NE revenons plus, s’il vous plait, sur le revolver de Mme Hugues et sur la pre
mière à sensation aujourd’hui oubliée. Je n’en noterai qu’un mot sorti de la bouche d’Henri Rochefort qui ne savait où se placer, dans le prétoire :
— Tiens, ordinairement, j’ai pourtant ma place marquée ici. Mais c’est sur le banc des accusés.
On a ri — et le journaliste a pu prendre place à quelques centimètres des juges.
Depuis notre dernière causerie, dans la nuit même qui a précédé l’acquittement de Mme Clovis Hugues, le revolver, (ce revolver dont j’ai dit que je ne parle
rais point) a encore fait des siennes dans Paris. Le télégraphe a appris au monde entier que deux offi
ciers de paix — devenus officiers de guerre — ont,
dans les bureaux du Cri du Peuple livré une véritable bataille et voilà, pour les amateurs d’émotions de cour d’assises, une journée d’émotions encore dans l’avenir. Préparez vos demandes de billets ! Il y aura foule aussi pour cette autre première-là !
J’ai quelque honte d’entretenir toujours les lecteurs de ces scandales. On est plus habitué, d’ordinaire, à trouver dans un Courrier de Paris des nouvelles mon
daines et des événements souriants que des tragédies de ce genre. Mais tout ce qui est aimable paraîtrait fade aujourd’hui et l’attention publique n’a, pour se distraire que drames sur drames : les frères Ballerich après Mme Hugues et qui encore après les frères Ballerich ?
Quelques uns ont déjà crié :
— C’est la faute de la République !
Comme on disait autrefois : C’est la faute à Voltaire ou : C’est la faute à Rousseau !
A quoi un journal républicain a répondu bien vite : — Non ! C’est la faute de la passion humaine. Caïn ne sortait pas des écoles laïques, et pourtant il a tué Abel !
L’argument est curieux, on l’avouera, et il est spécieux aussi. Il ne vaudrait guère la peine d’avoir inventé l’imprimerie, la vapeur, le télégraphe, le télé
phone — et une infinité de petites choses utiles que Caïn ne connaissait point — si nous devions en être encore, en 1885, à la moralité et à la douceur du temps de Caïn.
Mais, bah ! en matière de polémiques, on n’y regarde pas de si près. On se sert de tout pour s’en faire une arme ; on se sert même quelquefois de la raison, et même aussi, plus souvent, de la calomnie et des car
touches à balles. N’ai-je pas, en fait de polémiques bizarres, lu dans le journal la Défense, que la jeunesse était perdue, — ce qui s’appelle finie — parce que M. Hubert de la Rochefoucauld fait des tours de trapèze dans les représentations du Cirque Molier !
La question du Cirque Molier a même pris, pour le journal la Défense — une Défense « d’attaque » — les proportions d’un événement social. « O abomination
de la désolation ! La clownerie devenant un idéal pour les gens du monde! Les barres parallèles constituant un des passe-temps des gentilshommes français ! Le descendant de l’illustre auteur des Maximes disputant à Léotard ses lauriers sur le sable d’un cirque!... » Ainsi gémissait la Défense, et j’avoue que ses gémissements ne m’ont pas beaucoup touché.
Quelle est la maladie de la race française, à l’heure où nous sommes? L’anémie. Contre quel défaut réagit la gymnastique? Contre l’anémie précisément. Eh!
bien, vive le cirque Molier, qui proclame la nécessité de la force et célèbre hardiment la gloire du muscle !
Du reste, on aura beau faire, ce cirque Molier est passé dans les mœurs. Il a ses fanatiques, il a son pu
blic. On se bat pour y entrer, et on a vu naguère qu’on se bat même aussi lorsque l’on en sort. Les in
vitations en sont recherchées par les mondains comme — une édition princeps par les bibliophiles.
Une petite carte rose, avec un croquis en tête représentant une amazone, la cravache aux doigts, fai
sant faire, le long de l’arène, la haute école à son cheval. Puis trois lignes d’invitation :
« M. Molier prie M*** de lui faire l’honneur de venir assister à la soirée équestre qu’il donnera, 4, rue Benouville le... à huit heures 1/2 précises. Et ces avis :
« Réponse s’il vous plaît.
« Cette invitation étant exclusivement personnelle, prière de la retourner si vous ne pouvez en profiter. »
Inutile de dire qu’ils sont fort courus et très rares
ces jolis morceaux de papier rose et que ceux qui er reçoivent se gardent bien de n’en point profiter. Toul Paris est là, en frac, en toilette, et l’Opéra d’autrefois n’était pas plus élégamment peuplé que le Cirque au
jourd’hui. Et la Défense aura beau dire, beau écrire et beau faire, les représentations du cirque Molier seront pendant longtemps encore — pendant le plus longtemps possible — une des distractions et des attractions de Paris. La santé du corps fait la santé de l’esprit — et vivent les barres parallèles !
On sait que les décors qui entourent ce cirque, (posadas espagnoles ou miradores ou terrasses ou por
tiques d’Alhambra) proviennent de la décoration de la fameuse fête de Murcie. Ainsi finissent les accessoires des kermesses de charité. La grande manifestation que prépare la presse française en faveur des pauvres n’aura point, je pense, à s’inquiéter des décors, mais je ne crois pas qu’on ait jamais vu pareille unanimité et pareil empressement. Voilà qui doit, je pense, réhabi
liter un peu les écrivassiers dans l’esprit de M. Joseph Prudhomme.
La presse française donnera donc une fête, publiera un volume et lancera une loterie au bénéfice des pauvres gens. Trois bonnes œuvres pour une et on ne saura jamais combien cet hiver, qui manque de luxe, hélas! devra d’animation, de mouvement et d’entrain, à l’œuvre collective de la presse.
Car, — il faut bien l’avouer — l’élégance perd, à Paris, un peu de terrain et le laisser-aller en gagne un peu trop. Les nouveaux directeurs de l’Opéra, en présence de la composition nouvelle des salles ont été contraints de prendre un parti décisif. Ils ont fait im
primer sur les billets de leur théâtre cet avis, en lettres assez grosses : « On ne sera reçu qu’en tenue de soi
rée. » Oui, frac obligatoire. On venait trop souvent en veston. MM. Ritt et Gailhard redoutaient le mo
ment où l’on viendrait à l’Opéra en tricot de laine ou en gilet de flanelle. Ils ont coupé court à l’invasion du sans-gêne. Ils ont décrété la nécessité du frac.
Et ils ont bien fait. L’aspect des salles nouvelles de l’Opéra devenait lamentable. On se serait cru parfois aux Folies-Bergère. Le high life en semblait exclus. Les nouveaux directeurs se révoltent contre le veston et le chapeau mou et ils ont raison. Peut-être la représentation de Tabarin ouvrira-t-elle une ère nou
velle, plus élégante et plus brillante. Je le souhaite pour l’Opéra, en vérité, et pour Paris lui-même.
Lefameux Théâtre-Italien, qui va redevenir Théâtre des Nations et repasser des mains de M. Maurel aux mains de M. Ballande avait été inventé, créé par une partie de la haute société parisienne — et internatio
nale — pour protester contre le méli-mélo ou le potbouille de l’Opéra. « Enfin, s’écriaient les chroniqueurs mondains, le soir de l’ouverture des Italiens, on aura donc un endroit à Paris où l’on pourra, comme en un salon, se retrouver, le soir! » On ne s’y est pas re
trouvé longtemps et le salon a été fermé vite, après avoir dépensé pas mal d’argent pour son éclairage. Pourquoi, puisque M. Maurel a perdu la parole, Mme de Poilly et les mondaines qui furent les marrai
nes du Théâtre Italien ne se retrouveraient-elles pas à l’Opéra, plus central que le théâtre du bord de la Seine ?
L’ukase de M. Ritt aura sans doute produit un bon effet sur les toilettes et cette loi somptuaire va peutêtre ramener l’élégance, la mode, et, pour tout dire, le chic à l’Académie nationale de musique. Ah ! si M. Molier y voulait transporter son Cirque, les noms les plus huppés et le public le plus choisi s’y retrouve
raient bien vite ! Car on sait fort bien qu’à l’Opéra la question musicale n’est que secondaire. Ecouter y est le prétexte et regarder est le but.
— Comme je suis sourd, disait le vieux marquis de C... je ne vais jamais qu’à l’Opéra, le seul théâtre où, quand on tient une lorgnette, on n’a pas besoin d’oreilles !
On a, ces jours derniers, tour à tour parlé de la polémique de M. Ranc avec M. Judet, du banquet offert par le club des Mirlitons, place Vendôme, à M. Henri Meilhac pour célébrer sa croix d’officier de la Légion d’honneur, de pauvres nègres qu’on exhibe aux Folies-Vivienne sous ce nom de tapageur « les soldats du mahdi » et aussi, et encore, et toujours, du mariage possible de Mme Sarah Bernhardt avec un riche Anglais qui l’emporterait, à millions tendus, dans quelque manoir d’Irlande ou quelque montagne d’Ecosse. Si bien qu’on n’entendrait jamais plus parler à’Elle, jamais, jamais... Jusqu’au jour où l’on appren
drait, sans étonnement, qu elle a, pour se distraire, fait flamber le manoir irlandais ou fait sauter la mon
tagne écossaise avec une provision de dynamite : simple manière de se rappeler au souvenir des Parisiens. Un petit bonjour, en passant.
Je ne crois guère, je l’avoue, à ce mariage nouveau. Mais les journaux ont fait semblant d’y croire pour s’assurer au moins un peu de copie intéressante que ne leur donnerait pas la mort du prince Léon Radziwill, aide-de-camp de l’empereur de Russie ou les Mémoires prochains de la comtesse Stéphanie Tascher de la Pagerie, dame d’honneur de l’impé
ratrice Eugénie. Je déclare que les Mémoires de Mme Tascher de la Pagerie excitent déjà ma curiosité. Nous allons avoir maintenant, sur le second empire,
plus d’une pareille confidence intime. Après quinze ans passés, on peut bien commencer à tout dire.
Mme Carrette a, nous assure-t-on, en portefeuille des Souvenirs des Tuileries et, quel qu’ait été le succès de son dernier roman, ces souvenirs de celle qui fut la séduisante lectrice Mlle Bouvet piqueront l’intérêt bien plus encore.
Tout ce qui touche aux grands de la terre, comme dit Baron dans la revue des Variétés, passionne pro
fondément les petites gens et nous aimons à pénétrer, conduits par quelque bon guide, dans ces palais où nous n’entrons pas. C’est ce qui fait le succès, par exemple, des indiscrétions du comte Vassili sur la Cour de Vienne, indiscrétions qui ont amené l’inter
diction en Autriche de la .Revue Nouvelle de Mme Adam. Qui est ce comte Vassili ? On n’en sait rien. Un Russe? Peut-être. Un Français? Probablement. Un diplomate? Sans doute. Un écrivain? Certainement.
Quoi qu’il ait dit de piquant, ce comte Vassili, il n’a rien dit d’aussi cruel contre la cour de Vienne que ce que nous raconte le télégraphe : ia comtesse Wilhelmine Fesletico ayant été invitée au dernier bal de la Cour, s’est vu refuser, à Pesth, l’entrée du château royal par un chambellan « parce qu’elle n’est pas d’origine assez noble. »
Delà, un duel entre un gentilhomme et un chambellan. Ce que celui-ci reprochait à la comtesse, c’est probablement son origine juive. Les antisémites ont contre les Israélites les mêmes duretés qu’on pourrait avoir, à la Nouvelle-Orléans, contre un sang-mêlé.
Ils regardent au nez busqué et aux yeux veloutés des descendants de Juifs comme les blancs regardent aux ongles des petits-fils de nègres. De là, l’insulte faite à la comtesse Fesletico,injure qui nous paraît monstrueuse, à nous dont les mœurs démocratiques — si elles pous
sent à aller en veston à l’Opéra — ont, en revanche, le mérite d’égaliser les situations et mettent un baron Monach sur le même pied qu’un descendant des croisés.
Mais, en vérité, si l’on croisait le fer pour ou contre les Juifs, à Paris, où ils tiennent le haut du pavé, on aurait trop souvent l’occasion d’aller faire un tour sur le pré. Ces questions d’étiquette n’intéressent plus la nation française.-L’Ancien testament fraternise avec le Nouveau. M. de Bismark, en fait d’étiquette, se préoccupe surtout du pluriel. Avez-vous vu cette incroyable et authentique historiette ? Le chancelier de l’em
pire allemand était irrité de voir, sur les bouteilles de vins de Tokai venus de Hongrie le nom du vin couleur d’of écrit en hongrois. Il en a fait une quasi af
faire d’Etat et il a prie l’ambassadeur de S. M. l’empe
reur et roi, roi de Hongrie et empereur d’Autriche, de prendre des mesures, telles qu’à l’avenir les vins de Tokai auraient, en entrant en Allemagne, une étiquette allemande. Notes diplomatiques, dépêches officielles, le ministre du commerce de François-Joseph a con
senti — nouvelle conquête de M. de Bismark ! — le Tokai est et sera désormais étiqueté en Allemand!
On ne croirait pas à ces puérilités si elles ne nous étaient affirmées par les gens les plus graves. Ce sont ces menus faits que nous révélent les confidences des comtes Vassili et les souvenirs des comtesses de la Pa
gerie et qui font le succès, l’attrait, la vogue, le mor
dant et le piment des mémoires, ces commérages de l’Histoire devenue portière !
J’allais oublier une des curiosités de Paris : les Johnson. Toute une famille américaine, père et filles, qui vit sous l’eau, écrit dans l’eau, mange dans l’eau, dort dans l eau et fait, dans l’eau, sa prière. Un foyer aquatique. Cela se voit dans l’ancien local du Cercle des Arts libéraux fermé par la police. Le doc
teur Johnson a élevé ses filles Thérésa, Lizzie, Maud, Esther — que sais-je ? — à vivre ainsi dans une mai
son de verre, la maison du sage, mais remplie d’eau.
Tout cela nage, tourne, vire, respire allègrement sous les flots.
— Venez-vous voir cela? disais-je à C. tout à l’heure.
— Et pourquoi, bon Dieu ? m’a-t-il répondu. Des gens qui nagent entre deux eaux ! Je viens de ne voir que çà ; je sors de la Chambre des députés !
Perdican.
COURRIER DE PARIS