Dans un vieux numéro de Y Evénement, fondé par MM. Vacquerie et Meurice, je retrouve ces quelques lignes à la date du Il août 1848 et à propos de la distribution des prix du concours général :
« On se félicitait du succès de l’élève About (Edmond-Valentin) dont le nom resplendissait, inscrit sur le livre d’or des prix d’honneur. On a applaudi aussi le nom du jeune fils de notre glorieux poète Victor Hugo, qui disait adieu aux travaux du collège. »
Hélas, l’élève About, — car nous sommes toujours, plus ou moins, des élèves aux mains de la destinée — est allé retrouver, cette semaine, son camarade d’autrefois l’élève François-Victor Hugo!
C’est une perte profonde pour les lettres françaises et cette mort soudaine d’un écrivain si justement po
pulaire a fait, parmi nous, l’impression la plus grande. On le savait malade, mais non perdu. Nous l’avions vu, il y a peu de semaines, et il riait lui-même des ordonnances des médecins qui lui imposaient le silence.
- J’ai trop parlé en Algérie, nous disait-il. Ces braves gens de-là bas m’ont offert tant de banquets et m’ont porté tant de toasts qu’à force de leur répondre, j’ai, vous le voyez, perdu la voix !
II y avait bien en lui quelque chose de plus nerveux que d’habitude, de fébrile, mais il gardait toujours sa belle humeur narquoise et son esprit étincelant. En dépit du diagnostic des médecins nous ne le croyions pas si cruellement atteint. Et ses jours étaient comptés!
Le dimanche Il janvier il voulut sortir de sa chambre de malade dont l’atmosphère assez élevée lui était prescrite. Un tour aux Champs-Elysées, en famille, lui ferait du bien, disait-il. Il mit pied à terre dans l’a­
venue, rencontra un ami, causa, prit froid et rentra pour ne plus ressortir.
Ce fut un écrivain vraiment français et, comme on l’a dit, un père de famille passionné. Autour de ce mort, quel spectacle plus déchirant que celui de cette épouse adorée et de ses huit enfants dont il était si justement fier. A Roosendal, il avait baptisé gaiement son chalet d’été la Marmaille. Son bonheur, c’était d’inviter à la campagne, jadis à Malabry et depuis quelques années près de Pontoise, les enfants de ses amis de la maison Hachette et de voir autour de lui toutes ces chères et charmantes nichées. Cet homme de combat fut avant tout et par dessus tout un homme de foyer.
Lorsqu’il était allé, à son retour d’Athènes, porter son premier livre, la Grèce comtemporaine, à la maison Hachette, M. Hachette avait accepté l’ouvrage comme d’un jeune normalien plus ou moins savant et qui méritait qu’on l’aidât.
Mais, un matin, M. Templier, ou un des parents de M. Hachette, dit au chef de la célèbre librairie :
— Avez-vous lu le livre de ce jeune homme que nous allons publier ?
— Non. mais il m’a été fortement recommandé.
— Eh ! bien,je le lis, moi, ce livre, sur les épreuves. Vous savez que c’est un chef-d’œuvre d’ironie et de langue ?
— Vraiment?
— Cet About, qui débute, écrit déjà comme un maître. Il y a certainement quelqu’un là!
— En ce cas, dit M. Hachette, priez-le de passer à mon bureau.
Edmond About, mandé aussitôt, vint en hâte, un peu inquiet. Que lui voulait M. Hachette? Allait-il se raviser et lui annoncer que sa pauvre Grèce contempo
raine était trop tapageuse pour une librairie classique ?
Le cœur du débutant battait bien fort au moment où il se trouva en face du libraire; il battit plus fort encore, mais d’une autre façon, lorsque M. Hachette lui dit :
— Monsieur, quand vous êtes venu, je ne savais pas que vous aviez déjà le talent qu’on doit recon
naître en vous. Je vous ai dit que nous publierions
votre livre; nous le publierons, mais (comme il faut de l’argent pour vivre et pour travailler), nous vous paierons votre Grèce contemporaine et les livres que vous
nous apporterez — comme nous pavons les maîtres, M. Jules Simon et autres. Et maintenant, monsieur, allez et faites-nous un nouvel ouvrage !
Le « nouvel ouvrage » fut Tolla et, saut quelques volumes donnés à Michel Lévy, jamais Edmond About n’a cessé d’éditer ses œuvres chez Hachette et il aimait à compter ce trait qui fait grand honneur au goût et à la générosité du savant éditeur.
Il était loin cependant, pour About, ce souvenir de jeunesse ! Que de luttes et d’aventures depuis que les petits journaux du quartier latin, que nous regar
dions rue Soufflot, publiaient sa charge, une charge juvénile, d’un jeune homme rieur et presque lluet :
C’est About qui revient d’Athène... N’allez pas pousser un hola ! Saluez l’auteur de Tolla,
Voyez le compagnon de Taine,
C’est About qui revient d’Athène!
About était fort aimé alors parmi les étudiants dont il amusait l’humeur frondeuse. Peu d’années après, le quartier était ligué contre lui, et ceux qui ont assisté aux tempêtes des trois représentations de Gaëtana à l’Odéon ne les oublieront pas. Quel tapage! Sur la scène, Tisserant et Ribes tenant de leur mieux tête à l’orage, cette admirable et pauvre Thuillier s’évanouissant et les étudiants criant aux artistes :
— Ce n’est pas vous que nous sifflons !
Thiron était étonnant de sang-froid, railleur, alerte, comme un moineau dans une bourrasque.
About se vengea spirituellement — l’esprit, c’était son arme et quelle arme ! du plus fin acier. Lorsqu en publiant sa pièce en brochure, il écrivit ces mots :
ACTE PREMIER, SCENE PREMIERE.
« Ici le public impartial commence à siffler. »
Je l ai relue, cette Gaëtana. Il y a bien du talent là et on peut dire que ce fut une pièce égorgée. La plaie resta longtemps saignante au cœur d’About. Il aimait trop la bataille, l’odeur grisante de la poudre pour ne pas aimer le théâtre. Il a dû rêver plus d’une comédie nouvelle.
Dans le cabinet du directeur du Gymnase on peut voir, en un cadre où sont groupés les portraits et les autographes des amis ou des illustrations de la maison, le portrait d’About entre ceux de Ludovic Halévy et de Victor Cherbuliez et sur la première page de la comédie l’Assassin cette dédicace de l’auteur :
« A M. Koning, le plus jeune et le plus audacieux des directeurs puisqu’il a couru l’aventure de cet acte insensé. Edmond About.
Septembre 1882.
Eh! bien, on peut dire que la représentation et le succès de cet « acte insensé » comme About appelait son amusante bouffonnerie, fut une des joies de la vie de l’écrivain si recherché, de l’ami si regretté. A la ré
pétition générale, About avait amené toute sa famille et son vieux camarade Sarcey. Et tous riaient de si bon cœur et le rire d’About dominait si joyeusement les éclats de ses enfants! Jamais auteur dramatiqne ne fut aussi profondément heureux.
On n’a pas ri à la représentation de Denise mais on a beaucoup pleuré. C’est l’événement littéraire de la semaine comme la mort d’About en est l’événement poignant et cruel. Alexandre Dumas n’était pas ému aux répétitions générales de sa pièce. On sentait en
lui l’homme conscient de son œuvre et de son chefd’œuvre.
— Voilà un décor gris, qu’on ne change pas, quelques personnages, pas de toilettes, pas de clou, pas d’acte à voir plutôt qu’un autre, bref une pièce! disait-il. Nous verrons ce que le public en pensera.
La répétition générale avait été tout à lait intime. Une trentaine d’amis ou de critiques, tout au plus. Critiques et amis avaient également pleuré.
Coquelin faisait remarquer que l’espèce de plaidoyer qui termine la pièce et emplit .presque tout le quatrième acte avec la belle scène entre M. et Mme Brissot, les parents de Denise, est le morceau le plus long qui existe au théâtre. On ne s’en est guère aperçu.
Il a sept pages sur le manuscrit du copiste, ce plaidoyer, et on a calculé, au théâtre, qu’en moyenne une page de manuscrit dure à la représentation une minute. Le monologue de Figaro a huit ou dix lignes
de moins que ce monologue de Denise, qui n’est pas un monologue puisque Worms est là et écoute.
Mlle Pierson, seule, a des toilettes, comme on dit. Elle a surtout bien du talent, un vrai succès et un admirable rôle.
Quant à Mlle Bartet, c’est l’émotion même. Voilà vraiment une belle soirée et qui répond victorieusement aux jérémiades des pessimistes naturalistes disant :
— « Le théâtre se meurt! Le théâtre est mort! »
Oui, messieurs, oui, c’est possible. Mais vous le voyez, il ressuscite de temps à autre !
Un autre événement, tout parisien, celui-là, c’est l’apparition des patineurs sur le lac du Bois de Boulogne et celle des traîneaux dans l’avenue des Champs-Elysées. On a fondé une Société intitulée
Paris-Japon. Lorsqu’arrivent les froids on en pourrait fonder une autre qui s’appellerait Paris-Russie. Vivent les pelisses et place aux renards bleus! Il y a de la neige sur les toits et nos lacs parisiens sont véritablement gelés.
C’est l’heure d’inscrire son nom sur la glace comme Gilliatt écrivait celui de Déruchette sur la neige et de valser sur le Lac avec le décor féerique des arbres changés en gigantesques coraux blancs.
Mais surtout — s’ils tiennent à patiner longtemps — que les patineurs n’annoncent pas une fête de nuit sur la glace!
Dès que le Club des Patineurs s’avise d’annoncer une fête de nuit, le dégel arrive : c’est inévitable, c’est mathématique. On a remarqué qu’il suffît souvent de mettre un chapeau neuf pour faire pleuvoir. Il suffît au Club des Patineurs de décréter une fête aux flambeaux pour que la débâcle arrive. Et c’est dommage,
car rien n’est plus pittoresque qu une pareille kermesse. On se croirait en Pologne, en Hongrie, en Russie. Les fourrures frissonnent, les patins glissent et les flam
beaux accrochent à toutes les stalactites de la gelée leurs étincelles rouges. Les petites Parisiennes mignardes et les sveltes étrangères, Américaines ou Mos
covites, glissent sur le miroir avec des ondulations exquises, comme des cygnes dans l’eau ou des hiron
delles dans l’air. C’est charmant. On en viendrait à bénir cette belle gelée que maudit si spirituellement Alfred de Musset dans un Caprice. Ce sont les féeries de l’hiver.
Et puis les bals de l’Opéra recommencent! Mais tout a été dit sur la grandeur et la décadence des bals de l’Opéra. Ils font encore de l argent — et beaucoup — mais on n’v fait plus d’esprit. On risque d’y attra
per une migraine et des injures qui ne valent pas celles des débardeurs de Gavarni. Le naturalisme a envahi le bal masqué comme tout le reste et le répertoire de Vadé se trouve dépassé par les plaisantins des carnavals actuels.
La grande plaisanterie consiste à se jeter, d’un bal con à l’autre, cette épithète, paraît-il, flétrissante :
— Ohé! Tonkinois!
J’ai également entendu, dans un des derniers bals auxquels il m’ait été donné d’assister, un aimable poli
chinelle dire à un monsieur en habit noir qui l’avait coudoyé :
— Eh ! va donc, Jules Ferry !
Cette plaisanterie doit être éminemment athénienne et d’une drôlerie tout à fait charmante, car elle a sou
levé d’immenses éclats de rire autour de son inventeur. J’ai vu le moment où on allait le porter en triomphe.
Peu s’en est fallu même qu’on ne proposât de le nommer député ou qu’on n’ouvrît, séance tenante, une souscription pour lui élever une statue.
Que Momus soit propice aux bals de l’Opéra ! Je n’ai pas grand entrain à lui voir, comme on dit, agiter ses grelots! Ce sont peut-être les obsèques d’Edmond About qui déteignent sur mon humeur de chroni
queur. Je vois encore, tandis que j’écris, l’habit vert et le chapeau d’académicien étendus dans la chapelle
ardente de la rue de Douai, sur le cercueil du maître écrivain. Rien, non rien, ne peut rendre la mélancolie de ce chapeau tout neuf et de cet habit de triomphe qui aura été essayé mais jamais mis. Tout ce qu’il y avait d’inachevé, d’interrompu et de brisé, dans une
destinée humaine, tenait dans les plis neufs de cet habit non revêtu. Pauvre Edmond About! C’est un bon écrivain et un bon Français que nous avons perdu, cette semaine. Son esprit était du bon crû des coteaux de Gaule.
On n’en fait plus, de ces vins-là!
Perdican.
COURRIER DE PARIS