LA GRANDE MARNIÈRE


(Suite)
Rien, rassure-toi... Il n’est pas question du présent, mais de l’avenir... Je m’en préoc
cupe pour lui.. .C’est un sujet remarquable, que cet enfant... et tu as bien travaillé, en me le donnant... Il peut prétendre à tout... Mais il faut préparer les choses de loin quand on veut réussir, et c’est là ce qui m’amène... Vous bavardez beaucoup tous les deux. Tu devrais lui
donner des conseils sérieux, au lieu de l’entretenir de fadaises... Il y a une grande place à prendre dans le pays pour qui saura tirer parti des idées nouvelles... Les républicains se démènent... C’est avec eux qu il faut se mettre. Entreprends donc Pascal sur ce sujetlà... Et tu-me diras ce qu’il en pense. Sois adroite... et tu n’auras pas à le regretter... C’est moi qui te le déclare...
Ayant ainsi dévoilé ses idées secrètes, il changea de conversation, cajola sa femme pour la disposer à bien faire ce qu’il lui demandait, puis sortit. Il attendit quelques jours, surveillant les physionomies de la mère et du fils, guettant leurs mouvements pour surprendre quelques signes d’intelligence. Il ne décou
vrit rien. Ils étaient l’un et l’autre comme tous les jours. Au bout d une semaine, pendant laquelle cet homme, habitué à dissimuler et à attendre fut dévoré d’impatience, il se décida à interroger. La réponse ne fut point telle qu’il l’espérait. Pascal n’avait aucune ambition politique et répugnait à se jeter dans les agitations. Carvajan écouta ce que sa femme lui disait, en proie à une rage violente qui lui coupait la respi
ration. Il lui sembla que, dans sa tête devenue dure comme de la pierre, son cerveau était comprimé. Il sentit ses idées tourbillonner avec une vertigineuse rapidité. Il resta un moment à regarder machinalement ses mains qui tremblaient. Puis, poussant une terrible exclamation, il éclata :
Est-ce que vous croyez que vous allez vous ficher de moi plus longtemps? Toi et ton fils vous m’obéirez, ou vous sortirez d’ici. Je suis le seul maître, personne ne m’a jamais résisté, et ce morveux me tiendrait tête ! Je le mettrai au pas... Entends-tu,
madame Carvajan ?... Je lui couperai la crête, à ton coq. Et nous verrons s’il chantera aussi haut... Ah! tonnerre ! Un bambin, du nez duquel il sortirait du lait si on le pressait. Et qui veut jouer avec papa! Malheur à lui!... Je le chasserai de la maison... et tout le pays saura qu’il m’a manqué !
Il parla ainsi pendant longtemps, répandant sa colère en paroles violentes. Il terrifia sa malheureuse femme qui, prise de fièvre, dut se mettre au lit. Le lendemain son état parut grave, et au bout de la semaine elle était à toute extrémité.
Son fils ne quittait pas sa chambre et la soignait avec un dévouement passionné, écoutant, plein d’hor
reur, les divagations du délire pendant lequel sa mère répétait toutes les menaces de Carvajan. Un soir, elle reprit connaissance, se leva sur son coude, et posant une main glacée sur le front de Pascal qui s’était agenouillé près de son lit :
— Nous allons nous séparer, mon cher petit, murmura-t-e)le. Ah ! c’est une grande douleur pour moi...
Je t’aime tant !... Nous avons eu des chagrins, dans ces derniers temps... Il faut ne jamais t’en souvenir... Ne fais jamais de peine à ceux qui sont autour de toi...
La plus grande satisfaction sur la terre, vois-tu, c’est d’être bon...
Elle eut une faiblesse, et Pascal, les yeux inondés de larmes, la vit pâlir, comme pour mourir. Elle revint cependant à elle, et fit appeler son mari. Elle lui parla quelques instants, sans que son fils, retiré auprès de a fenêtre, où fleurissaient toujours les plantes préfé
rées, pût entendre ce qu’elle disait. Carvajan, le vi
sage sombre, écoutait sans répondre. Enfin elle fit un signe impérieux auquel il répondit en faisant oui,
de la tête. Les traits de la mourante s’illuminèrent de joie. Elle se laissa aller en arrière avec soulagement, comme si elle avait été débarrassée d un poids écrasant. Elle appela Pascal, et lui dit:
— Embrasse ton père devant moi...
Le jeune homme, bouleversé parla douleur, se jeta
avec effusion dans les bras de son père et lui donna deux chauds baisers que celui-ci rendit d’une lèvre glacée. Sa sécheresse de cœur lui faisait la bouche plus froide que celle de la mourante. Puis Mme Car
vajan ordonna à son fils de se retirer et resta seule avec son notaire. Le soir, sa fin parut tout à fait pro
che. Elle rompit le silence qu’elle avait gardé jusquelà, et murmura à l’oreille de Pascal :
— J’ai laissé à ton père tout ce dont la loi me permettait de disposer... Je sais que tu es en état de faire ta lortune toi-même... Et puis c’était le seul moyen de t’assurer la paix... Carvajan est un homme terrible... Ne te heurte jamais à lui... L’abandon de ton héritage sera le prix de ta liberté... Pardonne-moi de t’avoir dépouillé... Sois bon dans la vie... Il laut être bon...
Ce fut en prononçant ces douces paroles qu’elle mourut. Pascal lui ferma les yeux, se pencha pour l’embrasser, et grave, il dit :
— Sois tranquille, mère, ma part d’héritage, ce sera ta bonté...
Et comme si, au seuil de l’éternité où elle entrait, la morte eût entendu la promesse suprême de son fils, son front pâli rayonna, et ses traits resplendirent d’une céleste beauté.
Le lendemain des obsèques, Carvajan appela son fils dans le cabinet témoin de leur premier désaccord, et, la voix tranquille :
— Mon garçon, le malheur qui vient de nous atteindre, dit-il, va modifier certainement notre exis
tence. Je désirerais, avant de prendre une résolution, connaître tes projets.
— Mes projets sont lort simples, mon père : si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je quitterai la Neuville...
— Tu es libre, répondit Carvajan, dont le front se plissa au souvenir cuisant de ses espérances déçues. — C’est bien... Alors je partirai demain.
— Quand tu voudras revenir... ma maison te sera ouverte.
— Je vous remercie, mon père.
Pas une parole de plus ne fut échangée entre eux. Le lendemain Pascal quitta le pays où il était né,
laissant dans la petite maison de la rue du Marché Carvajan seul avec sa haine.
III
En quittant Pascal sur le plateau qui domine la vallée de la Neuville, Mlle de Clairefont avait pressé l’allure de son cheval. Elle était désireuse de s’éloi
gner de cet homme qui au premier abord lui avait été sympathique et dans lequel, avec ennui, elle venait de découvrir un Carvajan. Elle eût voulu le chasser de sa pensée comme elle venait de l éloigner de sa per
sonne, ma s, malgré elle, le visage de son compagnon de route, avec son Iront large, ses yeux clairs et sa bouche sérieuse lui apparaissait obstinément. Elle se disait : II a pourtant l’apparence d’un homme loyal et sincère et voilà qu’il est le fils d’un scélérat. Elle fit cette concession étrange : Peut-être est-il très bon néanmoins et très honnête... Mais, s’élevant aussitôt contre cette indulgence inexplicable : En somme, ce n’est pas probable. Bon chien chasse de race. D’ail
leurs il a eu l’air penaud et confus quand il a su qui j’étais... et il a baissé la tête... D’où vient-il, celui-là, pour nous faire du mal?
Un Carvajan, pour Antoinette, ne pouvait avoir d’autre but dans la vie que défaire du mal à des Clai
refont. Hélas! du mal, en restait-il à leur faire? La besogne n’était-elle pas parachevée ? Et quel coup
nouveau pouvait-on porter à cette famille qui, dans sa décadence progressive, était arrivée à une pauvreté voisine de la gêne. Et, avec une profonde mélancolie, la jeune fille, qui n’avait que vingt-trois ans, se repor
tait dans le passé et marquait les étapes de la ruine lente mais assurée.
Elle revoyait le château luxueux, brillant, animé,
comme lorsqu’elle était toute petite. Puis à mesure qu’elle grandissait et pouvait se rendre compte des choses, le train de maison diminuait, les chevaux se faisaient moins nombreux dans les écuries, les domestiques plus rares, le mobilier usé restait dans les ap
partements sans être remplacé. Le nid enfin devenait
moins douillet, moins chaud, moins coquet, et elle s’en apercevait, mais, avec la première insouciance de la jeunesse, n’y attachait pas d importance, jusqu’au jour où la raison venant à éclairer son esprit plus mûr, elle avait compris que la misère, arrivée aux portes de Clairefont, frappait hardiment pour entrer, et que l’allié le plus sûr qu’elle eût était le marquis lui-même.
On ne pouvait plus rien cacher alors à ses yeux clairvoyants, et souvent, sur la table du large vesti
bule, elle surprenait les papiers timbrés, déposés le matin même, et qu’on ne prenait plus le soin de ca
cher. Elle lisait les glaciales et lugubres formules du grimoire judiciaire, commandement à « mon dit sieur de Clairefont » d’avoir à payer la somme de .., faute de quoi la saisie et la vente. Toujours on payait. Un suprême effort était tenté, on retournait toutes les bourses, on fouillait tous les fonds de tiroir, et,
comme une grappe épuisée que l’on presse pour en extraire la dernière goutte, les vieux restes de l’opu
lence passée, grattés jusque dans les c’orures des murailles, fournissaient la ressource exigée. C’était touchant et navrant à la fois.
L’existence matérielle seule n’avait pas à souffrir de cette diminution continuelle de la fortune patrimoniate. On vivait sur ce qui restait de la terre. La bassecour fournissait de la volaille, le potager des légumes, et la ferme de la farine, des moutons et des bœufs.
On se chauffait avec les arbres du parc, on nourrissait les chevaux avec le foin des pelouses, mais l’argent était toujours rare. Et Mlle de C airefont faisait ses robes elle-même.
Le marquis Honoré, occupé de quelque problème, semblait ne pas se douter de ce dénuement. A vrai dire, il n’en souffrait pas. A compter du jour où Antoi
nette s’était aperçue des embarras dans lesquels son père avait jeté la famille, tout ce qui avait pu être tenté pour épargner à l’inventeur les tourments d’une situation difficile avait été réalisé par la jeune fille. Elle avait établi autour de lui un blocus de tendresse,
et s’était ingéniée à conserver pour elle-même tous les soucis et toutes les tristesses. Elle se montrait mater
nelle pour ce vieil enfant toujours souriant à son rêve et continuellement enflammé par l’espoir de faire une découverte qui rendrait aux siens le centuple de ce qu’il leur avait pris.
Sur un seul point il avait été impossible de lui donner complètement le change. Depuis deux ans Antoinette était fiancée à M. de Croix-Mesnil, et de saison en saison elle remettait le mariage. Le jeune baron était un charmant officier, d’une belle tournure, d un esprit aimable, et dont le père, magistrat éminent, pouvait aspirer aux plus hautes fonctions de l’ordre judiciaire. Cette union, décidée à une époque où le marquis était encore en possession apparente de son domaine, avait paru près de se conclure. Mlle de Clairefont avait accueilli favorablement la demande adressée à son père. Le baron se montrait très em
pressé auprès de sa fiancée. Les notaires des deux familles avaient eu des conférences qui s’étaient terminées d une façon satisfaisante, et desquelles il résul
tait que le futur époux possédait, du chef de sa mère,
trente mille livres de rente en bien-fonds, et la future épouse, trois cent mille francs du même chef,
son frère lui ayant fait abandon de sa part. Tout était décidé, prêt, les bans allaient être publiés, quand brusquement Mlle de Clairefont avait changé, et arguant de la mort d’une parente éloignée, avait demandé qu’on ajournât la cérémonie.
La tante Isabelle, chargée d’annoncer au fiancé les résolutions nouvelles d’Antoinette, s’était acquittée de sa mission avec son habituelle rudesse de vieux grognard, mélangée cependant d’une pointe d’atten
drissement inusité. En manière de consolation, elle avait dit à Croix-Mesnil :
— Mon cher ami, voyez-vous, ma nièce s’est fourré dans la tête qu’elle ne vous épouserait pas ce trimestreci... Il faut en prendre votre parti comme un brave... Après tout, ce qui est «déchiré»... n’est pas perdu...
Et comme le baron, avec une tendre insistance, se plaignait du retard apporté à son bonheur :
—Ne regrettez rien, s’écria-t-elle avec une émotion qui la fit redoubler de barbarismes. C’est la perfec
tion que cette enfant-là!... Si vous saviez. Mais vous ne pouvez pas savoir. Enfin, croyez-moi, c’est un ange... Oui, un ange « immatriculé! »