence, les yeux rougis et fixés vers ,1a terre, toute seule, comme abandonnée. Le chemin vert et fleuri avait perdu sa splendeur d’été. Les ar
bres dépouillés de leurs feuilles frissonnaient, noirs et froids, sous le vent d’hiver, et de ce tableau se déga
geait une impression de malheur. Comment se trouvaitelle ainsi seule ? Où était allé le père ? Qu’était devenu
le frère, ce violent et rude jeune homme qu’il n’avait qu’entrevu ? Comment la solitude morne s’était-elle faite autour de cette adorable enfant, et pourquoi pleurait-elle ? Ainsi que l’avaient annoncé ces misérables qui l’entouraient, le vieux Carvajan était-il l’auteur de ce deuil et de cette tristesse ?
Le cœur de Pascal se serra. Il se demanda, avec trouble, quel intérêt soudain il prenait à cette jeune fille, qu’il ne connaissait pas la veille. Il sentit une violente angoisse à la pensée qu’elle allait souffrir, et souffrir par un Carvajan. Devait-il donc lui, qui por
tait ce nom redouté, être maudit par elle? Lorsque entraîné par une irrésistible sympathie, il aurait voulu se courber à ses pieds, protester de son dévouement, accomplir des tâches surhumaines pour se faire remarquer et pour plaire, il se découvrait voué irrémédiablement à son aversion et à son mépris.
Le vieux marquis de Clairefont, l’athlétique et violent Robert disparurent de sa mémoire, il n’y eut plus qu’elle, incarnation unique de la famille; elle seule menacée, et dont on annonçait joyeusement la ruine ; elle, victime livrée à tous ces confédérés qui célé
braient leur prochaine victoire, et le félicitaient lui,
Pascal, qui déjà eût voulu les écraser, d’être arrivé pour assister à la curée.
Il releva le front avec le sentiment qu’on le regardait. Il vit en effet les yeux de ceux qui l’entouraient fixés sur lui avec surprise. Depuis quelques minutes, à la suite de ces paroles triomphantes lancées par Fleury, il se montrait absorbé, muet, la tête penchée sur la poitrine. Il passa la main sur son front, et, avide de savoir plus complètement ce qui se tramait contre Clairefont :
— Je vous remercie de votre bienvenue, dit-il en s’efforçant de montrer un visage souriant. Mais laissezmoi vous dire que j’arrive d’un pays où les intérêts qui vous mettent en mouvement paraîtraient bien mesquins. J’ai parcouru les provinces les plus sau
vages de l’Amérique, j’y ai vu des domaines de cent mille hectares, où pâturent des troupeaux innom
brables, gardés par des escouades de bergers à cheval.
En repassant au bout d’un an dans des pays que j’avais connus déserts, j’y ai découvert des villages poussés comme par enchantement. J’ai traversé à cheval des montagnes où l’argent est le caillou du chemin, j’ai longé des lacs de pétrole contenant de quoi éclairer l’Europe entière pendant dix années sans tarir. J’ai foulé des champs où la terre végétale a cinq mètres d’épaisseur, et où la paille du blé est haute à cacher un homme debout. J’ai assisté à la marche prodigieuse et ininterrompue du progrès, transformant tout un monde. Je reviens, au bout de dix ans d’absence, et je vous trouve ici occupés de la même intrigue, échauffés de la même haine, dévorés du même désir. Allons, on voit que tout est définitivement réglé, me
suré et établi, dans notre France, et que vous avez du temps à perdre. J’assisterai à votre amusette, puisque vous m’y conviez; mais je suis un peu blasé, je vous en préviens, je ne vous promets pas que j’y prendrai de l’intérêt.
Il partit d’un éclat de rire qui sonna faux à l’oreille de Fleury. Le greffier conçut un peu d’inquiétude. Il dévisagea ce fils qui traitait avec tant de dédain une affaire qui tenait si fort au cœur de son père. Il crut nécessaire de lui faire toucher du doigt le fond de
Pourtois, de ses grosses mains, avait déjà délié Chassevent qui, se sentant libre, sauta sur ses pieds, se
frotta les épaules, et avisant un verre resté plein sur un plateau, le but avec avidité...
— Ça lui adonné soif,au mâtin ! dit Tondeur. Mais qu’est-ce qu’il a donc fait, monsieur le comte ?
— Il a tendu des collets dans la Vente aux Ser
gents : c’est la dixième lois depuis un mois... On ne pouvait pas le pincer... Mais je me doutais que c’était lui, et j’ai été faire une ronde, ce matin, après la ren
trée du garde... Et j’ai trouvé mon gaillard en train de poser ses fiches... Les collets sont dans ma poche...
11 tira un paquet de fils de laiton, et le jetant au visage du braconnier pâle et muet.
— Tiens, coquin, voilà tes instruments de travail... Mais tu sais ce que je t’ai dit?... Avec toi plus de procès-verbaux... On t’envoie devant le tribunal, tu attrapes huit jours de prison, pendant lesquels on te nourrit mieux que tu ne l’es chez toi! Ta fille est obligée de te payer ton tabac... C’est tout profit!...
Ce matin, je t’ai pris, ficelé et laissé au pied d’un arbre, pendant trois heures... C’est bon pour cette fois... Mais si tu y reviens...
La figure tannée de Chassevent se plissa de petites rides, qui coururent sur sa peau, comme les vagues légères d’une eau effleurée par le vent. Il ne cligna pas ses yeux faux, mais il laissa échapper un sifflement narquois qui fit monter le rouge au front du jeune comte.
— Ah! canaille... dit-il, et il levait déjà sa main puissante, lorsque Fleury, doucereux, l’arrêta, en lui montrant, d’un coup-d’œil, Pascal assis dans un coin obscur de la salle.
— Monsieur Robert,., je vous en prie... devant un étranger... Allons! Il faut mépriser ces bravades... Chassevent est dans son tort... Sa conduite est très blâmable... Mais votre façon de procéder est tout à fait illégale. On n’a pas le droit d’attenter,de sa propre autorité,à la liberté individuelle... Il y a des agents de la force publique... pour ces besognes-là... Ce n’est pas le greffier du juge de paix qui parle en ce mo
ment... c’est l’homme privé... qui, vous le savez,, vous
est tout dévoué... et déplore des violences qui font tort à votre caractère.
— Le tort que je me fais ne regarde que moi, interrompit le jeune homme, avec un ton hautain. Les gen
darmes de la brigade s’occupent de tout, excepté de courir après les coquins, et quant à vous, Fleury, vous êtes un brave garçon, mais ne vous mêlez pas de mes affaires.
— Il ne faut refuser le loyal concours de personne, murmura le greffier, en baissant la tête avec un air d’humilité désolée.
— Est-ce que vous partirez d’ici sans rien prendre, monsieur Robert ? s’écria Pourtois plein d’obséquiosité... Qu’est-ce qu’on pourrait donc bien vous offrir?
— Rien, je vous remercie, dit le jeune homme. Il fouilla dans la poche de son gilet, et jetant une pièce de monnaie sur la table.
— Tenez, voilà pour votre garçon d’écurie qui a gardé mon cheval.
Et gagnant la porte, sans ajouter une parole, sans faire un salut, il monta dans sa voiture et s’éloigna au grand trot.
A peine Chassevent l’eut-il vu disparaître dans un tourbillon de poussière qu’il retrouva la parole.
Toutes les invectives qui lui bouillonnaient au bord des lèvres, depuis un instant, sortirent comme un tor
rent. Il fit, d’un coup de poing, sauter sur le marbre de la table les dominos abandonnés:
— Ah ! mauvais chien ! hurla-t-il, bavant de colère, ah ! grand lâche ! ah ! tu me paieras ça ! Pour quel
ques malheureux lièvres, il m’a attaché... oui, comme il l’a dit... à un baliveau ! Mais il m’a pris en traître, vous savez, car je ne le crains pas...
— Ne fais pas le malin, interrompit Tondeur, il t’aplatirait d’une seule calotte...
— Oh ! malheur de malheur ! La prochaine fois, j’irai avec mon fusil... Et aussi sûr que nous sommes là, je lui lais son affaire !
— Allons ! allons ! Chassevent, vous n’êtes pas aussi rageur que vous voulez le faire croire, inter
rompit Fleury, et vous dites des bêtises dans ce moment-ci...
— Jamais je ne lui pardonnerai ce qu’il m’a fait, reprit le braconnier d’un air sombre... Quand on le saura, tout le pays va se ficher de moi... Ah! ces gens de Clairefont? Quand donc leur aurons-nous réglé leur compte ?
Il lança un horrible juron et, jetant à Fleury un regard sinistre :
— Oui, que M. Carvajan se charge du père... Et moi je me charge du fils...
À cette association répugnante faite par Chassevent, à ce rapprochement odieux de son père et du vagabond, Pascal se leva avec violence, et le visage enflammé par la colère:
— Je vous défends, misérable drôle, s’écria-t-il, de ptononcer le nom de M. Carvajan...
— Parce que ? demanda Chassevent, d’un ton à la fois goguenard et menaçant.
— Parce que c’est mon père.
Ces mots produisirent un changement immédiat dans l’attitude des trois hommes. Pourtois avança res
pectueusement une chaise, Fleury ehiquenauda sa redingote crasseuse, et redressa sa cravate frippée.
Chassevent porta la main au foulard qui lui servait de coiffure. La femme Pourtois elle-même, du haut de son comptoir, daigna sourire entre ses deux tire lires en métal blanc.
— Ah ! vous êtes le fils à M. Carvajan ? dit le braconnier avec volubilité... C’est une autre affaire...
M. Carvajan, voyez-vous, c’est notre homme, et il n’y a pas de danger que nous cherchions à le contra
rier... Je ne lui ai, moi, tant seulement jamais pris un
lapin dans ses bois de la Monceile... Et pourtant il y en a, bon sang ! que c’en est gris... M. Carvajan !...
On peut dire que je lui suis dévoué. S’il voulait avoir ma fille chez lui comme servante... il l’aurait,
quoiqu’elle soit fiérote .. Mais elle en a bien le droit : elle est assez gentille ! C’est moi qui lui ai distribué, à M. Carvajan, sa liste aux élections mu
nicipales, et ces messieurs savent que le jour où il a été nommé maire, je me suis piqué le nez, ah! mais à fond... comme ça se doit en l’honneur d’un ami !... Ah ! je l’aime, M- Carvajan, autant que j’abomine les gens d’en face... Mais il ne les chérit pas non plus... et c’est lui qui nous en débarrassera...
Il montra le poing à la colline sur laquelle se dressait, entre les arbres, le château de Clairefont, et, s’excitant lui-même au souvenir de sa récente aventure :
— Ah ! brigand, va! M’attacher... comme un corbeau crevé, exposé dans un champ au bout d’une perche !... Mais tu me le paieras, ou que ce que je bois me serve de poison !
Et il avala d’un trait un verre de bière que Pourtois venait de verser pour Pascal.
— Dites-donc, Chassevent, s’écria le cabaretier mécontent, faudrait nous ficher un peu la paix avec vos histoires... Nous aimerions mieux écouter monsieur, que nous revoyons dans le pays avec bien de la satis
faction... Je vous ai connu tout petit, monsieur Pascal,
et quand vous vous promeniez avec votre bonne chère dame de mère, je vous ai bien souvent reçu dans mon établissement... Oh! il est changé depuis les temps !...
Mais vous aussi... Et vous voilà bel homme, dà... vous qui étiez un peu maigriot, soit dit sans vous offenser...
— Vous ne m’offensez pas, répondit Pascal, les yeux baissés, et comme absorbé par une profonde méditation... Tout est bien changé, en effet... hommes et choses...
— Et tout changera bien davantage avant peu, dit Fleury d’une voix coupante... Nous avons la guerre ici, monsieur Carvajan, entre votre père et le marquis de Clairefont... Il y a trente ans que les hostilités sont engagées... et nous approchons du dénouement. Les gens d’en haut sont bien perdus, allez. Ils n’ont pas de chance d’en réchapper, car c’est votre père qui les tient. Vous êtes arrivé pour assister à la victoire. Soyez le bienvenu, monsieur Pascal...
Le greffier tendit au jeune homme une main crochue comme une griffe, que celui-ci ne vit pas sans doute, car il la laissa retomber sans la serrer.
Immobile, debout, il songeait. Dans son souvenir la récente aventure repassait. Il voyait une belle jeune fille à cheval, marchant lentement sous la voûte fraîche des arbres, escortée par un grand lévrier. Un inconnu sautait dans le chemin creux devant elle, et lui deman
dait sa route. Gravement, avec une fière complaisance, elle lui servait de guide. Au moment de la quitter,
respectueusement, il la priait de lui dire son nom, et c’était Mlle de Clairefont, la fille de celui que l’on citait comme l’ennemi de son père. Il semblait alors à Pascal qu’une ombre descendait sur la jeune fille et qu’il la voyait vêtue de noir, le front penché sous de lourds ennuis, son beau visage creusé par le chagrin.
Elle marchait en silence, les yeux rougis et fixés vers ,1a terre, toute seule, comme abandonnée. Le chemin vert et fleuri avait perdu sa splendeur d’été. Les ar
bres dépouillés de leurs feuilles frissonnaient, noirs et froids, sous le vent d’hiver, et de ce tableau se déga
geait une impression de malheur. Comment se trouvaitelle ainsi seule ? Où était allé le père ? Qu’était devenu
le frère, ce violent et rude jeune homme qu’il n’avait qu’entrevu ? Comment la solitude morne s’était-elle faite autour de cette adorable enfant, et pourquoi pleurait-elle ? Ainsi que l’avaient annoncé ces misérables qui l’entouraient, le vieux Carvajan était-il l’auteur de ce deuil et de cette tristesse ?
Le cœur de Pascal se serra. Il se demanda, avec trouble, quel intérêt soudain il prenait à cette jeune fille, qu’il ne connaissait pas la veille. Il sentit une violente angoisse à la pensée qu’elle allait souffrir, et souffrir par un Carvajan. Devait-il donc lui, qui por
tait ce nom redouté, être maudit par elle? Lorsque entraîné par une irrésistible sympathie, il aurait voulu se courber à ses pieds, protester de son dévouement, accomplir des tâches surhumaines pour se faire remarquer et pour plaire, il se découvrait voué irrémédiablement à son aversion et à son mépris.
Le vieux marquis de Clairefont, l’athlétique et violent Robert disparurent de sa mémoire, il n’y eut plus qu’elle, incarnation unique de la famille; elle seule menacée, et dont on annonçait joyeusement la ruine ; elle, victime livrée à tous ces confédérés qui célé
braient leur prochaine victoire, et le félicitaient lui,
Pascal, qui déjà eût voulu les écraser, d’être arrivé pour assister à la curée.
Il releva le front avec le sentiment qu’on le regardait. Il vit en effet les yeux de ceux qui l’entouraient fixés sur lui avec surprise. Depuis quelques minutes, à la suite de ces paroles triomphantes lancées par Fleury, il se montrait absorbé, muet, la tête penchée sur la poitrine. Il passa la main sur son front, et, avide de savoir plus complètement ce qui se tramait contre Clairefont :
— Je vous remercie de votre bienvenue, dit-il en s’efforçant de montrer un visage souriant. Mais laissezmoi vous dire que j’arrive d’un pays où les intérêts qui vous mettent en mouvement paraîtraient bien mesquins. J’ai parcouru les provinces les plus sau
vages de l’Amérique, j’y ai vu des domaines de cent mille hectares, où pâturent des troupeaux innom
brables, gardés par des escouades de bergers à cheval.
En repassant au bout d’un an dans des pays que j’avais connus déserts, j’y ai découvert des villages poussés comme par enchantement. J’ai traversé à cheval des montagnes où l’argent est le caillou du chemin, j’ai longé des lacs de pétrole contenant de quoi éclairer l’Europe entière pendant dix années sans tarir. J’ai foulé des champs où la terre végétale a cinq mètres d’épaisseur, et où la paille du blé est haute à cacher un homme debout. J’ai assisté à la marche prodigieuse et ininterrompue du progrès, transformant tout un monde. Je reviens, au bout de dix ans d’absence, et je vous trouve ici occupés de la même intrigue, échauffés de la même haine, dévorés du même désir. Allons, on voit que tout est définitivement réglé, me
suré et établi, dans notre France, et que vous avez du temps à perdre. J’assisterai à votre amusette, puisque vous m’y conviez; mais je suis un peu blasé, je vous en préviens, je ne vous promets pas que j’y prendrai de l’intérêt.
Il partit d’un éclat de rire qui sonna faux à l’oreille de Fleury. Le greffier conçut un peu d’inquiétude. Il dévisagea ce fils qui traitait avec tant de dédain une affaire qui tenait si fort au cœur de son père. Il crut nécessaire de lui faire toucher du doigt le fond de