J’ai noté ce mot d’un observateur qui est un peu cousin de M. de la Palisse :
— Ah ! que je suis enchanté de ne pas vivre en Espagne ! Si j’y vivais, je ne vivrais peut-être plus !
Le fait est que les tremblements de terre ont semé quelque terreur dans la péninsule. C’est un Krakatoa
européen et les krachs financiers sont peu de chose comparés à ces krachs des éléments.
Tout le monde, il est vrai, ne s’en trouble pas.Nous parlions avec émotion de ces catastrophes devant un
enfant à qui nous disions qu’il était mort deux mille personnes dans ce lrémissement et ces crevasses du sol.
L’enfant réfléchit. (Cet âge est sans pitié!.. Ce n’est pas moi qui l’ai dit).
— Deux mille! fit-il. Alors si mon professeur m’interroge sur la population de l’Europe, je lui répondrai: «Elle est de 330 millions... moins 2.000!.. Usera joliment collé! »
Paris, du reste, se soucie plus des malheureux que ne le taisait cet enfant terrible. On organise une re


présentation à l’Opéra au bénéfice des victimes du


tremblement de terre. Je souhaite qu’elle réussisse et la moindre obole, en de pareils malheurs, est la bien
venue. Mais nos Français, qui ne sont pas tous des millionnaires,diront volontiers, comme un des personnages d’un drame de Vigny : — Eh! bien, et nous?
Vous, Parisiens, mes amis, ne vous plaignez pas trop. Il paraît que les fêtes du jour de l’an n’ont pas été fort brillantes. Les petites baraques des boule


vards n’ont pas fait fortune. J’ai vu sur l’une d’elles,


cette annonce : « Vente à 7/ 0/0 de rabais pour cause de krach ». Et ce qu’on vendait là, c’était la question de Formose et la question de Madagascar. Mais enfin, le sol de Paris n’a point tremblé, la butte Montmartre ne s’est pas fendillée sous des secousses volcaniques. Le Gymnase et le Vaudeville sont toujours à leur place et l’on n’a pas à craindre de voir un cratère s’ouvrir devant les Variétés. C’est déjà quelque chose, par le temps qui court, et il avait raison, cet autre : « Nous ne vivrions peut-être plus, si nous vivions en Espagne! »
En France, aucun tremblement de terre. Pas même un changement de ministère, un changement de ministre tout au plus. Le général Lewal, un tacticien
de premier ordre, remplace le général Campenon, qui est un bon soldat. Ce fut M. Lewal qui, au lendemain de la capitulation de Metz, résuma dans un livre demeuré fameux les opérations de l’armée du Rhin devant Metz. Les conclusions de l’ouvrage parurent si décisives qu’elles entraînèrent la mise en accusation du maréchal Bazaine, malgré M. Thiers qui s’en allait répétant :
— Bazaine est un grand homme de guerre! Il a livré la plus grande bataille du siècle!
— Ah! répétaient ceux qui avaient lu le livre de M. Lewal, s’il n’avait livré que cela!
Tous les officiers supérieurs de l’armée avaient fourni des notes à M. Lewal qui, de la sorte, avait pu
écrire un ouvrage définitif. C’était comme la clameur de haro de l’armée de Bazaine contre son chef. Le maréchal fut jugé comme on sait, et condamné.
Les Allemands étaient furieux de cette condamnation qui s’attaquait à leur gloire. On entendit un général prussien dire à Metz :
— C’est ce Lewal qui est cause de tout !
Ce général — s’il vit encore — ne sera pas enchanté d’apprendre que ce Lewal est aujourd’hui à la tête de l’armée française,mais je crois savoir que l’armée française n’en sera point fâchée, et c’est le principal.
Voilà le cadeau du jour de l an de la politique. Il y a aussi la victoire du général de Négrier mais nous n’en connaissons pas encore les détails à l’heure où
j’écris. L’année vagit encore et n’a point apporté, dans ses langes, un de ces gros événements qui passionnent l’attention. Mme Clovis Hugues elle-même paraît un peu oubliée, (mais le procès va la mettre au premier plan) et le banquet Manet n’a pas renversé l’Institut.
Car on a fêté Manet, ce fin et spirituel Manet mort si tristement et si jeune, et on l’a fêté chez le père Lathuille, qu’il avait illustré de son pinceau. Chaque convive a reçu, comme souvenir, une carte photogra
phiée représentant une œuvre de Manet, le Bon bock ou le Bar aux Folies-Bergère. On a probablement demandé, au dessert, — comme supplément — la tête de Cabanel, entre la chartreuse et les cigares. M. Cabanel ne s’en porte pas plus mal.
Evidemment, ces hommages sont louables. La fidélité à l’amitié est une veriu, et M. Proust a bien fait de saluer la mémoire d’un camarade de collège qu’il a vaillamment servi. Mais, à côté de l’hommage rendu à quelqu’un, en ces sortes de solennités, il y a toujours une protestation contre quelqu’un. Ce sont-là des ban
quets militants, comme ceux de 48. Tant mieux, après tout, et les batailles artistiques ne sont dangereuses pour personne. Les artistes n’y perdent rien et l’art peut y gagner.
Mais je ne sais pourquoi ces toasts de guerre me font penser à ce mot d’un peintre, entendu par moi le lendemain du 4 septembre, à l’heure où l’on avait toute autre préoccupation en tête que la peinture :
— Ah! ah! voilà donc enfin une révolution ! Nous allons voir ce qu’ils vont faire maintenant, les malins,
les Meissonier, les Gérôme!... tous ces arrivés par faveur !
Eh bien, mais, — vous l’avez vu, camarade. Ils ont toujours quelque succès. Et ils en auront encore, en dépit des renversements de gouvernements et des banquets réformistes artistiques.
Arnold Mortier, qui vient de mourir, s’était toujours très spirituellement élevé contre les ratés, qui élèvent le dénigrement à la hauteur d’un dogme. Jour
naliste très militant et, à l’occasion, très mordant, il eût toujours le respect des véritables gloires et le par
fait mépris des envieux. C’est bien pourquoi, depuis Emile Augier jusqu’à de moindres auteurs dramati
ques, et depuis Mme Judic jusqu’à des actrices moins célèbres, la plupart des célébrités du théâtre — qui avaient eu à compter avec lui, j’entends au moral — étaient là, dans cette allée du cimetière israélite de Montmartre, où l’on a conduit le Monsieur de l’orchestre.
Le Monsieur de l’Orchestre ! Ce fut une puissance pendant douze ans, dans le journal le plus lu de ce pays-ci, et je ne crois pas que Mortier ait jamais, de propos délibéré, contristé personne. C’est ce qu’a fort bien dit M. Ohnet dans une courte et excellente oraison funèbre.
Derrière le cercueil de Mortier marchait, particulièrement attristé, son collaborateur et son ami M. Van- Loo, qui avait écrit avec lui et M. Leterrier plus d’une féerie originale, entr’autres le Voyage dans la Lune qu’on a joué à la Gaîté, il y a quelques années, et le Petit Poucet qu’on y jouera bientôt. Chose navrante que ce coup double frappé par la mort sur deux colla
borateurs, deux amis, tous deux jeunes et sympathiques tous deux.
Lorsque M. Leterrier mourut, il y a quinze jours, Mme Mortier n’eut qu’une pensée, cacher la nouvelle de cette mort d’un camarade à Arnold Mortier pres
que agonisant. Elle lui lisait les journaux et prit soin de lui cacher que Leterrier n’était plus là. Mortier s’in
quiétait, en effet, ou semblait s’inquiéter de la façon dont il ferait répéter son Petit Poucet avec ses amis Leterrier et Van Loo !...
La dernière pièce à laquelle Mortier ait travaillé c’est le Train de plaisir ! Le titre était cruellement ironique, évoqué là auprès du cercueil de ce brave et
charmant garçon. Le Train de plaisir ! Train de plaisir pour l’éternité... Mais il y a eu cinq minutes d’arrêt,
funèbres, atroces... M. Albert Millaud avait offert provisoirement le caveau de sa famille en attendant que Mortier eût une tombe. Le cerceuil s’est trouvé plus long que le caveau et il a fallu que les fossoyeurs — là, sous les yeux de la famille et des amis — en
fonçassent avec des ahan la bière de chêne jaune... O Shakespeare! Le naturalisme de ses fossoyeurs d LIamlet était dépassé par les interjections de ces ou
vriers de la mort se disant l’un à l’autre : — Eh ! va donc ! Hardi ! Ça y est !
C’était horrible et je demanderais volontiers à ceux qui nous enterrent un peu de pitié et un peu de pudeur.
Quoi qu’il en soit, Mortier repose en paix et j’ai rarement vu autour d’une tombe autant de regrets sincères et de sympathies vraies.
Le procès de Mme Hugues sera jugé, sans doute, quand paraîtront ces lignes et la cause de
Denise sera bien près d’être gagnée,je veux dire que la pièce sera à la veille même d’être jouée. On annonce jusqu’à présent la répétition générale pour dimanche prochain dans la journée. Une répétition générale à huis clos. M. Dumas a bien raison; la répétition gé
nérale publique est trop souvent une leçon d’escrime donnée à l’adversaire qui étudie l’endroit où, le len


demain, il pourra frapper son homme — son maître — sur le terrain.


C’est effrayant de rencontrer un ami qui sort d’une répétition générale.
— Eh ! bien, la pièce de X ?
— Eh ! bien, c’est demain qu’on la joue! — Qu’est-ce que vous en dites ?
— Euh ! euh ! — Vous verrez, vous verrez! Vous savez que je suis trop son ami pour le juger!
Et la personne qui a rencontré l’ami de l’auteur d’aller partout répétant :


— Je viens de voir Z... Il n’a pas l’air très content et pourtant il aime joliment X !...


Ou si l’ami a déclaré que la pièce du lendemain était sublime et devait aller aux nues, la même indulgente personne de dire, çà et là :
Z., prétend que ce sera un grand succès! Mais il est suspect! Il aime tantX...!
Règle générale : défiez-vous des amis particuliers et des répétitions... générales, comme la règle.
Donc, pas de foule la veille, pour écouter Denise. Mais, le lendemain, il paraît que nous allons tous pleurer. Oh! à chaudes larmes! Et ce sera tant mieux!
Rien ne vaut une larme au théâtre. D’Ennery demande à tous les apprentis qui lui apportent une pièce : — Y a-t-il une scène à mouchoirs? Or, que devient une pièce à mouchoirs lorsqu’elle est maniée par un maître tel que Dumas? Tout le monde pleure, au théâtre, depuis Mlle Bartet jusqu’au pompier et quand le pom
pier pleure, c’est bon signe. Le pompier, ce n’est pas le Monsieur de l’orchestre mais c’est le feuilletoniste des coulisses. S’il essuie ses yeux, l’auteur n’essuie pas un échec.


On a d’ailleurs un peu trop raconté Denise. On a cité jusqu’à des mots, jusqu’à des phrases à effet! Dé


cidément le silence et la discrétion sont des qualités qui, si elles étaient bannies du reste de la terre, ne se retrouveraient pas, mais pas du tout, dans l’encrier des journalistes.
— Monsieur, me répondait un reporter, l’autre jour, si je ne racontais pas tout ce que je sais, qu’est-ce que je serais donc? Un diplomate!
Il avait raison; je lui ai fait mes excuses.
Les étudiants, qui ont fondé une association fraternelle ont, cette semaine, fait acte de vitalité en allant saluer M. Chevreul qui, né à Angers en 1786,
entre aujourd’hui dans sa quatre-vingt-dix-neuvième année. M. Chevreul a reçu avec bonté cette députa
tion de la jeunesse. C’est lui qui disait à M. Tirard,
alors ministre du commerce : « Monsieur le ministre vous voyez en moi le plus vieux des étudiants de France! »
M. Chevreul a cessé depuis l’an dernier de faire son cours de chimie au Jardin des Plantes. Il le faisait avec esprit et avec talent. Un de ses collègues à l’Ins
titut disait pourtant un jour : « Depuis 1840, Chevreul fait toujours la même leçon, mais elle est toujours in
téressante !... » Ne prenons pas au mot les savants lorsqu’ils parlent les uns des autres.
M. Chevreul pourrait être millionnaire. C’est lui qui a trouvé la stéarine, dont on a fait la Bougie de l’Etoile. La bougie de l’Etoile a trouvé la fortune et M. Chevreul et ses associés n’avaient rencontré que des déceptions. Mais le nonagénaire est riche et ne
regrette rien delà vie. Il vous parle de 1810 comme nous parlerions de 1860. « Je me rappelle... un soir...


c’était en 1808... » Et les histoires continuent avec une netteté admirable.


On rêvait de célébrer son ou sa centenaire par une fête tout à fait solennelle où tous les savants d’Europe seraient conviés. Mais on a trouvé què les cent ans de Chevreul seraient plus poétiques à célé
brer que ses quatre-vingt-dix-neuf ans. On a donc remis la manifestation à l’an prochain.
— On pourrait même la remettre à 1900, disait quelqu’un qui connait Chevreul. Chevreul est comme Victor Hugo : il est non seulement immortel mais indestructible ! Ainsi soit-il.
Perdican.


COURRIER DE PARIS