quatre jours, et il s’y fait un important commerce de chevaux, de bestiaux, et de considérables achats de céréales. Le père Gâtelierde tout temps avait fait ses approvisionnements de l’hiver à la foire Saint-Firmin. Il voyait là les cultivateurs et, devant une table du
café du Commerce, il passait ses marchés, à coups de petits verres. Pendant ces trois jours, le grainetier ne dégrisait pas et, phénomène particulier, plus il était ivre, et moins il était accommodant. A mesure que sa bouche s’ouvrait, sa bourse se fermait. Aussi on disait en manière de plaisanterie : Quand le père Gâteher est arrosé, son vendeur est à sec. Le troisième jour, le bonhomme était rond comme une futaille, et ses achats étaient terminés. On le rapportait alors chez lui, et il pouvait cuver en paix toutes les tasses
de café et toutes les topettes d’eau-de-vie qu’il avait absorbées.
Pendant que les vieux faisaient leurs affaires, les jeunes s’occupaient de leur plaisir. Et le bal ne dé
semplissait pas. C’était alors sous une tente dressée devant la mairie que les danseurs prenaient leurs ébats.
Toute la bourgeoisie de la Neuville y venait, et les grands propriétaires voisins y paraissaient par une fa
milière condescendance pour leurs fermiers, dont les femmes et les filles rêvaient de cette fête pendant toute l’année. Il était de tradition d’y danser au moins une fois, et Carvajan pensait en frémissant que le jeune marquis allait pouvoir s’approcher d’Edile, l’inviter, lui parler, sans qu’il pût, lui, d’aucune façon, intervenir.
A sa grande surprise, le samedi, premier jour de la fête, Honoré ne parut pas au bal. Il se montra sur la place, causa avec ses fermiers, fut empressé auprès de leurs filles, dépensa de l’argent à toutes les bouti
ques établies en plein vent, distribua ses acquisitions aux enfants qui se pressaient autour de lui, trouva un
mot charmant pour tous, un sourire aimable pour toutes, et se retira en prétextant une violente mi
graine. Edile rit, dansa, se divertit, avec une liberté d’esprit si grande que Jean, délivré de ses appréhen
sions, ne se contraignit plus, et s’amusa. Il en vint à croire que le caprice du marquis n’avait eu qu’une durée éphémère, et que quelque autre fantaisie le lui
avait fait oublier. Il reprit de la confiance et retrouva de l’espoir. Il se railla lui-même; n’avait-il pas cru son avenir compromis, son bonheur perdu ? Il montra une gaieté inaccoutumée.
Le dimanche, il se livra aux jeux d’adresse préparés pour les jeunes gens, avec l’ardeur passionnée qui lui était naturelle, et gagna plusieurs prix. Le marquis n’avait pas paru de la journée : on le disait malade. Carvajan fut, pendant quelques heures, complètement heureux, le cœur élargi, les nerfs vibrants, la voix éclatante. Il dansa avec une sorte de furie, infatigable, et conduisant la fête. A minuit, au moment où le bal était dans toute son animation, il chercha Edile pour l’inviter et ne la rencontra pas. Il fit le tour de la place, la demandant à tous les amis du père Gâtelier.
Nul ne l’avait vue. Les jambes de Carvajan devinrent tremblantes, sa vue se troubla, une horrible palpita
tion l’étouffa. Il eut le pressentiment qu’il avait été joué, et que l’absence du marquis n’était qu’une feinte.
Il courut au café du Commerce et trouva son patron
incapable d’assembler deux idées, hors d’état de faire deux pas. Il se précipita vers la rue du Marché, espé
rant qu’Édile, fatiguée, était rentrée à la maison. Il regarda de loin la façade et la vit toute noire ; aucune lumière dans la chambre de la jeune fille. Il entra, monta l’escalier, qui sonna lugubre sous ses pieds, frappa à la porte, et n’obtint aucune réponse. Il de
meura un instant dans cette obscurité et dans ce silence, égaré, sans idée, entendant son cœur battre à coups précipités et sourds. Puis, écrasé par son impuissance, il se laissa tomber sur les marches et pleura de rage autant que de chagrin.
Il resta ainsi longtemps, écoutant au loin la rumeur de la fête, les fanfares amorties de l’orchestre, rou
lant de terribles projets de vengeance. Puis une idée se fit jour dans son cerveau obscurci par la colère. Edile était peut-être à Clairefont : peut-être était-il encore temps de l’arracher au marquis. Il redescendit avec rapidité, et prit à toute course le chemin escarpé du plateau. Il ne mit pas plus d’un quart d’heure à gravir la rude montée, arriva comme un fou à la grille qu’il trouva ouverte, et s’élança dans la cour. Une
voiture attelée de deux vigoureux postiers stationnait devant le château, Il entendit la portière se fermer avec un claquement qui lui répondit au cœur, et, comme le cocher allait rendre la main à ses chevaux, il se précipita. Dans l’intérieur obscur de la voiture, deux formes confuses s’offrirent à lui : celles d’un homme et d’une femme. Il poussa un rugissement et, saisissant la poignée de la portière, il l’ouvrit en criant :
— Édile !
Une exclamation étouffée lui répondit; au même moment une main nerveuse le prit au collet et le jeta en arrière pendant qu’une voix impérieuse disait :
— Marchez donc!
Carvajan comprit que tout allait être fini, que deux tours de roues devaient suffire à mettre entre celle qu’il aimait et lui un abîme infranchissable. Il fit un suprême effort, s’élança à la tête des chevaux en hurlant :
— Édile, descendez!... Il en est temps encore... Je ne vous laisserai pas partir.
Les postiers, cabrés, secouaient avec impatience les gourmettes d’acier de leurs mors. La même voix, agitée par un commencement de colère, reprit :
— Finissons-en! S’il ne s’éloigne pas, coupez-lui la figure avec votre fouet !
Le bras du cocher se leva : un sifflement se fit entendre, et Carvajan, la joue ensanglantée, la poi
trine meurtrie par le timon de la voiture, roula sur le pavé.
Quand il revint à lui, la cour était sombre et silencieuse, et, comme deux étoiles, s’éloignant sur la route de Par s, brillaient les lanternes de la voiture qui emportait Édile et son séducteur. Carvajan se releva, et le cœur serré, les yeux secs, il redescendit à la Neuville, rentra à la rue du Marché, où le père Gâtelier venait d’être rapporté. Il alla à son maître, le secoua pour le réveiller, lui cria dans les oreilles que sa fille était partie, qu’elle s’était fait enlever par M. de Clairefont.
— Enlevée! m’entendez-vous? hurla-t-il en enfonçant ses doigts dans le bras du vieil ivrogne. Enlevée par ce misérable...
— Ah! ah! enlevée, hoqueta Gâtelier, dans le cerveau duquel traînaient encore des lambeaux d’idées commerciales... Enlevée... Mais tu sais, Carvajan, le transport, comme dans toutes nos livraisons, à la charge du preneur !
Le garçon de magasin laissa tomber le malheureux, qui se rendormit d’un lourd sommeil, et, montant dans son grenier, il se jeta sur son lit, dévoré de honte et de colère.
(A suivre.) Georges Ohnet.


LES DRAMES DE LA FORÊT


BRACONNAGE
Le renard n’aurait-il pas le droit de se révolter de la qualification qui dérive pour lui du charmant dessin dans lequel le crayon de notre collaborateur Bellecroix le représente ? Il serait effectivement mal
venu à offrir la somme de 28 fr. 75 au maire de son endroit pour en obtenir le permis auquel nous devons
de pouvoir nous parer du beau titre de chasseurs, et il se verrait opposer tout au moins sa position de ré
cidiviste qui le rend indigne de ce morceau de carton. Mais il pourrait revendiquer à son tour des droits bien antérieurs aux nôtres sur la plaine et sur la forêt; il y régnait bien avant que nous ayons songé à les découper en morceaux pour les attribuer à Pierre ou à Paul ; il prélevait sa dîme sur le poil et sur la plume à une épo
que où l’idée ne nous était pas encore venue d’en faire partie intégrante de cette propriété que nous venions d’imaginer ; d’après les strictes règles du droit nous
serions les braconniers et non pas lui. Les bêtes étant les philosophes pratiques par excellence, le renard doit accepter sans murmure l’axiome de la force pri
mant le droit; il en redoute les manifestations, mais parfaitement indifférent à notre opinion, il sera insensible à l’épithète.
Bien que, comme les autres, il ne fasse, en somme, qu’obéir aux suggestions de son estomac, cette épithète, nul autre animal ne la justifie aussi bien que lui.
Le loup est le type du brigand, du pillard du moyenâge; très rusé aussi, encore plus cruel, amoureux d’assauts et de carnage, il se rue sur sa proie parce que la faim le talonne,mais la volupté du sang répandu a sur lui un tel empire, que ces tenaillements de ses entrailles, il les oublie pour en savourer l’ivresse.
Le renard est un simple voleur, moins puissamment armé et très intelligent ; il comprend que chez lui la ruse doit primer l’audace ; s’il lui arrive de tuer pour tuer, comme par exemple lorsqu’il pénètre dans un poulailler, ce sera beaucoup moins avec la rage san
guinaire de son confrère que par convoitise, parce qu’il se figure pouvoir emporter les victimes qu’il accumule. Le plus souvent il se contente d’une proie toujours péniblement et laborieusement conquise.
Il faut avoir inventorié le terrier d’un renard pour se faire une idée de la quantité et de la variété de mammifères et d’oiseaux qui sont ses tributaires. Ce terrier, — ordinairement un ancien terrier de lapin qu’il a approprié à son usage personnel, après en avoir mangé le propriétaire, procédé qui est en train de faire son chemin dans notre monde, — est divisé eu trois parties. On rencontre d’abord, la maire, sorte de vestibule qui sert de salle d’attentè et de récréation où la renarde amène ses petits et d’où elle écoute s’il n’y a pas danger pour eux de s’ébattre au dehors; puis vient la fosse qui est à la fois le garde-manger et la boîte aux.... épluchures et enfin l’accul qui représente la chambre à coucher de la famille. Nous avons trouvé dans une fosse des débris de lièvres, de lapins, de chevrillards, des ails de faisan, de perdrix, de dix ou
douze variétés d’oiseaux, des plumes d’oie, de canards, de poules et jusqu’au bras d’une poupée de peau que la mère avait probablement rapportée au logis en un
jour de disette pour tromper le désœuvrement ou la fringale de son intéressante famille ! Cet amoncellement de pièces de conviction nous a rendu absolu
ment insensible aux plaidoyers par lesquels quelques
bonnes âmes, sous prétexte qu’aux jours du carême le renard détruit quelques taupes et quelques hannetons, ont cherché à nous attendrir sur sa proscription.
Le trait le plus caractéristique du tempérament de cet animal est la prudence. Le loup, qui ne se risque cependant jamais à l’aventure, est un écervelé auprès de lui. Quand il chemine sous le couvert, le nez et les oreilles, sans cesse en action, interrogent la brise avec toute l’acuité de ces deux sens chez lui d’une finesse merveilleuse ; en même temps, il est attentif à chacun de ses pas, ne posant son pied que là où il ne rencontrera ni une brindille de bois mort qui, en cra
quant, ni un caillou qui, en bruissant, avertiraient de sa présence. Fut-il pressé par les chiens, jamais il ne négligera d’éclairer le sentier qu’il faut traverser à découvert. Il faut l’œil d’un homme exercé pour dis
tinguer dans les broussailles ce museau pointu qui
les a écartées avec tant de précautions que c’est tout juste si leurs tiges ont frissonné. Si le routin est étroit, il le franchira d’un bond, un éclair qui passe ; plus large, il trottine en se rasant, il rampe, il s’a­ platit sur le sol et son corps, allongé de sa queue, semble avoir des dimensions qui ne sont pas les siennes.
Comme ses émules les bipèdes, le renard est un noctambule. Sa prédilection pour l’obscurité des nuits lui est imposée par plusieurs raisons. Le sommeil de
quelques unes de ses victimes ordinaires peut les lui. livrer plus aisément; d’autres ont été réduites par les persécutions de l’homme à faire de la nuit le jour,
après avoir fait du jour la nuit, et ce n’est que lorsque les ombres enveloppent la terre qu’il peut les rencon
trer; enfin, lui-même il se sent plus en sûreté contre nos embûches dans les ténèbres.
Qu’il ait reposé dans un gîte ou dans son terrier, il les quitte toujours lorsque finit le crépuscule, et que les étoiles commencent à piquer de leurs pointes de feu la voûte assombrie. S’il sort de son domicile souter
rain, après avoir écouté dans le maire, il s’élance au dehors avec une brusquerie susceptible de dérouter celui qui l’attendrait et ne ralentit son pas que lorsqu’il peut se croire à l’abri. Curieux démenti, donné par un animal sauvage à ceux qui qualifient de « ridicule » l’opinion prêtant aux bêtes une certaine intelligence.
Une fois dehors et en dehors de nos observations, il est très probable qu’il se recueille et dresse le plan de la campagne de la nuit. Aura-t-elle le bois pour théâtre ou bien la plaine? Pour objectif le poil plutôt que la plume? Il doit se décider tantôt d’après les premières pistes qu’il rencontre, tantôt d’après des inves
tigations antérieures. Si, en battant l’estrade, dans les nuits précédentes, il a reconnu quelque partie faible
dans le rempart qui protège les volailles de quelque
ferme voisine, il résistera difficilement à la tentation de l’explorer de nouveau; autrement, il se mettra en quête de gibier et de fortune.