chose de la mâle et brutale grandeur des mœurs féodales était en lui. Et la vieille demoiselle de Saint- Maurice disait avec orgueil à son beau-frère, quand il se plaignait de l inapplication de Robert et de sa turbulence :
— Oui, vous êtes tout ébaubi de ses allures... Vous êtes un Clairefont d’aujourd’hui, vous, et lui c’est un Clairefont d’autrefois !
Quant à Antoinette, en dépit des enseignements tumultueux de la tante Isabelle, elle était devenue une très ravissante, très simple et très moderne personne.
Elle ne se montrait point du tout marquise dans ses manières, qui étaient douces et calmes, autant que celles de son frère étaient vives et bruyantes. Elle avait trouvé moyen de s’instruire, en lisant beaucoup, sans pourtant négliger les exercices du corps qui passionnaient la vieille tante de Saint-Maurice.
Elle était de moyenne taille, mais merveilleusement faite. Son visage arrondi, au teint frais et rose, était éclairé par des yeux noirs brillants et profonds ses lèvres fines montraient en s’ouvrant des dents petites et blanches. Elle avait des mains et des pieds exquis. L’expression habituelle de sa figure était gaie et bien
veillante. On la sentait bonne et bien portante. C’était comme un beau fruit velouté, sain et savoureux.
Elle avait une adoration pour son père, qu’elle gâtait ainsi qu’un véritable enfant. Seule, dans la mai
son, elle prêtait attention à ses théories scientifiques.
Elle s’appliquait pour les comprendre, n’y parvenait pas toujours, et les admirait de confiance. Dessinant très gentiment, elle lui copiait ses modèles, les met
tait au net et les rehaussait de teintes à l’aquarelle. M. de Clairefont était alors au comble du bonheur, et cette touchante admiration qu’il lisait dans les regards de sa fille était pour lui le plus doux des triomphes.
C’était du reste le seul. Nul inventeur plus malheureux dans ses essais n’avait existé. Le marquis, dont le cerveau fécond multipliait les découvertes, n’avait jamais pu appliquer une seule de ses trou
vailles utilement. Il avait d’abord tenté les expériences en petit. Puis il s’était dit que, réduites ainsi, elles devenaient de simples amusettes, et il les avait abor
dées en grand. Alors les dépenses avaient été sérieuses, et les résultats n’étaient pas devenus plus concluants.
C’était toujours dans le domaine de l’agriculture qu’il cherchait des applications audacieuses et fruc
tueuses. Audacieuses, elles l’étaient, d’aucuns même disaient folles, mais fructueuses, elles ne l’avaient pu être, si ce n’est pour les marchands qui vendaient les machines, les matériaux, les produits chimiques, et autres éléments constitutifs très coûteux de ces opérations.
La tante Isabelle s’exprimait librement sur la monomanie raisonnante de son beau-frère. Elle lui disait
— Vous n’êtes qu’une moitié de toqué... Vous n’avez pas assez de folie pour qu’on ait le droit de vous enfermer, et pas assez de raison pour qu’on puisse vous laisser libre... Avec toutes vos « machi
nations » vous mangerez votre fortune, et quand tout sera dissipé, ce n’est ni moi ni vous qui en apporte
rons d’autre! Autrefois, avec une bonne lettre de cachet on vous aurait calmé... Mais aujourd’hui... va te promener... Tout s’en va en « aune de boudin ».
Le marquis riait de ces boutades lancées par la vieille virago d’une voix forte, et se bornait à répondre :
— Ma sœur, un de ces matins, je trouverai ce que je cherche, et vous serez bien étonnée de me voir faire une fortune qui sera jalousée par les plus grands in
dustriels. Car je conquerrai d’un seul coup la richesse et la renommée.
— Alors on dira: Clairefont, marchand de ceci, ou fabricant de cela... Belle gloire en effet ! Vous aviez encore, lorsque vous avez épousé ma sœur,
quatre-vingt mille francs de rentes. C’était une admirable aisance... II fallait vous en tenir là, et pondre sur vos œufs pour doter vos enfants... Mais vous préférez doter la science. Et vous vous laissez duper par des intrigants qui vous vendent très cher des riens qui ne valent pas quatre sous... Vous ne vous préoccupez jamais de l’avenir... et vous avez
tort... Car vous avez des ennemis, et vous connaissez le proverbe : « Qui compte sans son autre... »
— Sans son hôte, ma chère sœur, rectifiait douce
ment Honoré, et, secouant sa tête déjà blanche, il remontait dans sa tourelle, où il se plongeait avec une délicieuse quiétude dans les problèmes, qui faisaient sa joie, en attendant qu’ils fissent sa fortune.
En dépit des soucis que la diminution progressive de la situation financière du marquis pouvait causer à son entourage,les habitants de Clairefont étaient heureux.
Il n’en allait pas de même dans la maison de Carvajan, malgré l’accroissement notoire de son influence et l’augmentation cachée de sa richesse.
Depuis dix ans, la petite maison de la rue du Marché était restée telle que le père Gâtelier l’habi
tait. Le ménage Carvajan s’y était installé, et y avait
vécu dans le travail. La fille de M. Dumontier,tombée du haut de ses illusions, et comprenant que son mari ne l’avait épousée que pour son bien, avait pleuré des larmes amères. La maternité avait été sa seule joie, et elle s’y était abandonnée avec une ardeur pas
sionnée. Le petit Pascal lut toute sa vie : son présent et son avenir. Elle oublia ses tristesses en le voyant sourire, et elle se plia à la rude économie de Carvajan en pensant que l’enfant un jour serait plus riche.
Pascal grandit dans cette vieille maison, basse, étroite et noire, tremblant devant son père, ce ter
rible homme, au teint basané, au nez tranchant et aigu, aux yeux oranges, ronds et brillants comme des louis d’or. Derrière cette silhouette menaçante appa
raissait la pâle et triste figure de sa mère, dont le doux regard réchauffait le cœur de l’enfant et dont les tendres paroles éclairaient son esprit.
Ils vivaient, elle et lui, dans une chambre aux boiseries foncées, dont l’unique fenêtre conservait de vieux carreau., verdâtres, et sur l’appui de 1.quelle, dans une grande caisse, poussaient des giroflées et des œillets. Pascal jouait devant cette fenêtre, seul coin lumineux et gai de ce logis sombre. Et la mère avait ainsi sous les yeux son enfant et ses fleurs.
Carvajan ne paraissait qu’à l’heure, des repas. Quand il ne courait pas les routes, il se confinait dans son cabinet situé au rez-de-chaussée, et dans lequel, les jours de marché, les cultivateurs gênés, en quête
d’un emprunt, apportaient à leurs gros souliers un échantillon des boues de toutes les communes du canton. Le lourd marteau de la porte, poussé par des mains impatientes, retentissait sourdement dans le ves
tibule, et le pas traînant de la servante allant ouvrir glissait surlesdalles.
Quelquefois un bruit de discussion violente montait jusqu’au premier étage, promptement arrêté par la voix âpre et coupante de Carvajan. Les portes cla
quaient en se refermant. Pascal curieux avançait alors la tête au dehors, par la fenêtre, entre deux tiges fleuries,et voyait le long de la rue du Marché s’éloigner le visiteur, la tête basse, les épaules pliées, comme écrasé.Quelquefois arrivé au coin de la place,l’homme se retournait,montrait une figure irritée et un poing me
naçant. Un jour, un paysan, devant la maison même, aussitôt la porte close avait crié :
— T’as mes vaques. T’as ma terre. Te faut-il core ma peau, mauvais usurier ?
L’enfant avait sept ans, il était resté songeur, sentant que c’était une injure qu’on avait adressée à son père, mais n’en comprenant pas la signification. Il avait gardé ce mot protondément gravé dans sa mé
moire, le tournant et le retournant, pour tâcher d’en découvrir le sens et la valeur. Dans son imagination hantée il était arrivé à se faire de l’usurier une image effrayante. Il se le figurait sous la forme d’un de ces géants noirs et féroces des contes des fées qui terro
risent les innocents et les faibles. Il en rêvait la nuit, et voyait ce monstre terrible avec le visage de son
père. Un jour il n’y tint plus, et après avoir hésité longtemps, il se hasarda à dire à sa mère :
— Qu’est-ce que c’est donc qu’un usurier?
Sous le regard clair de l’enfant, la pauvre femme pâlit. Elle resta un instant silencieuse, puis elle répondit :
— À propos de quoi me demandes-tu ça ?
Pascal raconta la scène à laquelle il avait assisté. Mmo Carvajan baissa un instant sa tête pensive, puis :
— Ne répète jamais ce mot-là, mon chéri... Ceux qui ne sont pas heureux sont facilement injustes, voistu... Cet homme s’en allait probablement d’ici sans avoir obtenu ce qu’il espérait, et il s’en prenait de sa déconvenue à ton père... Mais,sois-en sûr,si Carvajan
est quelquefois dur en affaires, c’est un homme scrupuleusement honnête... Enfin c’est ton père : tu dois le respecter et l’aimer...
En faisant cette affirmation, sa voix tremblait un peu, et elle avait les larmes aux yeux.
Cette scène était restée gravée dans la mémoire de Pascal, et plus tafd il en comprit la redoutable signification.
La lutte sans merci engagée par son père contre le marquis de Clairefont lui avait échappé pendant toute sa jeunesse. L’âme murée de Carvajan ne laissait pas échapper ses secrets. Il n’avait jamais confié à personne ses espoirs de vengeance. Il travaillait sourdement à les réaliser. On ignorait le but vers lequel il tendait à travers les années, avec une patience d’araignée qui tisse sa toile mortelle. On voyait les moyens dont il usait et c’était assez pour faire peur.
Pascal, envoyé par son père au collège d’Évreux, y avait commencé ses études. Puis, la fortune de Carvajan augmentant chaque jour, l instruction reçue en province avait paru insuffisante, et jusqu’à vingt ans l’héritier présomptif avait vécu à Paris.
Il avait passé tous ses examens, fait son droit, et n’était rentré à la Neuville qu’avec le titre de licencié. Il était un homme alors, et son esprit savait compren
dre ce que ses yeux voyaient. Rien ne lui parut changé dans la maison de la rue du Marché. Elle était toujours noire et basse, les mêmes allées et venues y laissaient leurs traces de boue et leurs grondements de discus
sions. Tout avait vieilli, le prêteur et les emprunteurs, mais le commerce de l’argent se taisait comme par le
passé. Et les visages grimaçaient de colère, et les bouches se crispaient pour lancer un mot qu’elles re
tenaient maintenant, car Carvajan était un homme à ménager; et ce mot était le mot du passé, qui serait celui de toute la vie : usurier!
Tout le monde tremblait devant son père, il le voyait bien. Celui-ci était tellement redouté qu’on ne le détestait pas, quoiqu’il eût de la laine de chacun aux ongles. Il imposait sa dureté, et on ne murmurait point contre lui. Tandis que le marquis Honoré, géné
reux et bon, n’inspirait que du mépris et de la haine.
On disait : il est si sot qu’on peut le tromper sans qu’il s’en aperçoive. Et ceux-là mêmes qui le trompaient si aisément s’acharnaient contre lui, comme pour faire oublier leur mauvaise foi. Ainsi se montrait dans toute sa hideuse nudité le caractère du paysan, ram
pant très bas devant celui qui le moleste et le fouaille,
se redressant mauvais contre celui qui le favorise et le caresse.
La manière de vivre de Carvajan n’avait point varié. Il avait pour tout domestique une servante, travaillant comme un cheval. Mme Carvajan s’enfermait, silencieuse et triste, dans sa chambre, comme avant le dé
part de Pascal. Elle avait des cheveux gris : c’était tout le changement. Elle eut, en reprenant possession
de son fils, un moment de vive joie. Mais cette joie fut courte. Il parut certain, dès les premiers jours, que l’entente ne s’établirait pas facilement entre Pascal et son père. Et pour qui connaissait Carvajan, cette situation était grosse d’orages.
Au bout de vingt-quatre heures, concédées par lui aux épanchements maternels, le chef de la famille fit appeler son héritier dans le cabinet du rez-de-chaussée. Pascal l’y trouva se promenant d’un pas tranquille, les mains derrière le dos.
— Mon garçon, dit le père en s’arrêtant brusquement, te voilà revenu dans ma maison, et je suis heu
reux de t’y voir. Tu as fait de bonnes études, et tou. porte à croire que tu n’es pas une bête. Je pense donc que tu as l’intention de t’occuper... Tu es avocat de ton métier, et nous avons ici un tribunal... Ceux qui y plaident sont des ânes... Tu n’auras donc pas de
peine à t’y montrer supérieur. Je suis en mesure de te former rapidement une belle clientèle... Es-tu disposé à entrer dans cette voie ?
Et comme Pascal inclinait la tête sans répondre.
— Oui? Tu vas donc réclamer ton inscription au barreau de la Neuville, et pour commencer tu m’étudieras ces quelques affaires...
Il prit sur son bureau une pile de dossiers en chargea les bras de son fils, et lui donnant une tape amicale sur l’épaule :
— Tu peux m’être très utile, si tu veux compren
dre les choses, et je te ferai gagner de l’argent...
— Oui, vous êtes tout ébaubi de ses allures... Vous êtes un Clairefont d’aujourd’hui, vous, et lui c’est un Clairefont d’autrefois !
Quant à Antoinette, en dépit des enseignements tumultueux de la tante Isabelle, elle était devenue une très ravissante, très simple et très moderne personne.
Elle ne se montrait point du tout marquise dans ses manières, qui étaient douces et calmes, autant que celles de son frère étaient vives et bruyantes. Elle avait trouvé moyen de s’instruire, en lisant beaucoup, sans pourtant négliger les exercices du corps qui passionnaient la vieille tante de Saint-Maurice.
Elle était de moyenne taille, mais merveilleusement faite. Son visage arrondi, au teint frais et rose, était éclairé par des yeux noirs brillants et profonds ses lèvres fines montraient en s’ouvrant des dents petites et blanches. Elle avait des mains et des pieds exquis. L’expression habituelle de sa figure était gaie et bien
veillante. On la sentait bonne et bien portante. C’était comme un beau fruit velouté, sain et savoureux.
Elle avait une adoration pour son père, qu’elle gâtait ainsi qu’un véritable enfant. Seule, dans la mai
son, elle prêtait attention à ses théories scientifiques.
Elle s’appliquait pour les comprendre, n’y parvenait pas toujours, et les admirait de confiance. Dessinant très gentiment, elle lui copiait ses modèles, les met
tait au net et les rehaussait de teintes à l’aquarelle. M. de Clairefont était alors au comble du bonheur, et cette touchante admiration qu’il lisait dans les regards de sa fille était pour lui le plus doux des triomphes.
C’était du reste le seul. Nul inventeur plus malheureux dans ses essais n’avait existé. Le marquis, dont le cerveau fécond multipliait les découvertes, n’avait jamais pu appliquer une seule de ses trou
vailles utilement. Il avait d’abord tenté les expériences en petit. Puis il s’était dit que, réduites ainsi, elles devenaient de simples amusettes, et il les avait abor
dées en grand. Alors les dépenses avaient été sérieuses, et les résultats n’étaient pas devenus plus concluants.
C’était toujours dans le domaine de l’agriculture qu’il cherchait des applications audacieuses et fruc
tueuses. Audacieuses, elles l’étaient, d’aucuns même disaient folles, mais fructueuses, elles ne l’avaient pu être, si ce n’est pour les marchands qui vendaient les machines, les matériaux, les produits chimiques, et autres éléments constitutifs très coûteux de ces opérations.
La tante Isabelle s’exprimait librement sur la monomanie raisonnante de son beau-frère. Elle lui disait
— Vous n’êtes qu’une moitié de toqué... Vous n’avez pas assez de folie pour qu’on ait le droit de vous enfermer, et pas assez de raison pour qu’on puisse vous laisser libre... Avec toutes vos « machi
nations » vous mangerez votre fortune, et quand tout sera dissipé, ce n’est ni moi ni vous qui en apporte
rons d’autre! Autrefois, avec une bonne lettre de cachet on vous aurait calmé... Mais aujourd’hui... va te promener... Tout s’en va en « aune de boudin ».
Le marquis riait de ces boutades lancées par la vieille virago d’une voix forte, et se bornait à répondre :
— Ma sœur, un de ces matins, je trouverai ce que je cherche, et vous serez bien étonnée de me voir faire une fortune qui sera jalousée par les plus grands in
dustriels. Car je conquerrai d’un seul coup la richesse et la renommée.
— Alors on dira: Clairefont, marchand de ceci, ou fabricant de cela... Belle gloire en effet ! Vous aviez encore, lorsque vous avez épousé ma sœur,
quatre-vingt mille francs de rentes. C’était une admirable aisance... II fallait vous en tenir là, et pondre sur vos œufs pour doter vos enfants... Mais vous préférez doter la science. Et vous vous laissez duper par des intrigants qui vous vendent très cher des riens qui ne valent pas quatre sous... Vous ne vous préoccupez jamais de l’avenir... et vous avez
tort... Car vous avez des ennemis, et vous connaissez le proverbe : « Qui compte sans son autre... »
— Sans son hôte, ma chère sœur, rectifiait douce
ment Honoré, et, secouant sa tête déjà blanche, il remontait dans sa tourelle, où il se plongeait avec une délicieuse quiétude dans les problèmes, qui faisaient sa joie, en attendant qu’ils fissent sa fortune.
En dépit des soucis que la diminution progressive de la situation financière du marquis pouvait causer à son entourage,les habitants de Clairefont étaient heureux.
Il n’en allait pas de même dans la maison de Carvajan, malgré l’accroissement notoire de son influence et l’augmentation cachée de sa richesse.
Depuis dix ans, la petite maison de la rue du Marché était restée telle que le père Gâtelier l’habi
tait. Le ménage Carvajan s’y était installé, et y avait
vécu dans le travail. La fille de M. Dumontier,tombée du haut de ses illusions, et comprenant que son mari ne l’avait épousée que pour son bien, avait pleuré des larmes amères. La maternité avait été sa seule joie, et elle s’y était abandonnée avec une ardeur pas
sionnée. Le petit Pascal lut toute sa vie : son présent et son avenir. Elle oublia ses tristesses en le voyant sourire, et elle se plia à la rude économie de Carvajan en pensant que l’enfant un jour serait plus riche.
Pascal grandit dans cette vieille maison, basse, étroite et noire, tremblant devant son père, ce ter
rible homme, au teint basané, au nez tranchant et aigu, aux yeux oranges, ronds et brillants comme des louis d’or. Derrière cette silhouette menaçante appa
raissait la pâle et triste figure de sa mère, dont le doux regard réchauffait le cœur de l’enfant et dont les tendres paroles éclairaient son esprit.
Ils vivaient, elle et lui, dans une chambre aux boiseries foncées, dont l’unique fenêtre conservait de vieux carreau., verdâtres, et sur l’appui de 1.quelle, dans une grande caisse, poussaient des giroflées et des œillets. Pascal jouait devant cette fenêtre, seul coin lumineux et gai de ce logis sombre. Et la mère avait ainsi sous les yeux son enfant et ses fleurs.
Carvajan ne paraissait qu’à l’heure, des repas. Quand il ne courait pas les routes, il se confinait dans son cabinet situé au rez-de-chaussée, et dans lequel, les jours de marché, les cultivateurs gênés, en quête
d’un emprunt, apportaient à leurs gros souliers un échantillon des boues de toutes les communes du canton. Le lourd marteau de la porte, poussé par des mains impatientes, retentissait sourdement dans le ves
tibule, et le pas traînant de la servante allant ouvrir glissait surlesdalles.
Quelquefois un bruit de discussion violente montait jusqu’au premier étage, promptement arrêté par la voix âpre et coupante de Carvajan. Les portes cla
quaient en se refermant. Pascal curieux avançait alors la tête au dehors, par la fenêtre, entre deux tiges fleuries,et voyait le long de la rue du Marché s’éloigner le visiteur, la tête basse, les épaules pliées, comme écrasé.Quelquefois arrivé au coin de la place,l’homme se retournait,montrait une figure irritée et un poing me
naçant. Un jour, un paysan, devant la maison même, aussitôt la porte close avait crié :
— T’as mes vaques. T’as ma terre. Te faut-il core ma peau, mauvais usurier ?
L’enfant avait sept ans, il était resté songeur, sentant que c’était une injure qu’on avait adressée à son père, mais n’en comprenant pas la signification. Il avait gardé ce mot protondément gravé dans sa mé
moire, le tournant et le retournant, pour tâcher d’en découvrir le sens et la valeur. Dans son imagination hantée il était arrivé à se faire de l’usurier une image effrayante. Il se le figurait sous la forme d’un de ces géants noirs et féroces des contes des fées qui terro
risent les innocents et les faibles. Il en rêvait la nuit, et voyait ce monstre terrible avec le visage de son
père. Un jour il n’y tint plus, et après avoir hésité longtemps, il se hasarda à dire à sa mère :
— Qu’est-ce que c’est donc qu’un usurier?
Sous le regard clair de l’enfant, la pauvre femme pâlit. Elle resta un instant silencieuse, puis elle répondit :
— À propos de quoi me demandes-tu ça ?
Pascal raconta la scène à laquelle il avait assisté. Mmo Carvajan baissa un instant sa tête pensive, puis :
— Ne répète jamais ce mot-là, mon chéri... Ceux qui ne sont pas heureux sont facilement injustes, voistu... Cet homme s’en allait probablement d’ici sans avoir obtenu ce qu’il espérait, et il s’en prenait de sa déconvenue à ton père... Mais,sois-en sûr,si Carvajan
est quelquefois dur en affaires, c’est un homme scrupuleusement honnête... Enfin c’est ton père : tu dois le respecter et l’aimer...
En faisant cette affirmation, sa voix tremblait un peu, et elle avait les larmes aux yeux.
Cette scène était restée gravée dans la mémoire de Pascal, et plus tafd il en comprit la redoutable signification.
La lutte sans merci engagée par son père contre le marquis de Clairefont lui avait échappé pendant toute sa jeunesse. L’âme murée de Carvajan ne laissait pas échapper ses secrets. Il n’avait jamais confié à personne ses espoirs de vengeance. Il travaillait sourdement à les réaliser. On ignorait le but vers lequel il tendait à travers les années, avec une patience d’araignée qui tisse sa toile mortelle. On voyait les moyens dont il usait et c’était assez pour faire peur.
Pascal, envoyé par son père au collège d’Évreux, y avait commencé ses études. Puis, la fortune de Carvajan augmentant chaque jour, l instruction reçue en province avait paru insuffisante, et jusqu’à vingt ans l’héritier présomptif avait vécu à Paris.
Il avait passé tous ses examens, fait son droit, et n’était rentré à la Neuville qu’avec le titre de licencié. Il était un homme alors, et son esprit savait compren
dre ce que ses yeux voyaient. Rien ne lui parut changé dans la maison de la rue du Marché. Elle était toujours noire et basse, les mêmes allées et venues y laissaient leurs traces de boue et leurs grondements de discus
sions. Tout avait vieilli, le prêteur et les emprunteurs, mais le commerce de l’argent se taisait comme par le
passé. Et les visages grimaçaient de colère, et les bouches se crispaient pour lancer un mot qu’elles re
tenaient maintenant, car Carvajan était un homme à ménager; et ce mot était le mot du passé, qui serait celui de toute la vie : usurier!
Tout le monde tremblait devant son père, il le voyait bien. Celui-ci était tellement redouté qu’on ne le détestait pas, quoiqu’il eût de la laine de chacun aux ongles. Il imposait sa dureté, et on ne murmurait point contre lui. Tandis que le marquis Honoré, géné
reux et bon, n’inspirait que du mépris et de la haine.
On disait : il est si sot qu’on peut le tromper sans qu’il s’en aperçoive. Et ceux-là mêmes qui le trompaient si aisément s’acharnaient contre lui, comme pour faire oublier leur mauvaise foi. Ainsi se montrait dans toute sa hideuse nudité le caractère du paysan, ram
pant très bas devant celui qui le moleste et le fouaille,
se redressant mauvais contre celui qui le favorise et le caresse.
La manière de vivre de Carvajan n’avait point varié. Il avait pour tout domestique une servante, travaillant comme un cheval. Mme Carvajan s’enfermait, silencieuse et triste, dans sa chambre, comme avant le dé
part de Pascal. Elle avait des cheveux gris : c’était tout le changement. Elle eut, en reprenant possession
de son fils, un moment de vive joie. Mais cette joie fut courte. Il parut certain, dès les premiers jours, que l’entente ne s’établirait pas facilement entre Pascal et son père. Et pour qui connaissait Carvajan, cette situation était grosse d’orages.
Au bout de vingt-quatre heures, concédées par lui aux épanchements maternels, le chef de la famille fit appeler son héritier dans le cabinet du rez-de-chaussée. Pascal l’y trouva se promenant d’un pas tranquille, les mains derrière le dos.
— Mon garçon, dit le père en s’arrêtant brusquement, te voilà revenu dans ma maison, et je suis heu
reux de t’y voir. Tu as fait de bonnes études, et tou. porte à croire que tu n’es pas une bête. Je pense donc que tu as l’intention de t’occuper... Tu es avocat de ton métier, et nous avons ici un tribunal... Ceux qui y plaident sont des ânes... Tu n’auras donc pas de
peine à t’y montrer supérieur. Je suis en mesure de te former rapidement une belle clientèle... Es-tu disposé à entrer dans cette voie ?
Et comme Pascal inclinait la tête sans répondre.
— Oui? Tu vas donc réclamer ton inscription au barreau de la Neuville, et pour commencer tu m’étudieras ces quelques affaires...
Il prit sur son bureau une pile de dossiers en chargea les bras de son fils, et lui donnant une tape amicale sur l’épaule :
— Tu peux m’être très utile, si tu veux compren
dre les choses, et je te ferai gagner de l’argent...