LA GRANDE MARNIÈRE(I)


(Suite.)
Autant le compagnon du comte de Provence était léger, sceptique, tout brillant des grâces un peu vicieuses du xvme siècle, autant le page du comte d Artois se montrait généreux,enthousiaste, et entraîné par le courant utilitaire des temps nouveaux. Son père,
qui était d’une aristocratique ignorance, le voyant étudier, se moquait d une application qu’il trouvait déplorablement populacière.
— A quoi vous destinez-vous donc, mon cher? disait-il à Honoré. Voulez-vous être industriel ou marchand? Il n’est qu’une science qui convienne à un homme de votre rang : c’est celle de bien vivre, et je crains que ce soit la seule qui vous manque. Je m’at
triste à vous voir les goûts d’un croquant... Vous
vous ferez du tort dans le monde, et vous nuirez à votre avancement... Il faut que vous ayez pris ces idées du côté de votre mère, qui a eu des drapiers dans sa famille, au temps de ce faquin de Cromwell...
Car, pour les Clairefont, ils n’ont jamais rien appris, si ce n’est à tirer l’épée et à dépenser noblement leurs revenus... Pour le reste, ils le savaient assez de naissance.
Ces sarcasmes ne convertissaient pas Honoré, qui se délassait, dans l’étude des sciences, de la vie fasti
dieuse qu’il menait à la cour triste et maussade du roi découronné. Il s’était pris de passion pour la physique et la chimie. Il avait rencontré un très savant profes
seur, retiré de l’Université d’Iéna, l’avait habilement attiré par ses prévenances, et passait avec lui, dans un cabinet aménagé en façon de laboratoire, des heures délicieuses. Son père, un matin qu’une explosion très forte s’était produite pendant une expérience, lui avait demandé railleusement ce qu’il fabriquait avec tant de tapage, et comme Honoré, qui redoutait beaucoup le marquis, demeurait muet :
— Si c’est l’élixir de longue vie, que mon ami le comte de Saint-Germain prétendait autrefois possé
der, vous ferez bien, mon cher, de m’en donner une petite bouteille, car je ne me sens pas dispos depuis quelque temps.
Le jeune comte s’inquiéta, prévint le médecin ordinaire de son père, mais tous les soins demeurèrent sans effet : le marquis mourut. Son seul mal était qu’il avait quatre-vingts ans.
A peine majeur, Honoré se trouva donc riche, libre, et passablement las de vivre en pays étranger. Fort peu soucieux de faire laide figure à Louis-Philippe, et de bouder, lui sixième, dans les salons d’un pauvre prince presque en enfance, il rentra en France et cou
rut revoir Clairefont. L’air du pays lui causa une ivresse singulière, et il se sentit vraiment jeune, vrai
ment vivant, ce qui était assez nouveau pour lui. Il eut une montée de sève inattendue, pensa moins à ses alambics, délaissa son laboratoire, et eut fantaisie d’aller passer l’hiver à Paris.
Le marquis était mort un peu trop tôt. S’il eût vu Honoré souper, jouer, et le reste, il eût emporté la conviction consolante que le nom de Clairefont n’était point tombé à un grimaud. Le jeune homme fut du Jockey-Club, alors à son origine ; il fit courir, eut un pied dans les coulisses de l’Opéra, et, son revenu ne lui suffisant pas, entama gaillardement le capital.
Il allait passer, tous les étés, deux ou trois mois à Clairefont, à l’époque des chasses, et stupéfiait la Neu
ville par le luxe de ses équipages et la splendeur de ses réceptions. Les bruits les plus extraordinaires cir
culaient sur les fêtes que donnait à ses amis le jeune seigneur du pays. On racontait qu’il s’était bu, dans un seul dîner, quatre-vingts bouteilles de vin de Champagne, et que des femmes, habillées en hommes, pre
naient part aux battues du château. L’une d’elles avait même logé une charge de plomb dans les mollets d’un traqueur, en tirant un chevreuil. Et le blessé avait été gratifié de deux mille francs pour sa peine ; une petite fortune! Tous les paysans en rêvaient, et maintenant
s’aventuraient imprudemment les jours de chasse, pour tâcher d’avoir même aubaine.
Le marquis Honoré était un beau garçon, de moyenne taille, blond, avec des yeux bleus très doux. Quand il traversait la petite ville, conduisant son tilbury, et faisant, au trot sonore de ses deux chevaux, vibrer les carreaux des maisons, plus d’une femme risquait un œil à la fenêtre. Bien des cœurs battaient pour lui en
secret. Mais qu’espérer d un élégant qui passait pour avoir à Paris des bonnes fortunes miraculeuses, et retenir, par les mêmes chaînes de fleurs, les comédiennes célèbres et les fières grandes dames ? Cepen
dant un événement se préparait, qui devait avoir un grand retentissement dans le pays et exercer sur la destinée du marquis une influence considérable.
Dans la rue du Marché, auprès de la fontaine publique, dont le rejaillissement continuel piquait la pierre des murs d’une moisissure verdâtre, s’élevait une étroite maison basse, à pignon aigu et penchant, aux fenêtres à guillotine garnies de carreaux verts, bossués au centre d’un cul de bouteille. Au-dessus de la porte, sur un tableau noir, étaient écrits ces mots :
Gâtelier, marchand de fourrages, sons, recoupes et avoines. La petite boutique, au rez-de-chaussée, était encombrée de sacs de grains, et, dans un vaste casier appliqué à la muraille, des bocaux d’échantillons rarement remués rancissaient sous la poussière. Cet humide et triste réduit, où le soleil n’entrait jamais, pa
rut cependant lumineux au marquis. C’était un jour de marché ; sa voiture avait été arrêtée par un encombrement ; il laissa tomber un regard distrait sur cet inté
rieur sombre, et resta ébloui. Assise auprès de la fenêtre relevée, travaillant à un ouvrage de broderie, une jeune fille, blonde comme une madone de Raphaël, le teint blanc, la bouche rêveuse et tendre, les yeux bleus ombragés par de longs cils châtains, lui apparut pleine de la grâce délicate et charmante d’une fleur qui languit sans air et sans soleil.
Les charrettes qui barraient la rue s’étaient éloignées, les paysans qui débattaient le prix d’une vente à grand renfort de cris et de tapes dans la main,
avaient gagné le cabaret voisin, le passage était libre, les chevaux du marquis, ne voyant plus d’obstacles, piaffaient d’impatience, et cependant il restait là,
les yeux fixés sur cette fenêtre où rayonnait cette exquise beauté, oubliant où il était, se souciant peu d’être observé, méprisant les commentaires des bour
geois de la ville, tout à son admiration, et pris d’un ardent désir de descendre, d’entrer dans cette pauvre boutique, pour se rapprocher de celle qui venait de le troubler si profondément. Une aigre sonnette mise en
mouvement par l’huisserie l’arracha désagréablement à son extase. Il jeta un regard chagrin sur la rue sale,
sur la maison vieille et noire, se demandant par quelle ironie de la destinée cette perle se trouvait dans ce bourbier. Il ressentit alors une sorte de commotion magnétique. Un homme venait de paraître sur le seud, s’était appuyé au chambranle delà porte, et de là, fai
sait peser sur le marquis le regard provocant de ses prunelles jaunes. M. de Clairefont, du haut de son siège, dévisagea cet audacieux. Il le vit petit, maigre,
noir, avec une figure chafouine, éclairée par des yeux d’une vivacité extraordinaire. Il était vêtu comme un ouvrier, d’une veste de ratine grise et d’un pantalon de velours vert usé aux genoux. Au même moment, la jeune fille leva la tête, et aperçut Honoré arrêté de
vant la maison. Elle rougit, se détourna, affecta un air i indifférent, et quittant sa haute chaise, elle s’enfonça dans les profondeurs obscures de la boutique. Le marquis l’entendit qui disait d’une voix douce et chantante :
— Carvajan, au lieu de regarder dans la rue, terminez donc vos expéditions...
Le commis secoua son front basané, comme pour en chasser de pénibles pensées, tourna une fois encore vers le marquis son visage sombre et menaçant, puis lentement, il laissa aller la porte qui retomba avec un bruit de carreaux ébranlés. Honoré toucha ses che
vaux, et, se tournant vers son domestique qui était assis impassible, les bras croisés, sur le siège de derrière :
— Quelle est donc cette jolie fille ? dit-il en affectant un air insouciant.
-— C’est la demoiselle au père Gâtelier, monsieur le marquis. Oh! elle est bien connue dans le pays; elle
s’appelle Édile... Mais elle est plus habituellement nommée la belle grainetière... — Sage ?
— Oh! monsieur le marquis, tout à fait honnête... Le père a du bien, et elle pourra, si elle a de l’ambition, épouser au moins un huissier...
— Èt ce gars à museau de renard qui était sur le pas de la porte ?
— C’est Carvajan, le garçon de magasin... Un finaud et un robuste ouvrier, qui fait marcher la mai
son, car le père Gâtelier est plus souvent au cabaret qu’à ses affaires...
Le marquis fit un signe de tête indiquant qu’il savait tout ce qu’il lui plaisait d’apprendre, et le laquais bien stylé reprit son solennel mutisme.
Honoré, les jours suivants, repassa par la rue du Marché. Il inventa des prétextes pour s’en aller en ville. Il descendait à pied par la côte raide qui con
duit de Clairefont à la Neuville, et, avec étonnement,
les bourgeois le rencontraient flânant, sa canne sous le bras, d’un air absorbé. C’étaient des commérages sans fin. Pour quel motif le marquis se promenait-il dans ces rues pavées avec des cailloux féroces qui brisaient les pieds, quand il avait les allées moelleuses de son parc? Pour qui venait-il ainsi?
Carvajan le savait bien, lui qui, du haut d’une lucarne, guettait les marches et les contre marches du jeune homme. Il avait, dès le premier jour, eu l’ins
tinct qu’il en voulait à Édile. Et une haine subite, farouche, implacable, s’était allumée dans son cœur.
Il s’était senti menacé à la fois dans son intérêt, qui était de succéder à son patron, et dans son bonheur, qui eût été d’épouser cette charmante fille. Et ce plan,
soigneusement élaboré depuis dix ans qu’il était entré chez le père Gâtelier, Carvajan le voyait compromis par le caprice d’un grand seigneur. Il pâlissait de rage en entendant sur le pavé de la rue du Marché, pendant les heures mortes où tous les habitants étaient enfer
més chez eux, accablés par la chaleur, le pas net et audacieux du marquis. Il couvait des vengeances ter
ribles, et dans son grenier, la tête penchée sur la rue, il ne quittait pas des yeux son ennemi, songeant qu’un moellon, croulant du haut pignon de la vieille maison, pourrait terminer providentiellement l’aventure. Et, de ses doigts crispés, il labourait inconsciemment la muraille. Un jour, un fragment de plâtre, en tombant sur l’épaule du marquis, lui fit lever la tête, et, dans l’ombre de la lucarne, il découvrit une figure crispée éclairée par deux yeux de tigre en embuscade. Honoré comprit le danger, et, depuis, il passa de l’autre côté de la rue. Il avait reconnu l’homme qui s’était posé, le premier jour, devant lui comme un adversaire.
Il s’informa, et apprit que le commis de Gâtelier était le fils d’un bas officier espagnol entré en France à la suite du roi Joseph, en 1813, et nommé Carvajal.
Le Joséphin s’était fixé à la Neuville et y avait vécu pauvrement en faisant des écritures. Carvajal Juan s’était, dans la prononciation familière des bourgeois du pays, contracté en Carvajan, et le nom ainsi dé
formé était devenu d’usage courant. Mais si, de son
père, Jean avait hérité un nom francisé, il n’en avait pas été de même pour le tempérament et le caractère. Intelligent, et relativement instruit, Jean, de par son origine, se montrait passionné, violent et vindicatif.
Il était homme à attendre patiemment pour frapper son ennemi et, l’instant venu, à l’égorger voluptueusement et sans merci.
Il était entré chez Gâtelier à seize ans. Il avait promptement découvert dans le commerce des grains un puissant moyen d’action sur les populations des campagnes. Ambitieux, il ne bornait pas ses désirs à l’édification d’une fortune : il rêvait de se créer une situation importante dans le pays. Avec une grande finesse, il s’était rendu compte de l’évolution sociale qui se faisait en France. Il avait prévu l’avènement de la bourgeoisie. Il voulait être bourgeois, devenir ri
che, et tenir tout l’arrondissement dans sa main. Le marquis Honoré se heurtait donc à un adversaire redoutable, et ne s’en doutait guère.
L’assemblée de la Neuville, qui a lieu le jour de la Saint-Firmin tomba, cette année-là, le dimanche 5 septembre. C’est, dans cette petite ville, une occasion non seulement de se donner du plaisir, mais en
core de traiter des affaires Les gros propriétaires et les fermiers du canton viennent à la foire, qui dure
(1) Tous droits de reproduction et de traduction réservés. S’adresser pour traiter à M. Paul Ollendorff, éditeur, 28 dis, rue Richelieu, à Paris.