au courant des choses de la capitale, racontèrent que le marquis, promptement las de la belle grainetière,
l’avait galamment quittée, en achetant pour elle un important magasin de lingerie. Edile enfin avait épousé
un bureaucrate, et vivait heureuse. Telle avait été la bourgeoise conclusion de son roman d’amour.
Carvajan se montra triste et pâle pendant quelque temps. Personne n’osa le questionner, quoique la cu
riosité fût grandement éveillée. Mais ce petit homme sec et anguleux avait une façon de dévisager les importuns qui coupait court à toutes les familiarités.
A compter de ce jour, Carvajan ne vécut plus que pour son ambition et sa haine. Il n’était pas distrait de l’une par l’autre. Elles avaient le même objet, et marchaient de conserve. L’ambition visait à renverser et remplacer le marquis de Clairefont qui avait dans le pays la plus haute influence et la plus considérable fortune. La haine se tenait pour satisfaite si ce double résultat était atteint. Un homme, qui dans la vie poursuit ardemment une idée unique, est invincible. Car
vajan, doué d’une volonté impérieuse, d’une patience inaltérable, devait subordonner tous les actes de son existence à la lente et sûre préparation de sa ven
geance. Toutes les forces qu’il saurait trouver en luimême, toutes celles qu’il pouvait emprunter à autrui, il était disposé à les mettre en œuvre pour atteindre son but. Il comprenait que le résultat entrevu se ferait peut-être attendre pendant de longues années. Mais, impassible, il était résigné à poursuivre sa sape souter
raine, jusqu’au jour où un dernier coup amènerait l’écroulement final. L’éloignement du marquis n’avait point amorti la violence de ses sentiments. Il n’avait qu’à lever la tête pour se souvenir. Il voyait sur la colline le mur blanc de Clairelont. C’était là qu’il était arrivé, après une course haletante pendant la nuit de la Saint-Firmin, pour reprendre Edile. Dupé si com
plètement lui, Carvajan, par ce bambin de marquis! Après dix ans, il en pâlissait encore de colère et d humiliation.
Il suivit de loin l’existence d’Honoré et vit avec une joie farouche la fortune du gentilhomme s’amoin
drir, à mesure que la sienne augmentait. Le marquis,
promptement las de son existence joyeuse, était revenu à ses fantaisies scientifiques, et avait mis des fonds dans différentes affaires industrielles qui ne réussirent pas. Son esprit était plus vif que juste, plus ardent que pratique. Il s’entichait d’une idée, la suivait, la caressait, et après beaucoup de temps et d’argent perdus, l’abandonnait pour s’éprendre d’une autre.
C’était tout l’opposé de Carvajan, qui ne s’engageait qu’après mûr examen, et, une fois lancé, ne s’arrêtait que lorsqu’il avait tiré tout le parti possible de l’affaire entreprise. Carvajan, exactement renseigné sur les coûteuses tentatives faites par M. de Clairefont, riait amèrement en disant :
— Vous verrez que je n’aurai pas besoin de m’en mêler et qu’il se ruinera tout seul.
Un jour, une nouvelle, qui fit frémir Carvajan d’une sombre joie, se répandit dans le pays. Le marquis était rentré dans son domaine. On avait vu arriver à la gare une voiture armoriée, et du train était des
cendu un homme, ombre effacée du brillant seigneur qui faisait battre les cœurs de toutes les femmes de la Neuville. Carvajan voulut s’assurer par ses yeux de la présence de son ennemi. Il grimpa la côte de Clairefont, et de la route, vit les fenêtres du château ouvertes. Il resta longtemps arrêté au bord de la ter
rasse, plongé dans d’orageuses pensées, et, comme le soir venait, il aperçut dans les parterres un homme qui se promenait lentement. Il eut de la peine à recon
naître Honoré, tant il était changé. La taille autrefois si svelte avait épaissi, la figure fine et charmante s’était empâtée, et les cheveux devenaient rares. C’était encore un gentilhomme de noble et belle tournure; mais ce n’était plus ce joli garçon avec ses grâces de demoiselle qui le rendaient si séduisant. Carvajan le suivit de ses yeux perçants, et quand il l’eut vu disparaître au tournant d’une allée :
— Ah ! Ah ! dit-il, en tendant vers son ennemi un bras menaçant, tu as l’imprudence de revenir à ma portée... Eh bien, à nous deux!
Et à pas lents il reprit le chemin de la petite maison triste et noire dans laquelle, solitairement, il attisait sa haine.
Le marquis était destiné à étonner les gens de la
Neuville. Autant il avait mené autrefois une existence bruyante et folle, autant il mena une vie retirée et laborieuse. Il s’occupait avec assiduité d’améliorer ses terres et d’exploiter ses bois. Il paraissait avoir sur toutes choses des idées particulières, car il transfor
mait en herbages la plus grande partie des réserves du château, et montait une laiterie modèle. Au milieu
des futaies de Clairefont il installait une scierie, et commençait à pratiquer d’importants abattis. On le voyait passer chaussé de fortes bottes de chasse, al
lant inspecter ses travaux, et il ne paraissait jamais plus heureux qu’au milieu de ses ouvriers. Il appliquait aux procédés de sciage toutes sortes de perfec
tionnements de son invention, ne craignant pas de mettre la main à l’ouvrage quand les appareils ne fonctionnaient pas. Il passait le reste de son temps dans une tourelle remplie d’instruments de physique et où il avait fait ménager un fourneau pour les expériences de chimie. Il vivait là, éclairé par le jour co
loré qui traversait les vitraux anciens des larges fenêtres, comme une sorte de docteur Faust. Un do
mestique s’étant un jour cruellement brûlé les mains
avec une fiole d’acide, il avait donné la tâche de ranger le laboratoire à un seul valet de confiance, qui l’avait suivi dans tous ses voyages et lui était fort dévoué. Des récits extraordinaires couraient sur ce cabinet devenu mystérieux. On disait que le marquis défendait qu’on y pénétrât, parce qu’il s’y livrait à des expériences magiques. Quelquefois, le soir, les vitres de la tourelle s’illuminaient de fantastiques clartés et, de loin, les passants voyaient avec terreur flamber ces lueurs dans la nuit.
Il avait sans doute trouvé un secret pour engraisser ses champs et fertiliser ses prairies ; car depuis qu’il s’occupait de culture, ses récoltes étaient incomparables. Ses fermiers disaient avec envie :
— Notre maitre a de beaux blés, et de riches fourrages, mais il sait à combien ils lui reviennent... Ses engrais ne sont pas connus, mais ils coûtent gros, et peut-être bien qu’ils ne sont pas catholiques... Marchez!
Les paysans, avec la haine du nouveau qui est le fond de leur caractère, ne voulaient pas se rendre compte des procédés employés par le marquis pour obtenir de si étonnants résultats; ils aimaient mieux superstitieusement les mettre sur le compte de quel
que machination surnaturelle. Carvajan, qui ne croyait pas aux diableries, comprit promptement le parti qu’il pouvait tirer de la conduite nouvelle du marquis. Dans les tournées incessantes qu’il faisait en cabriolet, aux quatre coins de l’arrondissement, il disait aux cultivateurs ;
— Eh bien ! mes bonnes gens,vous avez un concurrent inattendu, le marquis Honoré fait de l’élévage et envoie du lait au marché. Il a les moyens de travailler en grand... Vous n’avez qu’à bien vous tenir; les prix, grâce à cette nouvelle production, vont certainement baisser... Car M. Honoré n’a pas besoin de çà, vous sentez bien, et il vendra au-dessous du cours...
Sourdement, il excitait le mécontentement. Et déjà il s’était fait un allié de Tondeur, le marchand de bois qui ne pouvait voir avec tranquillité le marquis scier lui-même ses chênes séculaires, et les envoyer direc
tement aux grands chantiers de la marine, pour les constructions de la flotte et les travaux des ports.
Le grand cheval de bataille de ce madré compère était la machine à vapeur que le marquis employait. Sur ce chapitre-là, au cabaret, il ne tarissait pas :
— Comment, nous autres malheureux, nous n’a vons que nos bras pour vivre, et voilà ce richard qui supprime le travail en se servant d’outils qui marchent tout seuls... Les journées des scieurs qui se payaient trois francs ne valent plus que quarante sous... Dame ! je trouve des hommes tant que j’en veux... Il y a plus d’ouvriers que d’ouvrage...
L’usine à vapeur, avec des scies de l’invention d’Honoré, coûtait cher, loin de rapporter. En abais
sant le prix des salaires, le marchand de bois avait trouvé moyen de combattre M. de Clairefont avantageusement et de réaliser de gros bénéfices. II attei
gnit ainsi ce double résultat de faire un tort moral considérable au marquis et de gagner beaucoup d’argent.
Cependant, malgré tout ce que Carvajan et sa clique pouvaient dire, la popularité du châtelain était encore
solide, et l’œuvre de destruction entamée ne devait pas s’accomplir en un jour. En 1847, aux élections pour le conseil général, le marquis, s’étant porté, soutenu par les comités royalistes, réunit une forte majo
rité et battit haut la main Zéphyre Dumontier, le grand meunier de la vallée qui représentait le parti républicain.
La campagne électorale avait été très chaude, et Carvajan s’était si rudement démené en faveur de l’ad
versaire d’Honoré, que la fille du meunier en avait été toute saisie. Ce que le jeune homme faisait en haine du marquis, elle crut qu’il le faisait par amour pour elle. Carvajan était trop pratique pour ne pas profiter des avantages que l’imagination de la demoi
selle lui donnait. Et, six mois plus tard, il l’épousait avec cent mille francs de dot.
L’année suivante, le marquis se maria à son tour. Il fit, tout à l’opposé de son père qui avait fait un ma
riage d’argent, un mariage d’amour. Il épousa la fille cadette du baron de Saint-Maurice, son voisin de campagne, vieux gentilhomme de grandes manières et de petite fortune, très entiché de sa noblesse et qui avait transmis ses idées aristocratiques à sa fille aînée,
Mlle Isabelle. La nouvelle marquise, simple et douce nature, donna à son mari deux enfants, Robert et An
toinette, et fut, pendant sa trop courte existence,
l’ange du foyer de famille. En partant à trente-cinq ans, elle emporta avec elle toute la sagesse de la mai
son, et laissa le marquis livré à sa manie inventive, devenue plus aiguë et plus coûteuse avec l’âge.
Robert avait treize ans et Antoinette dix quand ils perdirent leur mère. Ils ne trouvèrent, pour la rem
placer, qu’un père absorbé par des utopies scientifiques, et une vieille demoiselle, leur tante, masculi
nisée par le célibat et en arrière de cinquante ans sur les idées courantes Mlle Isabelle avait abandonné le petit château de Saint-Maurice et était venue s’installer à Clairefont. Et, pendant que son beau-frère passait sa vie à faire des découvertes admirables en théo
rie, mais ruineuses dans la pratique, elle mettait sa jeune nièce à cheval, faisait le coup de fusil dans le parc avec son neveu, et donnait, par sa mise cava
lière, son ton décidé, ses théories tranchantes et sa verve gauloise, l’idée de ces fières amazones de la Fronde qui couraient les chemins, toujours en intri
gues, toujours en bataille, plume et echarpe au vent.
C’était, au demeurant, la plus honnête femme du monde, et, d’ailleurs, si laide qu’on n’aurait pu conce
voir auprès d’elle l’ombre d’une mauvaise pensée. Ignorante, à dire que Henri IV était fils de Henri III, et d’une sensibilité brusque qui tenait du grognard.
Elle avait presque de la barbe, et, si quelqu’un se fût oublié à l’appeler madame au lieu de mademoiselle, eût été femme à lui frotter les oreilles. Jamais tant de barbarismes ne tombèrent d’une bouche humaine. Elle disait couramment :
— Mon neveu monte à cheval comme un « bucentaure ».
Le marquis avait essayé amicalement de la redresser et de lui raconter l’éducation d’Achille, les leçons du centaure Chiron, et de lui faire saisir la différence qu’il y avait entre un homme-cheval et la galère des doges de Venise : elle lui avait répondu tout net :
— Mon cher, laissez-moi tranquille avec vos « brouillaminis »; chacun parle à sa manière, et je ne suis pas sûre que ce soit la vôtre qui soit la bonne. L’essentiel est qu’on m’entende et, jusqu’à présent, votre fils et votre fille ont compris ce que je voulais leur dire. Pour le surplus, bonsoir! Nos pères n’en savaient pas si long, et de leur temps les choses al
laient au mieux. Tandis qu’aujourd’hui c’est un vrai « capharnaüm! »...
La tante Isabelle avait eu sur le caractè e de son neveu Robert une influence fatale. Elle avait choyé le jeune comte, dès son enfance, avec une rude ten
dresse, lui donnant à penser que le monde avait été créé pour l’agrément spécial des Clairefont et des Saint-Maurice, et que les êtres vivants quelconque,
qui apparaissaient à sa surface, étaient les humbles serviteurs de ces deux nobles familles.
Robert, beau et aimable garçon, haut en couleur, doué d’une étonnante paresse d’esprit et d’une prodi
gieuse activité de corps, fît honneur à l’éducation
que lui avait donnée sa tante Isabelle, et se révéla le plus ardent chasseur, le plus solide buveur, le plus hardi coureur de filles du département. Quelque
l’avait galamment quittée, en achetant pour elle un important magasin de lingerie. Edile enfin avait épousé
un bureaucrate, et vivait heureuse. Telle avait été la bourgeoise conclusion de son roman d’amour.
Carvajan se montra triste et pâle pendant quelque temps. Personne n’osa le questionner, quoique la cu
riosité fût grandement éveillée. Mais ce petit homme sec et anguleux avait une façon de dévisager les importuns qui coupait court à toutes les familiarités.
A compter de ce jour, Carvajan ne vécut plus que pour son ambition et sa haine. Il n’était pas distrait de l’une par l’autre. Elles avaient le même objet, et marchaient de conserve. L’ambition visait à renverser et remplacer le marquis de Clairefont qui avait dans le pays la plus haute influence et la plus considérable fortune. La haine se tenait pour satisfaite si ce double résultat était atteint. Un homme, qui dans la vie poursuit ardemment une idée unique, est invincible. Car
vajan, doué d’une volonté impérieuse, d’une patience inaltérable, devait subordonner tous les actes de son existence à la lente et sûre préparation de sa ven
geance. Toutes les forces qu’il saurait trouver en luimême, toutes celles qu’il pouvait emprunter à autrui, il était disposé à les mettre en œuvre pour atteindre son but. Il comprenait que le résultat entrevu se ferait peut-être attendre pendant de longues années. Mais, impassible, il était résigné à poursuivre sa sape souter
raine, jusqu’au jour où un dernier coup amènerait l’écroulement final. L’éloignement du marquis n’avait point amorti la violence de ses sentiments. Il n’avait qu’à lever la tête pour se souvenir. Il voyait sur la colline le mur blanc de Clairelont. C’était là qu’il était arrivé, après une course haletante pendant la nuit de la Saint-Firmin, pour reprendre Edile. Dupé si com
plètement lui, Carvajan, par ce bambin de marquis! Après dix ans, il en pâlissait encore de colère et d humiliation.
Il suivit de loin l’existence d’Honoré et vit avec une joie farouche la fortune du gentilhomme s’amoin
drir, à mesure que la sienne augmentait. Le marquis,
promptement las de son existence joyeuse, était revenu à ses fantaisies scientifiques, et avait mis des fonds dans différentes affaires industrielles qui ne réussirent pas. Son esprit était plus vif que juste, plus ardent que pratique. Il s’entichait d’une idée, la suivait, la caressait, et après beaucoup de temps et d’argent perdus, l’abandonnait pour s’éprendre d’une autre.
C’était tout l’opposé de Carvajan, qui ne s’engageait qu’après mûr examen, et, une fois lancé, ne s’arrêtait que lorsqu’il avait tiré tout le parti possible de l’affaire entreprise. Carvajan, exactement renseigné sur les coûteuses tentatives faites par M. de Clairefont, riait amèrement en disant :
— Vous verrez que je n’aurai pas besoin de m’en mêler et qu’il se ruinera tout seul.
Un jour, une nouvelle, qui fit frémir Carvajan d’une sombre joie, se répandit dans le pays. Le marquis était rentré dans son domaine. On avait vu arriver à la gare une voiture armoriée, et du train était des
cendu un homme, ombre effacée du brillant seigneur qui faisait battre les cœurs de toutes les femmes de la Neuville. Carvajan voulut s’assurer par ses yeux de la présence de son ennemi. Il grimpa la côte de Clairefont, et de la route, vit les fenêtres du château ouvertes. Il resta longtemps arrêté au bord de la ter
rasse, plongé dans d’orageuses pensées, et, comme le soir venait, il aperçut dans les parterres un homme qui se promenait lentement. Il eut de la peine à recon
naître Honoré, tant il était changé. La taille autrefois si svelte avait épaissi, la figure fine et charmante s’était empâtée, et les cheveux devenaient rares. C’était encore un gentilhomme de noble et belle tournure; mais ce n’était plus ce joli garçon avec ses grâces de demoiselle qui le rendaient si séduisant. Carvajan le suivit de ses yeux perçants, et quand il l’eut vu disparaître au tournant d’une allée :
— Ah ! Ah ! dit-il, en tendant vers son ennemi un bras menaçant, tu as l’imprudence de revenir à ma portée... Eh bien, à nous deux!
Et à pas lents il reprit le chemin de la petite maison triste et noire dans laquelle, solitairement, il attisait sa haine.
Le marquis était destiné à étonner les gens de la
Neuville. Autant il avait mené autrefois une existence bruyante et folle, autant il mena une vie retirée et laborieuse. Il s’occupait avec assiduité d’améliorer ses terres et d’exploiter ses bois. Il paraissait avoir sur toutes choses des idées particulières, car il transfor
mait en herbages la plus grande partie des réserves du château, et montait une laiterie modèle. Au milieu
des futaies de Clairefont il installait une scierie, et commençait à pratiquer d’importants abattis. On le voyait passer chaussé de fortes bottes de chasse, al
lant inspecter ses travaux, et il ne paraissait jamais plus heureux qu’au milieu de ses ouvriers. Il appliquait aux procédés de sciage toutes sortes de perfec
tionnements de son invention, ne craignant pas de mettre la main à l’ouvrage quand les appareils ne fonctionnaient pas. Il passait le reste de son temps dans une tourelle remplie d’instruments de physique et où il avait fait ménager un fourneau pour les expériences de chimie. Il vivait là, éclairé par le jour co
loré qui traversait les vitraux anciens des larges fenêtres, comme une sorte de docteur Faust. Un do
mestique s’étant un jour cruellement brûlé les mains
avec une fiole d’acide, il avait donné la tâche de ranger le laboratoire à un seul valet de confiance, qui l’avait suivi dans tous ses voyages et lui était fort dévoué. Des récits extraordinaires couraient sur ce cabinet devenu mystérieux. On disait que le marquis défendait qu’on y pénétrât, parce qu’il s’y livrait à des expériences magiques. Quelquefois, le soir, les vitres de la tourelle s’illuminaient de fantastiques clartés et, de loin, les passants voyaient avec terreur flamber ces lueurs dans la nuit.
Il avait sans doute trouvé un secret pour engraisser ses champs et fertiliser ses prairies ; car depuis qu’il s’occupait de culture, ses récoltes étaient incomparables. Ses fermiers disaient avec envie :
— Notre maitre a de beaux blés, et de riches fourrages, mais il sait à combien ils lui reviennent... Ses engrais ne sont pas connus, mais ils coûtent gros, et peut-être bien qu’ils ne sont pas catholiques... Marchez!
Les paysans, avec la haine du nouveau qui est le fond de leur caractère, ne voulaient pas se rendre compte des procédés employés par le marquis pour obtenir de si étonnants résultats; ils aimaient mieux superstitieusement les mettre sur le compte de quel
que machination surnaturelle. Carvajan, qui ne croyait pas aux diableries, comprit promptement le parti qu’il pouvait tirer de la conduite nouvelle du marquis. Dans les tournées incessantes qu’il faisait en cabriolet, aux quatre coins de l’arrondissement, il disait aux cultivateurs ;
— Eh bien ! mes bonnes gens,vous avez un concurrent inattendu, le marquis Honoré fait de l’élévage et envoie du lait au marché. Il a les moyens de travailler en grand... Vous n’avez qu’à bien vous tenir; les prix, grâce à cette nouvelle production, vont certainement baisser... Car M. Honoré n’a pas besoin de çà, vous sentez bien, et il vendra au-dessous du cours...
Sourdement, il excitait le mécontentement. Et déjà il s’était fait un allié de Tondeur, le marchand de bois qui ne pouvait voir avec tranquillité le marquis scier lui-même ses chênes séculaires, et les envoyer direc
tement aux grands chantiers de la marine, pour les constructions de la flotte et les travaux des ports.
Le grand cheval de bataille de ce madré compère était la machine à vapeur que le marquis employait. Sur ce chapitre-là, au cabaret, il ne tarissait pas :
— Comment, nous autres malheureux, nous n’a vons que nos bras pour vivre, et voilà ce richard qui supprime le travail en se servant d’outils qui marchent tout seuls... Les journées des scieurs qui se payaient trois francs ne valent plus que quarante sous... Dame ! je trouve des hommes tant que j’en veux... Il y a plus d’ouvriers que d’ouvrage...
L’usine à vapeur, avec des scies de l’invention d’Honoré, coûtait cher, loin de rapporter. En abais
sant le prix des salaires, le marchand de bois avait trouvé moyen de combattre M. de Clairefont avantageusement et de réaliser de gros bénéfices. II attei
gnit ainsi ce double résultat de faire un tort moral considérable au marquis et de gagner beaucoup d’argent.
Cependant, malgré tout ce que Carvajan et sa clique pouvaient dire, la popularité du châtelain était encore
solide, et l’œuvre de destruction entamée ne devait pas s’accomplir en un jour. En 1847, aux élections pour le conseil général, le marquis, s’étant porté, soutenu par les comités royalistes, réunit une forte majo
rité et battit haut la main Zéphyre Dumontier, le grand meunier de la vallée qui représentait le parti républicain.
La campagne électorale avait été très chaude, et Carvajan s’était si rudement démené en faveur de l’ad
versaire d’Honoré, que la fille du meunier en avait été toute saisie. Ce que le jeune homme faisait en haine du marquis, elle crut qu’il le faisait par amour pour elle. Carvajan était trop pratique pour ne pas profiter des avantages que l’imagination de la demoi
selle lui donnait. Et, six mois plus tard, il l’épousait avec cent mille francs de dot.
L’année suivante, le marquis se maria à son tour. Il fit, tout à l’opposé de son père qui avait fait un ma
riage d’argent, un mariage d’amour. Il épousa la fille cadette du baron de Saint-Maurice, son voisin de campagne, vieux gentilhomme de grandes manières et de petite fortune, très entiché de sa noblesse et qui avait transmis ses idées aristocratiques à sa fille aînée,
Mlle Isabelle. La nouvelle marquise, simple et douce nature, donna à son mari deux enfants, Robert et An
toinette, et fut, pendant sa trop courte existence,
l’ange du foyer de famille. En partant à trente-cinq ans, elle emporta avec elle toute la sagesse de la mai
son, et laissa le marquis livré à sa manie inventive, devenue plus aiguë et plus coûteuse avec l’âge.
Robert avait treize ans et Antoinette dix quand ils perdirent leur mère. Ils ne trouvèrent, pour la rem
placer, qu’un père absorbé par des utopies scientifiques, et une vieille demoiselle, leur tante, masculi
nisée par le célibat et en arrière de cinquante ans sur les idées courantes Mlle Isabelle avait abandonné le petit château de Saint-Maurice et était venue s’installer à Clairefont. Et, pendant que son beau-frère passait sa vie à faire des découvertes admirables en théo
rie, mais ruineuses dans la pratique, elle mettait sa jeune nièce à cheval, faisait le coup de fusil dans le parc avec son neveu, et donnait, par sa mise cava
lière, son ton décidé, ses théories tranchantes et sa verve gauloise, l’idée de ces fières amazones de la Fronde qui couraient les chemins, toujours en intri
gues, toujours en bataille, plume et echarpe au vent.
C’était, au demeurant, la plus honnête femme du monde, et, d’ailleurs, si laide qu’on n’aurait pu conce
voir auprès d’elle l’ombre d’une mauvaise pensée. Ignorante, à dire que Henri IV était fils de Henri III, et d’une sensibilité brusque qui tenait du grognard.
Elle avait presque de la barbe, et, si quelqu’un se fût oublié à l’appeler madame au lieu de mademoiselle, eût été femme à lui frotter les oreilles. Jamais tant de barbarismes ne tombèrent d’une bouche humaine. Elle disait couramment :
— Mon neveu monte à cheval comme un « bucentaure ».
Le marquis avait essayé amicalement de la redresser et de lui raconter l’éducation d’Achille, les leçons du centaure Chiron, et de lui faire saisir la différence qu’il y avait entre un homme-cheval et la galère des doges de Venise : elle lui avait répondu tout net :
— Mon cher, laissez-moi tranquille avec vos « brouillaminis »; chacun parle à sa manière, et je ne suis pas sûre que ce soit la vôtre qui soit la bonne. L’essentiel est qu’on m’entende et, jusqu’à présent, votre fils et votre fille ont compris ce que je voulais leur dire. Pour le surplus, bonsoir! Nos pères n’en savaient pas si long, et de leur temps les choses al
laient au mieux. Tandis qu’aujourd’hui c’est un vrai « capharnaüm! »...
La tante Isabelle avait eu sur le caractè e de son neveu Robert une influence fatale. Elle avait choyé le jeune comte, dès son enfance, avec une rude ten
dresse, lui donnant à penser que le monde avait été créé pour l’agrément spécial des Clairefont et des Saint-Maurice, et que les êtres vivants quelconque,
qui apparaissaient à sa surface, étaient les humbles serviteurs de ces deux nobles familles.
Robert, beau et aimable garçon, haut en couleur, doué d’une étonnante paresse d’esprit et d’une prodi
gieuse activité de corps, fît honneur à l’éducation
que lui avait donnée sa tante Isabelle, et se révéla le plus ardent chasseur, le plus solide buveur, le plus hardi coureur de filles du département. Quelque